Le 9 avril 1865, dans l’antichambre du tribunal d’Appomattox, le général Ulysses S. Grant reçoit la reddition du plus redouté commandant confédéré, Robert E. Lee. Deux mois plus tard, les derniers soldats du Sud déposent à leur tour les armes. La Guerre de Sécession prend fin, l’Union des états américains est sauve, et la difficile reconstruction du pays peut commencer. Plus de 600 000 soldats, au bas mot, ont laissé la vie. Le treizième amendement à la Constitution – « Ni esclavage ni servitude involontaire n’existeront aux Etats-Unis » – met un terme définitif à la dispute, commencée longtemps avant les premiers coups de feu, entre abolitionnistes et esclavagistes.
Dans The Unfinished novel, l’un des personnages de la romancière Valerie Martin se fait cette réflexion: « Les Sudistes, à mes yeux, ont substitué des histoires aux idées. » Dans les années précédant la guerre, le plaidoyer sudiste en faveur de l’esclavage oscillait entre l’excuse embarrassée (« un mal nécessaire ») et le mensonge raciste éclatant (« Les esclaves noirs dans le Sud sont les gens les plus heureux, et, dans un sens, les plus libres du monde » – Ch.Fitzhugh.) Serait-ce dans ce moment crucial que les hommes du Sud se sont mis à donner des récits en lieu et place d’arguments ? La Cause esclavagiste, « la cause perdue », n’avait rien d’autre pour se soutenir que la tradition et l’anecdote. Pour paraphraser Michelet, on pourrait dire que le Sud était « plus fait pour l’épopée que pour l’histoire », qu’il a gardé « la gloire pour ses vieux héros » et « volontiers dédaigné le présent ». La guerre tourna d’abord à l’avantage du Sud, puis la vague confédérée se brisa à Gettysburg, et l’acier des canons nordistes prit le meilleur sur le « Roi coton ». Les confédérés ont laissé les plus belles chansons, mais, dès le départ, la raison s’était rangée du côté de l’Union.
On s’en convainc à la lecture d’un volume paru aux éditions de la Rue d’Ulm. Intitulé De l’esclavage aux Etats-Unis, il regroupe deux textes : un discours de Frederick Douglass, prononcé en 1852, et un article de Henry David Thoreau publié deux ans plus tard dans le journal abolitionniste de William Lloyd Garrison. Pour les deux auteurs, la Révolution américaine de 1776 reste inachevée tant que les esclaves ne sont pas libres. Tous deux se placent, face au conservatisme nostalgique des sudistes, dans une perspective progressiste. « Le passé ne nous importe que s’il est utile au présent et à l’avenir » (Douglass). Après avoir établi l’égale humanité de la race noire, le droit de chaque homme à la liberté, Douglass dénonce la responsabilité de l’Eglise : « Que reste-t-il à démontrer ? Ce qui est inhumain ne peut pas être divin ». Thoreau réserve ses piques à la « servilité » de la presse et à l’inconséquence des politiciens : « Leurs mesures ne sont que des demi-mesures et des expédients. Ils repoussent indéfiniment le jour du règlement et, pendant ce temps, la dette s’accumule. » On trouve dans les deux textes la même condamnation virulente d’une injustice sanglante, et le même sentiment d’urgence existentielle à agir.
On voit aussi la divergence inévitable de point de vue entre le blanc et le noir. Thoreau peut s’inscrire dans la lignée des révolutionnaires, tandis que Douglass rappelle à son auditoire blanc, à l’occasion de la fête de l’Indépendance : « Ce 4 juillet est le vôtre, pas le mien. » Alors que le philosophe transcendentaliste cherchait volontairement à mettre à distance la modernité (sa retraite dans les bois de Walden) et le gouvernement (son concept de désobéissance civile), l’esclave échappé de la plantation ne peut qu’être fatalement rejeté, malgré ses mérites et ses efforts, aux marges de la société américaine : « Voyez ce troupeau vendu et dispersé pour toujours, et n’oubliez jamais les sanglots de douleur (…) Je suis né au milieu de tels spectacles. »


Sébastien Banse