" Ce qui se joue dans la tendance à la substitution du capital au travail militaire, ce n'est pas seulement une perturbation des conditions du calcul politique du souverain démocratique, mais aussi, et plus fondamentalement, une automatisation sociale accrue de l'appareil d'État. " (Grégoire Chamayou, "Théorie du drone", éd. La Fabrique, 2013).
L'une des mesures les plus spectaculaires (il faut bien admettre que rien n'était " révolutionnaire") validées par le Comité interministériel de la sécurité routière (CISR) réuni le 2 octobre 2015 est la numéro 5, à savoir : " Expérimenter l'utilisation de drones au service de la sécurité routière. Expérimenter l'utilisation des systèmes de lecture automatisée des plaques d'immatriculation pour lutter contre le défaut d'assurance des véhicules. ".
Dans la formulation, tout porte à croire au faible impact. Notamment de la première proposition. Le mot "expérimenter" (qu'il est évidemment nécessaire d'utiliser tant que le système n'est pas maîtrisé) laisse penser une part d'hésitation au moins technologique si ce n'est politique dans cette mesure. Par ailleurs, la très faible précision de la mesure (dans quels domaines les drones interviendront ? de quelle manière ? etc.) n'incite pas à sa crédibilité. Bref, l'imprécision de la mesure laisse supposer qu'elle n'est que communication pour faire croire à une action gouvernementale (la plupart des mesures annoncées le 2 octobre 2015, principales ou complémentaires, sont d'ailleurs de ce genre : sans calendrier précis, sans objectif mesurable qui permette d'en faire un bilan factuel dans le futur).
C'est pour cette raison que cette mesure ne me paraît pas concrètement très dangereuse. Néanmoins, son principe est particulièrement malsain dans une démocratie qui souhaite préserver l'un de ses points forts, à savoir la liberté de circulation.
Dans le cas où cette mesure serait généralisée dans les années à venir, la question serait alors de savoir de quelle quantité il s'agirait. Serait-ce d'une dizaine ou vingtaine de drones par département, un peu le même nombre que les contrôles policiers réalisés humainement au bord des routes ? Ou s'agirait-il d'une quantité bien plus importante, de l'ordre du millier voire de la dizaine de milliers par département ?
La réponse serait cruciale concernant les libertés publiques. Car ces drones seront chargés de surveiller la circulation automobile, le comportement des automobilistes, et je suis très favorable à tous les moyens technologiques destinés à verbaliser les infractions graves et très accidentogènes comme le sont, par exemple, le non-respect des distances de sécurité, le maintien sur la file de gauche ou du milieu au lieu de la file de droite (sur une autoroute à trois voies de même sens), ou encore le dépassement par la droite, l'absence de clignotant, etc. qu'un radar automatique classique aura toujours beaucoup de mal à apprécier. La vidéosurveillance par drone semble à cet égard très prometteuse.
La seconde mesure incluse dans la mesure numéro 5, qui ne nécessite plus d'expérimentation car le système de lecture automatisée des plaques d'immatriculation (LAPI) a déjà fait ses preuves (le dispositif est opérationnel), est encore plus draconienne puisqu'il s'agit d'enregistrer tous les numéros de plaque des véhicules circulant à un moment donné sur une route donnée, et pas seulement les véhicules de contrevenants comme pour les radars automatiques. Or, cette mesure, destinée non seulement à lutter contre le défaut d'assurance mais certainement, dans sa version deux, à aussi intercepter des véhicules verbalisés qui n'ont pas payé un seuil d'amende (notamment des véhicules immatriculés à l'étranger), est largement en contradiction avec la liberté de circulation des personnes.
C'était d'ailleurs ce qui était le plus contestables dans le dispositif de l'écotaxe et des milliers de portiques installés sur les routes de France qui enregistraient l'ensemble des numéros d'immatriculation des véhicules passant sous ces portiques, même ceux qui n'ont pas, a priori, à payer l'écotaxe (réservée aux seuls poids lourds).
On pourra toujours objecter que la surveillance généralisée n'est pas nouvelle et que la plupart des grands axes, périphérique parisien compris, sont sous surveillance caméra et que c'est souvent un beau jeu de piste pour les séries policières de retrouver un assassin grâce à un enregistrement vidéo sur les routes ou dans un quartier en ville (pas seulement des fictions, certains terroristes ont été interpellés grâce à cette surveillance). Il en est de même pour les piétons dans les stations de métro, gares, etc.
Mais à la différence de cette vidéosurveillance, celle proposée dans la mesure numéro 5 permet le fichage systématique des numéros d'immatriculation de tous les véhicules et leur contrôle automatique avec d'autres bases de données (assureurs, infractions, impayés, etc.). C'est beaucoup plus efficace et redoutable qu'une simple image emmagasinée.
La liberté consiste aussi à préserver l'intimité de la vie privée quand (bien sûr) aucun délit ou crime n'a été commis. Ceux qui, toujours optimistes, ne sont pas gênés par cette surveillance de type Big Brother car "ils n'ont rien à se reprocher" devront toujours avoir à l'esprit que les "reproches" peuvent parfois évoluer d'une période à l'autre (en bien, en terme de libertés publiques, si l'on songe par exemple à l'illégalité de l'homosexualité il y a une quarantaine d'années ; mais cela pouvait être aussi en mal, avec le statut des Juifs adopté par le gouvernement de Philippe Pétain le 3 octobre 1940, il y a soixante-quinze ans).
C'est pour la même raison que les compteurs électroniques de la consommation d'électricité sont d'une redoutable efficacité dans l'intrusion de la vie privée (le fournisseur est au courant des habitudes de consommation minutes après minutes de ses abonnés), au même titre, bien sûr, que toutes les opérations réalisées sur Internet, que les paiements par carte bancaire et bien d'autres gestes qui, à la fois, simplifient la vie quotidienne tout en mettant de plus en plus à mal le respect indispensable à l'intimité personnelle.
La loi sur le renseignement a fait déjà une grave entorse dans le caractère exceptionnel de la surveillance des personnes. Il faut absolument que les contrôles des infractions au code de la route ne se fassent pas au détriment des libertés élémentaires que les citoyens peuvent attendre d'une démocratie moderne.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (6 octobre 2015)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Drone.
La pollution selon sainte Volkswagen.
Le comité interministériel du 2 octobre 2015.
Documents à télécharger à propos du CISR du 2 octobre 2015.
Cazeneuve, le père Fouettard ?
Les vingt-six précédentes mesures du gouvernement prises le 26 janvier 2015.
Comment réduire encore le nombre de morts sur les routes ?
La sécurité routière.
La neige sur les routes franciliennes.
La vitesse, facteur de mortalité dans tous les cas.
Plaques d'immatriculation.
Frédéric Péchenard.
Circulation alternée.
L'écotaxe en question.
Ecomouv, le marché de l'écotaxe.
Du renseignement à la surveillance.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20151006-drone.html
http://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/drone-de-pays-172591
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2015/10/06/32727974.html