Par la structure en diptyque de son livre, qui met en miroir des fragments sur son enfance et le récit de quelques expériences sexuelles adultes, sous forme d’une lettre ouverte à un inconnu, Jean Ristat invite le lecteur à l’interpréter comme une mise à nu de son intimité et de ses causes. Œuvres posthumes, dit le titre. Œuvres posthumes publiées du vivant de l’auteur. Pourquoi ? Là-dessus l’écrivain est assez clair. « L’étrange idée de publier ses œuvres posthumes ! Outre l’avantage d’en préparer soi-même l’édition, il ne fait pas bouder le plaisir de pouvoir se regarder de l’autre côté du miroir. Il m’arrive parfois d’en rire aux éclats. »
C’est un voyage au pays des morts, à l’image du livre XI de l’Odyssée, où Ulysse, après avoir accompli le rituel de la nekuia qui invoque le divin Tirésias, va en enfer. Mais, à la différence d’Ulysse, Jean Ristat ne va pas en enfer. Il se contente d’observer autour de lui les disparus, toujours présents, et de chercher la mort en lui, à travers son enfance ou ce qu’il en reste en lui, et à travers les rencontres sexuelles pareilles à de funèbres rituels. Car dans cette remémoration, il découvre que la mort est passée par là. Et que le personnage que le narrateur fait revivre, l’enfant ou l’amant, a dû mourir avant de renaître dans ces pages.
Les livres de Jean Ristat, qu’il s’agisse d’essais littéraires, de poèmes, de théâtre ou de récits intimes, ont une singularité que leur format signale déjà. Mais surtout leurs genres sont versatiles. Les poèmes sont aussi des pièces de théâtre, les pièces de théâtre sont aussi des essais historiques ou mythologiques, les récits sont des poèmes. Théâtre-roman, bien sûr, en hommage au maître et ami Aragon. Organisation visuelle et théorisation de la sexualité, en hommage à Sade, très présent dans la seconde partie du récit, intitulée Conversation dans un salon d’amour et sous-titrée de façon provocante « pastorale ». Certes, la référence à la Philosophie dans le boudoir est explicite, mais « pastorale » vient jeter un trouble.
Quant à la première partie, intitulée Biographie portative de Jean Ristat, elle se présente, de façon trompeuse, comme une suite de notations parfois très allusives, parfois très développées, venues de réminiscences d’une enfance villageoise, entre une grand-mère aimante et des parents plus ou moins lointains. Une enfance dure et solitaire, marquée par une maladie, un souffle au cœur, et par une absence de repères familiaux conventionnels. L’enfant souvent abandonné observe avec vivacité le chaos dans lequel vivent les adultes. Peu socialisé, peu policé, le village d’Argent-sur-Sauldre, dans le Cher, est une sorte de no man’s land, en pleine guerre, et dans l’après-guerre. Forgerons, mécaniciens, fermiers constituent une société intemporelle qui n’est pas sans évoquer le petit monde du Chaminadour de Jouhandeau, avec l’étroitesse provinciale en moins. Car l’enfant n’évolue pas dans un monde étriqué où chacun s’épie, mais il se constitue dans un univers qui ne connaît aucune norme, aucune frontière.La narration fragmentaire, qui joue beaucoup des changements de registres, est pleinement justifiée. Ainsi qu’elle l’était dans un autre grand récit d’enfance, L’Asphyxie de Violette Leduc, qui comme celui-ci, décrivait l’une après l’autre des saynètes traumatiques, ou vécues comme telles, après coup. Jean Ristat fait preuve de plus d’humour, de plus de distance littéraire. Car si ses souvenirs ont gardé une grande force émotionnelle, une grande vibration de vie, il les place dans un cadre littéraire armorié de prises de conscience légèrement ironiques, comme des « tableaux vivants » qui soulignent un imperceptible artifice volontaire et déterminé. On n’est pas dans le récit d’enfance compassionnel, émotionnel, pathétique, malgré la violence de certaines scènes. Pas plus que dans le second volet, on ne sera dans le texte érotique ou pornographique ou même libertin. On est en pleine littérature, dans les deux cas, c’est-à-dire dans un livre qui se dit livre, ainsi que l’annonce le titre général, souriant dans la mort.
L’exergue de Leibniz fait de tout portrait une anamorphose et par analogie de tout livre aussi. Il faut comme pour le crâne des Ambassadeurs de Holbein un instrument particulier pour le reconnaître dans la masse informe, qui se trouve aux pieds des personnages, et qu’il est impossible, à l’œil nu, d’identifier. Chaque tableau est une énigme, comme un roman ou une nouvelle de Henry James. Et le lecteur devient, armé de cet instrument qu’est l’intelligence interprétative ou traductrice, un enquêteur. Jean Ristat compte sur ce pacte avec le lecteur qu’il entraîne dans sa propre quête, en lui donnant quelques indices, parfois explicites parfois plus mystérieux. Mais le pacte le plus important, il le signe avec lui-même. Celui non pas de tout livrer de son enfance et de sa sexualité, mais de pouvoir l’écrire, et pour cela il doit se sentir, se savoir, se décider mort. « Ceci est une évidence qui est posée comme la limite au-delà de laquelle je ne puis donner d’explication et dont la perception que j’en ai ne peut être analysée par moi sous peine de ruiner l’édifice avant même qu’il soit sorti de terre. »
Le récit d’enfance se fait donc au gré des souvenirs spontanés, des visions qui suscitent tantôt de simples aphorismes, tantôt de véritables scènes dramatiques, tantôt des informations, tantôt des fragments de chants lyriques, tantôt des réflexions sur la remémoration même. Oui, on pense, et l’auteur le cite, à Notre-Dame-des-Fleurs, car de Genet, Jean Ristat a eu l’enfance villageoise et religieuse, dans un climat de pauvreté et de liberté conquise, de sourde agressivité et de sentiment de solitude, de rejet. L’environnement est en gros le même. La violence et le désir, aussi, les mêmes. Le ton parfois les rapproche. « Déesses voilées de noir, vos jupons sont troués d’étoiles », dit-il aux femmes seules, mères ou épouses, que les hommes ont abandonnées pour mourir au front. Genet, mais aussi Rimbaud à Charleville et Lautréamont et ses cauchemars, à propos desquels Jean Ristat écrit : « Retourner la pensée comme on retourne un gant : la poésie. »
La fragmentation numérotée, qui voudrait donner au récit l’apparence d’un dossier d’annotation, est, en réalité, une manière subtile de casser les scènes, de rompre avec le réalisme, et de donner, paradoxalement plus de force aux images mises en place. On abandonne toute fiction, pour constituer un album d’images animées, vivantes. Pièces à conviction. Dossier. Et bien sûr, surgit alors une autre référence littéraire : celle de Pétrole de Pasolini, livre lui réellement posthume, puisqu’il fut publié en 1992, dix-sept ans après l’assassinat du poète. « Appunti » (Notes) : ainsi Pasolini désignait-il les scènes qui lui venaient à l’esprit, séquences ou analyses, où l’enfance, également, se mêlait au désir, et où toute une vie était brassée, à la façon d’un montage cinématographique. Le père de Jean Ristat complétait parfois ses semaines de mécanicien dans la cabine du projectionniste, après son travail. Et les films défilent dans la mémoire de l’écrivain.Pasolini aussi se promenait auprès des fantômes. D’innombrables morts accompagnaient sa création. L’un de ses plus beaux films, le court métrage La Terre vue de la Lune met en scène une morte, suicidée, si heureuse dans la mort, retrouvant les siens, dans un univers soudain coloré et riant, absurde et charmant, prospère et délicieux, où aucune frontière ne sépare les vivants des défunts. Les fantômes de Jean Ristat sont plus inquiétants, mais ce sont eux qui lui permettent de raconter sa propre histoire : « Ainsi me promené-je fantôme au pays des fantômes dans un récit décousu dont je ne retrouverai jamais la mélodie. Et je ne songe même plus à rapiécer ma robe en lambeaux. Pourquoi prendrais-je désormais quelque précaution en pénétrant dans le taillis de ronce ? N’ai-je pas un plaisir savant à m’entourer d’une cour d’orties blanches alors que, sévèrement allongé dans ma couche froide, j’entends distraitement le chant des crapauds ? » Ce chant même qu’évoquait Leopardi dans ses fameuses Ricordanze. Les ressouvenirs.
Curieusement la seconde partie, érotique et crue, est peut-être encore plus attachée à une réflexion sur le temps, sur la mémoire, sur l’évanescence des sensations, sur ce « dépotoir, un terrain vague où s’accumulent des détritus ». « Ainsi, écrivant, je suis à la trace des fantômes auxquels je prétends donner un corps. Le mien sans doute, qui tremble et souffre encore à leur évocation. Je les vois qui m’entourent. Il m’arrive parfois de les entendre parler entre eux et, lorsque je tends les bras, ils s’éloignent. »
La nuit sur laquelle se clôt le livre est cette obscurité même où semble disparaître ce « je qui n’est qu’une convention » . « Quel est donc cet autre qui me nargue ainsi en se faisant passer pour moi ? » s’interroge le narrateur qui, comme le double héros Carlo de Thetis et Carlo de Polis, se scinde en deux. Et comme le personnage pasolinien, c’est dans la nuit qu’il trouve sa vérité. « Une nuit sans étoiles, à couper avec un couteau de boucher pour s’y frayer un chemin, une nuit comme un drap froid où l’on se jette pour ne plus rêver. »
René de Ceccatty
Œuvres posthumes, tome II, de Jean Ristat, Gallimard, 240p., 24€.