Comme la plupart des héroïnes de Toni Morrison, celle de Délivrances n’a pas de nom. Pas même de vrai prénom. Elle se fait appeler Bride ou « fiancée ». Non qu’elle soit née esclave, à la différence de Sethe – mère infanticide de Beloved (prix Nobel 1987) – et de la petite Florens d’Un don (2009). Elle est une femme d’aujourd’hui. Une Américaine apparemment bien dans sa peau, créatrice d’une ligne de cosmétiques à succès. Mais, chez la romancière afro-américaine, les apparences sont souvent des invitations à aller au-delà du sourire. A « creuser le noir ». Avec ce onzième roman, la grande dame de la littérature afro-américaine poursuit son exploration des violences raciales aux Etats-Unis.
Car Bride a beau savoir mettre sa peau « plus sirop de cacao que réglisse » en valeur grâce à une garde-robe faite de toutes les nuances de blanc existantes, sa couleur lui pèse. Et ce depuis l’enfance. Née trop noire au goût de sa mère mulâtre au teint blond, la jeune femme s’est toujours sentie mal-aimée. En abandonnant son prénom, Lula Ann, elle avait cru pouvoir faire table rase. Rouler dans sa Jaguar, s’habiller chaque jour comme pour un défilé, et parader dans son salon de beauté. Echec. Le passé, dans Délivrances, ne cesse de parasiter le présent superficiel de Bride. Et ce dès la première page, où s’exprime à la première personne la mère de la jeune femme, Sweetness ou « tendresse ».
Dans ce récit inaugural, la mère se livre à une sorte d’archéologie de la couleur de sa fille. Elle interroge sa noirceur. Sans remonter explicitement jusqu’aux violences originelles, elle les fait affleurer. On retrouve dans Délivrances l’entremêlement des temps et sentiments qui caractérise l’écriture de Toni Morrison. L’éclatement des voix aussi, qui, à l’époque de Beloved, apportait une modernité littéraire absente des romans afro-américains de l’époque. Bride prend en effet le relais de la narration, avant de laisser la place à d’autres voix. Celle de son amant Booker et de Sofia, entre autres, dont les histoires tragiques d’abord opaques s’éclaircissent peu à peu.
La polyphonie de Délivrances est moins subtile que celle de Beloved et du Chant de Salomon (1996), les deux plus beaux romans de Toni Morrison. Clairement rangés dans des chapitres qui portent les surnoms de chaque narrateur, les différents récits ne font jamais perdre pied au lecteur. L’écriture brute et très urbaine de ce dernier roman compense cette relative facilité. Délivrances est le plus contemporain des livres de Toni Morrison, et celle-ci a su mettre dans la ouche de Bride un langage mi-branché mi-métaphorique qui fait d’elle le digne successeur de Sethe et de toutes les autres voix féminines qui peuplent son œuvre. Les traumatismes à la chaîne qui émergent des monologues successifs sont eux aussi bien d’aujourd’hui. Déclinaisons modernes de faits-divers liés à l’esclavage de The Black Book, que Toni Morrison a fait publier en 1973 en tant que directrice de collection chez Random House, ces derniers disent et répètent avec force la nécessité de nourrir le présent des souffrances passées.
Anaïs Héluin
Délivrances, de Toni Morrison, traduit de l’anglais par Christine Laferrière, éditions Christian Bourgeois, 18 €, 197 pages.