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L’internaute : un travailleur qui s’ignore

Publié le 13 octobre 2015 par Pnordey @latelier

Le travail se redessine au contact du numérique et s’immisce dans un quotidien, aux frontières ténues. Un phénomène qui engendre, selon le sociologue Antonio Casilli, ce qu’il appelle le “digital labor”. Entretien.

Internaute, surfeur, flâneur de la Toile, on vous exploite, on spolie. Aller de lien en lien, arpenter les arcanes du web ne serait plus un innocent loisir, mais aussi du travail. L’internaute est un travailleur qui s’ignore. C’est la thèse défendue par le sociologue, Antonio Casilli dans son ouvrage “Digital Labor”. Chercheur à l’EHESS, auteur de plusieurs ouvrages, Antonio Casilli est un des grands spécialistes en France à interroger la transformation des relations humaines au contact du numérique.

Entretien réalisé dans le cadre de l’émission radio “L’Atelier numérique”, sur BFMBusiness.

Qu’appelez-vous Digital Labor ?

Antonio Casilli : Le Digital Labor est un changement de paradigme dans notre manière de comprendre le travail. Depuis plusieurs années, nous faisons face à une prise de conscience du fait que toute personne qui est en ligne, tout utilisateur de réseau social produit de la valeur, pour les grandes plateformes numériques. La plupart de ces plateformes sont des médias sociaux sur lesquels les contenus sont bel et bien produits par les utilisateurs. Ces contenus générés par les utilisateurs sont déjà sujets à une forme de monétisation par les entreprises. Si vous publiez la photo de votre chaton sur Facebook, Facebook est capable de le monétiser.

Et c’est du travail ?

Oui, c’en est, dans la mesure où il y a une production de valeur. Il s’agit de travail, ensuite, parce qu’encadré d’un point de vue contractuel. Le contrat est représenté par les conditions générales d’usage. Il s’agit bien là d’un contrat qui régule les contenus et données générés par l’utilisateur, soit nos traces numériques. Enfin, parce qu’il est soumis à une forme de mise en chiffre; ce travail est mesuré, par exemple, à travers le nombre de partages, d’abonnés. Il y a bel et bien une production de valeur.

Vous classez donc les micro-tâches effectuées sur les réseaux sociaux, mais qu’en est-il du crowdsourcing ? Peut-il être l’une des composantes de ce Digital Labor ?

Il y a une continuité entre les activités non rémunérées qu’on réalise chaque jour sur les réseaux sociaux et ce qui se passe sur les plateformes de crowdsourcing et surtout, les nouvelles plateformes de micro-travail. Prenez l’exemple du Mechanical Turk d’Amazon. Ce sont des services pour lesquels le “travailleur” est payé quelques centimes contre quelques clics, le classement de photos ou le rangement de chansons dans une playlist. Des activités, normalement réalisées par des intelligences artificielles, mais qui ont besoin d’un coup de main, de la part des utilisateurs. C’est ce qu’on appelle l’entraînement des algorithmes. Quelque part, on les entraîne comme on dresserait un animal.

Bruno Mettling a remis à Myriam El Khomri, la ministre du Travail, il y a un mois, un rapport  sur les effets sociaux du numérique, préconisant un droit, voire un devoir de déconnexion du salarié. La frontière entre vie privée et vie professionnelle étant de plus en plus ténue. Quelle est votre position sur le sujet ?

C’est un combat extrêmement difficile, la frontière étant brouillée. Rien qu’en sociologie, nous cherchons à inventer des nouveaux concepts pour définir la vie de chacun. Le problème est que le travail “numérique”, le Digital Labor s’immisce subrepticement dans le quotidien. Si vous pensez à votre réveil, il n’est pas rare de faire un tour sur Facebook, avant d’avoir pris votre premier café.

On travaille donc déjà.

Oui, vous êtes déjà au travail. J’irai plus loin: avec la mouvance du Quantified self, donc de la mise en chiffre de soi, votre sommeil, même, se transforme en activité productive. Productive dans la mesure où vous produisez des données, données qui sont monétisées. Notre vie travaillée ne ressemble plus à celle de nos parents ou grands-parents qui connaissaient, dans le meilleur des cas, un travail concentré sur huit heures de travail. Nous ne faisons plus huit heures de travail, mais 24 heures de travail. Et ces 24 heures brouillent complètement les frontières entre l’activité laborieuse et l’activité de loisir. Est-on en train de s’amuser, quand on clique ?

Notre discussion me fait penser à cette tendance issue des Etats-Unis, la digital detox. Certains hôtels vont jusqu’à proposer des cures de digital detox.

Le besoin de “detox” est plutôt inégalement distribué. Il touche, principalement, les professionnels de la communication, journalistes, qui peuvent éprouver le besoin de se détacher d’un trop-plein d’info. La plupart des utilisateurs n’est pas dans ce cas de figure. Ils subissent, au contraire, l’injonction à la connexion. Petit à petit disparaît un Internet de publications, dans lequel on publierait volontairement. On passe à un Internet d’émission, à savoir qu’on émet des données. Un phénomène qui va crescendo avec l’avènement de l’Internet des objets.

L’internaute serait-il un hotspot de l’info ?

Oui, bien sûr. L’information se métamorphose aussi. On peut aujourd’hui grâce aux données définir de manière très fine, l’activité d’un individu, et le revendre à des tiers. Nous sommes des hotspots sur pattes : nous vivons et produisons, en même temps, de l’information. Et cette information-là nous expose.


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