Germaine Krull déclarait en 1930 : « Photographier, c’est un métier. Un métier d’artisan. Un métier qu’on apprend, qu’on fait plus ou moins bien, comme tous les métiers. Le photographe est un témoin. Le témoin de son époque. Le vrai photographe, c’est le témoin de tous les jours, c’est le reporter. » Faut-il en déduire que Germaine Krull se contentait d’un reflet fidèle du réel – cette illusion dans laquelle on enferme trop souvent la photographie et qui pousse à une production pléthorique de clichés sans réelle valeur esthétique ? La rétrospective du Musée du Jeu de Paume démontre le contraire.

Pierre Mac Orlan, citons-le un peu longuement, écrit d’elle : « Cette artiste adroite et sûre d’elle-même, qui est un grand reporter et un poète de la vie quotidienne, associe étroitement sa personnalité à tous les éléments d’acier et de chair qui forment et servent par la suite à formuler le pittoresque et la fantastique social de l’époque contemporaine. / À la poésie mélancolique que les grands reporters comme Béraud, Dorgelès, Londres, Morand, Condroyer, G. Manue, Helsey et d’autres donnent au monde dont le rythme s’accélère, la photographie, celle de Krull par exemple, s’adapte comme un détail, une chanson définitive et profonde, une couleur, une parole, un cri dont le rayonnement est à peu près illimité. Son art frappe l’intelligence. C’est un choc sonore et les arrière-pensées, même les plus intimes surgissent à l’appel sournois des éléments secrets de la plaque. / Que Germaine Krull transpose un paysage de machines en une sorte de symphonie stupéfiante, qu’elle joue littéralement avec les lumières de Paris entre la place Pigalle et celle de la Bastille, elle ne crée pas des anecdotes faciles, mais elle met en évidence le détail secret que les gens n’aperçoivent pas toujours, mais que la lumière de son objectif découvre là où il se cachait . »

De ses reportages sur Paris, Germaine Krull écrira dans son autobiographie : « Les gens voulaient voir Paris comme ils ne l’avaient jamais vu, comme ils ne le connaissaient pas. » Si certains de ces clichés paraissent moins spectaculaires, plus démonstratif, elle ne perd pas son sens précis du regard. Avait-on vu la beauté d’un étalage de choux fleurs ? Elle le montre avec le même sens des diagonales relancées par des effets de lumière dans Les Halles, de nuit (1928). Même art pour représenter le pare-choc d’une voiture ou le trafic parisien où un amas d’ailes, de klaxon et de phares composent un chaos de formes.
Ses portraits ne laissent pas d’étonner. Lors de sa première rencontre avec Colette, elle note : « Je lui demandais de faire une photo de ses mains, car pour moi-même j’avais commencé une collection de mains, la chose la plus étonnante d’un être humain. » Cet élément graphique utilisé sous toutes les formes donne caractère, sentiments ou sensualité à l’œuvre. L’érotisme du Nu aux gantelets noirs réalisé vers 1931 tient autant à la pose d’une volupté torride qu’à ce contraste entre le cuir noir et la peau blanche du modèle. Voici Malraux au regard comme toujours un peu halluciné, et dont la bouche est entièrement masquée par la main qui tient une cigarette. La rencontre avec Cocteau fut sans doute la plus fructueuse. Les mains du poète sont célèbres. Krull les décrit ainsi : « … ses mains étaient comme des algues marines, elles vivaient une vie à part, elles bougeaient, elles se tordaient et elles étaient vivantes. Je n’ai jamais vu des mains pareilles. » La main, donc, envahit le visage du poète, d’abord comme indécises à la rencontre des lèvres ou finissant par recouvrir tout le visage. Germaine Krull réalisa des portraits de l’actrice Berthe Bovy jouant la pièce de Cocteau La voix humaine. Il lui écrira : « Je trouve à l’hôtel vos épreuves de Bovy et les miennes et je veux bien vite vous remercier. « D’abord les mains », comme dit Heurtebise. Je vous avoue que les mains (les miennes), je ne les reconnaissais pas. Je réagissais à l’inverse du pékinois d’une de mes amies. Le pékinois aime les mains de mon amie – il préfère sa main gauche – et déteste sa figure, ses jambes, etc… Lorsqu’elle approche sa main gauche de sa figure, il imagine que la figure approche de la main pour la mordre, et il aboie. / J’avais peine à identifier ces longues choses nerveuses. Ensuite, j’ai vu que ces bêtes, ces plantes mortes, sortaient d’une manche, d’un costume à moi et j’ai compris combien elles me ressemblaient plus qu’un visage. »
Franck Delorieux
Germaine Krull, sous la direction de Michel Frizot. Éditions Hazan, 264 pages, 35 euros. Catalogue officiel de l’exposition « Germaine Krull » au musée du Jeu de Paume du 2 juin au 27 septembre 2015.
