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Un beau coup de gueule

Publié le 12 octobre 2015 par Micheltabanou
Gare à la mal pensance, par Jean-François Kahn ex-directeur de "Marianne". Lundi 5 octobre, en réponse à Finkielkraut, Onfray et autres, "Libération" titrait en une : "Oui, on est bien-pensants, et alors?". Et pourquoi pas Annie Cordy, se demande Jean-François Kahn. Pour le polémiste, cette tendance du journal aux amalgames et aux excommunications tue tout autant le débat démocratique que les pires propos réacs.
" D'abord ces précisions qui vous paraîtront sans doute extravagantes : j'adhère à certaines assertions contenues dans la philippique de Laurent Joffrin "Oui, on est bien-pensants", bien qu'il m'apparaisse, parfois, que Libération pense mal. Renouer avec une certaine verdeur polémique, remuscler le choc des idées par le choc des mots : pourquoi pas ? Pire - et cela vous surprendra plus encore -, j'admets la pertinence de réflexions que je ne partage pas et je reconnais la légitimité de jugements que je réprouve. C'est dire que je récuse le dualisme simpliste et manichéen, bloc contre bloc, qui conduit à ces deux perversions du débat démocratique : l'amalgame et la lepénisation systématique du désaccord. La charretée des salauds face à la galaxie des anges.
L'amalgame : les staliniens en abusèrent, qui évacuèrent trotskistes et fascistes dans le même sac, comme les terroristes robespierristes firent monter le rouge et le noir dans les mêmes charrettes. Onfray, Debray, Finkielkraut, Polony, un de vos chroniqueurs ajoute même Pascal Bruckner (et il en manque des flopées, de Marcel Gauchet à Elisabeth Badinter en passant par Jean-Claude Michéa et Christophe Guilluy), le tout malaxé en un improbable cocktail auquel on peut, du coup, ajouter impunément Eric Zemmour, Nadine Morano, Robert Ménard et Philippe de Villiers et même, au point où on en est, Nicolas Sarkozy, ce serait limite infâme si n'était le côté farce.
Onfray-De Villiers ? Debray-Morano ?
Et pourquoi pas Kenji-Marc Lévy-Nicolas Anelka et Annie Cordy ? Ou Poutou-Joffrin ? Ou Tony Blair-Pol Pot, tous deux gauchos comme chacun sait. Et Platon-Lénine, puisqu'ils tricotèrent tous les deux de la dialectique. Tous "réacs de service" (pourquoi "de service" d'ailleurs) ? Bien que le pluralisme inhérent à la vie des idées induise, en effet, qu'il y ait des gauchistes et des réactionnaires, qu'on y prenne garde : la globalisation de ce concept-là, purgé de toute relativité, peut réserver des surprises.
Par exemple : si, il y a vingt ans, un éditorialiste avait approuvé, comme certains le firent dans vos colonnes, la constitution d'une nouvelle sainte alliance capable d'imposer, à tous ceux qui prétendent s'en émanciper, un ordre néolibéral axé sur le laminage des acquis des moins favorisés (comme en Grèce), on l'aurait qualifié de "fieffé réactionnaire". Et, fût-ce un chroniqueur de Libération, il se serait retrouvé sur votre liste.
Faire preuve de la plus grande indulgence, ce qui est votre droit, envers un pouvoir dont le bilan, à en croire Laurent Joffrin, peut se résumer ainsi (c'est lui qui l'écrit, moi je n'aurais pas osé), "le chômage, l'exclusion, la stagnation du pouvoir d'achat, la souffrance au travail et l'angoisse pour l'avenir" et qui, ajoute-t-il, "a abandonné les bases d'une politique progressiste à la fois réaliste et socialiste, solidaire et efficace" qu'il s'agit, selon lui, "de retrouver", toute complaisance donc avec une telle orientation qui nourrit, reconnaissez-vous encore, le vote Front national, n'aurait-elle pas été qualifiée, en un autre temps, de profondément réactionnaire ? Comment aurait-on caractérisé, hier, une politique étrangère, que vous ne condamnez pas, d'alignement sur l'Arabie Saoudite, la Turquie d'Erdogan et le Qatar ? Au minimum de "réactionnaire".
Joffrin écrit - bravo ! - "la gauche a eu grand tort de sous-estimer l'insécurité, de croire que l'immigration ne poserait aucun problème ou que l'Europe libérale serait une protection contre les effets de la mondialisation". Et d'enfoncer le clou : "La politique européenne a plongé le continent dans la stagnation économique et le chômage de masse. L'Union européenne, en appliquant une austérité brutale, a aggravé la crise et heurté de plein fouet les classes populaires." C'est très excessif. Mais ceux qui disaient cela, exactement cela, n'ont-ils pas été "démasqués" et traités, de quoi ? De "populistes", de "souverainistes frileux" et de "réactionnaires". Pardi !
Autre excroissance stalinienne : la lepénisation, c'est-à-dire la diabolisation. Elle consiste à rejeter tout écart, par rapport à une ligne que l'on estime juste, dans le camp de Belzébuth, en l'occurrence le Front national, comme en d'autres temps les communistes fascisaient tous ceux qui s'écartaient de leur orthodoxie : y compris Léon Blum, qualifié de "social-fasciste", ou Tito, forcément nazi, parce qu'il se réclamait d'un "communisme national".
La substitution du concept de "dérive", obsessionnellement invoqué, à celui de "déviationnisme" n'est-il pas éloquent ? Complicité objective ? Mais rappelez-vous : s'opposer, comme vous (et vous aviez raison), à la catastrophique invasion de l'Irak, c'était se faire complice de Saddam Hussein. S'opposer, contrairement à vous (et vous aviez tort) à la calamiteuse intervention en Libye, c'était se faire complice de Kadhafi. Hier, les antistaliniens étaient des complices objectifs de Hitler et les antifascistes des complices objectifs de Staline. Pointer l'horreur des prédécesseurs de Daech, qui sévirent en Algérie pendant la guerre civile, faisait de vous des complices des éradicateurs militaristes algériens et vous tombâtes, à l'époque, dans le panneau. "Ce n'étaient pas les islamistes qui massacraient !" De bons gars !
Il faut arrêter avec ça. On est ce qu'on est. Ce qu'on dit. Ce qu'on écrit. On a tort ou on a raison. On peut juger une pensée fondamentalement erronée sans la criminaliser pour autant. C'est néantiser toute altérité que de fondre l'autre, qui ne pense pas comme vous, dans le bloc abstrait et réducteur de tous ceux qui pensent mal.
Si vous appelez à la mobilisation contre Daech, vous n'intégrez pas pour autant le camp de Poutine qui lance exactement le même appel. Si vous accusez Bachar al-Assad d'avoir été le bourreau de son peuple, vous n'intégrez pas pour autant le camp d'Al-Qaeda qui dit exactement la même chose.
La lepénisation intellectuelle ne commence pas plus à votre droite que la bolchevisation ne commence à votre gauche. D'autant que l'on peut paraître plus à droite que vous dans les mots en étant plus à gauche dans les faits. Cette traque obsessionnelle de la déviation est, au demeurant, hémiplégique. Les glissades néostaliniennes y échappent. Ainsi, deux chasseurs de dérives, ceux-là même qui ont voulu exclure le philosophe Marcel Gauchet de la conférence inaugurale des Rencontres de Blois, écrivent, dans une tribune publiée par le Monde, lisez bien : "Au mythe de l'espace public comme lieu unifié de délibération, il faut opposer l'idée selon laquelle il y a des problématiques incompatibles entre elles... ils (il s'agit des méchants) ne parlent que de nation, de peuple, de souveraineté, nous voulons, nous, parler de classes, de violences, de domination. Voilà les deux scènes possibles et irréductibles l'une à l'autre. Nous n'acceptons pas de présenter comme des opinions sujettes au débat ce que l'on sait être faux." C'est clair et carré. Aucune confrontation démocratique possible. Avec toute référence au "peuple", à la "nation", à la "souveraineté", commence l'acte intellectuel intrinsèquement délictueux et délinquant.
Dans une autre tribune du Monde, la dénonciation de certaines évolutions présumées droitières d'intellectuels est agrémentée de termes tels que "surenchère nauséabonde", "intellectuel moribond", "plumitifs", "déshonneur du philosophe". On a échappé à "rance".
Le qualificatif de "nauséeux" devient un gimmick.
De toute façon, un philosophe qui pense mal n'est plus un philosophe (n'est-ce pas ?). Je lis même, sous la plume de l'un de vos chroniqueurs, que Yann Moix, Michel Onfray et Laurent Binet sont "des sous-produits de synthèse à usage des masses et des médias en manque de cerveaux mannequins".
A quand le retour des "rats visqueux" et des "vipères lubriques" ? Le comble : une de vos chroniqueuses considère que la place de Onfray est à l'asile psychiatrique. Ces dérives-là ne méritaient-elles pas aussi vos foudres ? Pourquoi cette indulgence ? Qui ne voit qu'à opposer obsessionnellement une rhétorique d'exclusion à résonance néostalinienne à tout ce qui est soupçonné, parfois à raison, parfois à tort, d'aller dans un sens qui nous disconvient rend un service inouï à la propagande du FN ?
Posons-nous la question : cela fait des années que ceux qui se sont arrogé le monopole du combat antilepéniste, qui ont imposé leur stratégie, leur tactique, leurs méthodes, leurs expressions, leurs mots, procèdent de la même façon. De cette façon. Et, au rythme de leurs séances d'exorcisme, de leurs pratiques inquisitoriales, de leurs fulminations d'anathème, le Front national n'a cessé de progresser. Cela ne vous pose pas problème ? 10 % en 2007, 18 % en 2012, 27 % en 2015. Combien de temps encore va-t-on se contenter de réitérer mécaniquement, paresseusement, une façon de combattre qui ne fait que fertiliser le terreau sur lequel progresse ceux que vous avez raison - c'est à votre honneur - de combattre ?
Cas clinique de masochisme : au FN, on fait systématiquement cadeau de tout ce sur quoi il se contente de poser le doigt. N'a qu'à se servir. Faire ses courses. Il désigne et c'est à lui. On le lui offre. Hier, précisément, le peuple, la nation, la souveraineté, l'identité. Puis la sécurité, la laïcité, demain quoi ? La République, le progrès social ? Ce que la gauche brade, il le préempte et ce qu'il préempte, la gauche le brade. Le centre aussi.
Combien de temps va-t-on pousser l'auto-enfermement jusqu'à se recroqueviller sur ce qui ne marche pas ? A ceux qui, inconsciemment, confortent le FN pour mieux en instrumentaliser l'effet repoussoir (et là je ne vous vise nullement), on a envie d'adresser cette complainte : comme disait ma grand-mère, sortez, tendez l'oreille, écoutez, regardez autour de vous ! Cent fois, on a tenté de montrer, avec des mots simples pour être compris, que l'utilisation compulsive, presque maladive, à propos de tout et de n'importe quoi du terme "populiste", en quoi le public comprend souvent "populaire", un peu comme les exorcistes faisaient le signe de croix, a eu un effet absolument dévastateur. Rien n'y fait : on continue. Ce n'est pas l'Inquisition qui permet de refouler l'hérésie, c'est l'exemplarité et la refondation. L'arme de la raison, pas le fagot du bûcher.
A une dynamique régressive et perverse (car elle existe en effet), c'est une dynamique offensive, transformatrice et refondatrice qu'il faut opposer, pas le déploiement cynique d'une trahison délétère dissimulée derrière le cache-sexe des imprécations excommunicatrices. L'extrême droite ne cesse de prospérer. Pourquoi ? Le Front national est aujourd'hui largement en tête dans l'électorat le plus populaire. Pourquoi ?
Les gauches ont été reléguées en troisième position dans leur ancien pré carré du Nord-Pas-de-Calais. Pourquoi ? La social-démocratie régresse partout, quand elle ne s'effondre pas, alors que de nouvelles radicalités s'affirment y compris à gauche. Pourquoi ?
Ne sont-ce pas ces questions qu'il convient urgemment de poser ? Ce qui n'exclue nullement la polémique, mais exige, aussi, et peut-être avant tout, l'autocritique. On ne peut efficacement condamner des errements que si lucidement on accepte de reconnaître des erreurs."
Jean-François Kahn Editorialiste


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