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La psychologie du patent troll

Publié le 20 octobre 2015 par _nicolas @BranchezVous
La psychologie du patent troll Exclusif

Vous espérez que les trolls qui poursuivent, à tort et à travers, tout ce qui bouge dans le petit monde de la technologie vont finir par disparaître un jour? La science affirme que vous attendez pour rien. Désolé.

Ils pullulent. Ils empestent. Tout le monde les déteste, sauf peut-être leurs mères et leurs avocats, et je ne suis pas trop confiant dans les cas de leurs mères. Mais les trolls de brevets, ces furoncles purulents qui ne font jamais rien d’autre que d’intenter des poursuites dans le but d’extraire de l’argent à ceux qui, eux, produisent des choses intéressantes et utiles, sont là pour rester. Car ils sont, malheureusement, la conséquence logique du fonctionnement du cerveau humain.

Le cerveau est une bien drôle de bibitte

C’est du moins le constat que j’ai dû me résoudre à faire après avoir lu Thinking, Fast and Slow, un livre fascinant du psychologue israélo-américain Daniel Kahneman, récipiendaire du prix Nobel d’économie en 2002.

La psychologie du patent troll

À la fois un condensé de la carrière de son auteur et un résumé de l’état des connaissances en matière de comportement humain, Thinking, Fast and Slow est beaucoup trop riche pour que l’on puisse en faire un compte-rendu complet en quelques paragraphes. Qu’il suffise de dire que Kahneman y parle de la manière dont le cerveau formule des intuitions, comment votre «moi» conscient se fait souvent berner par ces intuitions quand elles sont erronées, comment nous sommes naturellement pitoyables quand vient le temps de raisonner statistiquement, et comment la publicité fonctionne même quand on est tout à fait conscient qu’elle tente de nous laver le cerveau. (Semble-t-il que plus on est exposé à un mot ou à une image, plus on vient à lui attacher une valeur positive, même quand il s’agit de pur charabia dépourvu de sens.)

Déstabilisant pour le lecteur qui se pense à l’abri de l’irrationnel? Oh que oui. Aride? Pas du tout. L’ouvrage est divisé en courts chapitres d’une dizaine de pages en moyenne, merveilleusement bien écrit, et parsemé de mini-expériences psychologiques qui vous laisseront pantois lorsque vous vous y frotterez. Une lecture, bref, que je ne saurais trop vous recommander.

La théorie des perspectives

Mais la raison pour laquelle je vous en parle aujourd’hui, c’est la section sur la théorie des perspectives, celle qui a nobélisé Kahneman il y a treize ans. En gros, cette théorie affirme que la peur de la perte est plus forte chez l’être humain que l’appât du gain, contrairement au modèle que les économistes suivaient depuis un bon siècle.

Dilbert et la théorie des perspectives (Image : Universal Features Syndicate).

Dilbert et la théorie des perspectives (Image : Universal Features Syndicate).

Par exemple : si je vous propose de tirer à pile ou face et de vous donner 1 000$ si vous obtenez pile mais de vous prendre 1 000$ si vous obtenez face, il est plus que probable que vous refuserez, parce que la perspective de perdre un montant vous inspire des sentiments négatifs plus forts que l’excitation que vous procure la perspective de gagner le même montant. Selon Kahneman, il faudrait que votre gain potentiel soit environ le double de votre perte, par exemple 2 000$ contre 1 000$, pour que bon nombre d’entre vous soyez d’accord pour prendre le risque.

La psychologie du troll, première partie : la théorie

Comment cette théorie s’applique-t-elle aux trolls de brevets? De manière étonnamment directe. Kahneman utilise d’ailleurs l’exemple d’une poursuite frivole pour expliquer ce qui se passe. En voici une version mise au goût du jour :

Supposez qu’un troll prétende détenir un brevet exclusif sur quelque chose d’absolument indispensable à la vie numérique de tous les jours, par exemple la numérisation d’un document et son envoi par courriel. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, il s’agit d’un cas vécu.

Imaginez maintenant que ce troll estime qu’il n’a qu’une chance sur 100 de gagner un procès en violation de brevet, mais que s’il gagne, il pourrait en tirer 100 000$. L’espérance de gain du troll, c’est à dire la valeur moyenne qu’il obtiendrait par procès s’il poursuivait un grand nombre de victimes dans les mêmes circonstances, est alors de 1 000$, soit 1% de 100 000$.

Mais ce n’est pas de cette manière que le troll et sa victime percevront les choses, selon la théorie des perspectives. 

L’être humain évalue mal les probabilités, et la psychologie a démontré que de ne pas gagner une somme fait beaucoup moins mal que de perdre une somme qu’on possède déjà.

Du point de vue du troll, le procès fonctionne comme une loterie dans laquelle il a 1% de chances de gagner 100 000$ et 99% de chances de ne rien gagner du tout. Si la victime offre au troll seulement 1 000$ pour régler hors cour, soit l’espérance de gain mathématique que nous venons de calculer, le troll va presque certainement refuser parce que la perspective de gagner 100 000$ a beaucoup plus de poids dans son esprit que celle de renoncer à 1 000$ garantis. Parce que l’être humain évalue mal les probabilités, ce qui explique d’ailleurs la popularité des loteries, et aussi parce que la psychologie a démontré que de ne pas gagner une somme fait beaucoup moins mal que de perdre une somme qu’on possède déjà. (C’est dans le livre, ça aussi.)

Voyons maintenant les choses du point de vue de la victime. Celle-ci a 99% de chances de ne rien perdre et de ne rien gagner, mais 1% de chances de subir une perte de 100 000$. Encore là, la théorie des perspectives dit que le faible risque d’encaisser une grosse perte pèsera très lourdement sur l’esprit de la victime. Régler hors cour, même à 2 000$ ou à 5 000$, lui semblera donc une bonne affaire : la victime achète en quelque sorte une assurance contre les pertes catastrophiques. Toute l’industrie de l’assurance fonctionne sur ce principe : vendre de la tranquillité d’esprit en échange de primes plus élevées que les pertes moyennes des assurés.

La psychologie du troll, deuxième partie : les conséquences

Et voilà le nœud du problème. Puisque le troll cherchera à provoquer la tenue du procès pour avoir la chance de toucher le gros lot et que la victime voudra absolument l’éviter pour ne pas risquer une rincée, le règlement hors cour moyen aura tendance à impliquer un montant beaucoup plus élevé que l’espérance de gain mathématique. Disons, 5 000$ au lieu de 1 000$. Un montant qui constitue encore une assurance raisonnable aux yeux de la victime et qui arrive à convaincre le troll de renoncer à son gros lot. 

Jugement

Ce qui signifie que le troll a tout intérêt à multiplier les poursuites à l’infini parce qu’elles seront, en moyenne, beaucoup plus payantes que ce que la logique des probabilités dicterait. Il n’y a donc aucune raison de croire que les trolls modifieront leurs comportements un jour à moins d’y être forcés par la loi. 

Or, qui rédige les lois? En majorité, des avocats. Et qui encaisse de rondelettes sommes pour chaque procès intenté par des trolls, que ces procès se rendent en cour ou qu’ils soient réglés avant? Eh! oui, des avocats.

Nous sommes cuits.

Essayez de bien dormir ce soir quand même.


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