Magazine Régions du monde

Dans le flux de la vie

Publié le 22 octobre 2015 par Aicasc @aica_sc

« C’est la cohue, nous sommes nombreux, à l‘étroit, serrés.
Nous avons du mal à respirer, nous luttons avec acharnement pour un peu d’espace,
en foule, comprimés, piétinés,
nous nous dégonflons, nous aplatissons, nous comprimons, nous réduisons, nous interpénétrons et ainsi nous extrayons de nous la lumière. »

Giuseppe Penone, Respirer l’ombre, Edition les Beaux Arts de Paris, 2008, Extraits, page 203.

Etrange qu’un artiste de l’Arte Povera, auteur de nombreux textes sur les matières et les éléments organiques, puisse traduire avec justesse ces images d’un tout autre monde. Hasard des lectures…
Le photo graphe Dino présente une série d’images de jour, de jours en Asie du Sud-Est. Il y manque les nuits. Pourtant une photo la résume pourtant : on sent le flux de ceux qui passent à grande vitesse et les attroupements autour des marchands de ballons retenant les touristes aussi bien que les gens du pays.

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Dans la nuit règnent les installations précaires ; les gens mangent la nuit, discutent, se promènent devant les éventaires provisoires, les tables envahissent les trottoirs, les chaises en mauvais état sont parfois en déséquilibre, tout sent le graillon. A Vientiane, à proximité des marchés, les petits vendeurs de rues font tourner des canards jaunes et dégoulinants de graisse et aussi des morceaux de ribs, des côtes de porc, qui suintent et sentent la cardamome. Une lumière blafarde éclaire vaguement le visage de celui qui tient un stand. Un peu plus loin, une femme épluche des fruits qu’elle vend dans de petits sachets transparents ; elle choisit des morceaux de pomme rosa, de fruits du dragon, de la papaye ou des tranches de pastèque, selon la saison. Elle pique un bâtonnet dans un des fruits découpés et tend le sachet à l’acheteur qui s’empresse de manger debout, tout en marchant. Sur le même trottoir, on répare un pneu usé jusqu’à la corde ou on s’attarde un peu auprès d’une pauvre marchande qui fait frire des beignets dans des cupules arrondies qui ressemblent aux jeux d’awélé. Un marchand ambulant essaie de se frayer un passage avec son échafaudage branlant où pendent des seiches fumées ; un délice, paraît-il. Le bruit sourd d’une cuisinière qui prépare la salade de papaye est repéré de tous. Elle baratte au fond d’un mortier en terre un mélange de papaye verte découpée en lamelles, de piments, de jus de crevettes et bien d’autres ingrédients comme la poudre de glutamate. Les coups sourds du pilon fait monter la salive des passants.
La cuisine est portative, les braises scintillent sous la carriole ambulante, la vaisselle est à disposition pour la soupe, le fameux pho, apprécié à toute heure par les Vietnamiens surtout. Il suffit de changer de rue pour trouver d’autres clients.

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La foule de nuit c’est l’Asie, bruyante, compacte, en chemise fraîche et tongs, les cheveux parfois dressés parce que c’est la mode, ici comme ailleurs. L’ailleurs est là, nous sommes tous mondialisés mais dans la Péninsule indochinoise, on reste différent. C’est notre atout. Les Chinois viennent, s’installent, font leur cuisine à la vapeur, mais les Lao continueront toujours de préférer les nouilles de riz, froides, que l’on enroule d’une feuille de salade avec un bout de poisson ou de viande bien sèche. La nuit on mange, on circule, on grignote, on flirte et on apprécie surtout la fraîcheur.
Le long du Mékong, à Phnom Penh, à Vientiane, les gens chics vont dans des bistrots à étages et ont vue sur la côté d’en face. Ils ont eu du mal à garer leur voiture, comme saisis dans le tourbillon des deux-roues qui partout et toujours arrivent à se faufiler de tous côtés. Ceux du trottoir évitent de se bousculer ou de se faire écraser par une moto qui fonce à vive allure. Une musique assez lancinante se dispute les airs avec un haut parleur qui diffuse des injonctions publicitaires. A l’angle des ruelles sombres, de jeunes marchandes de pagodons pour l’autel du Bouddha ajustent les derniers œillets d’Inde sur de petites pyramides en feuilles de bananier. La nuit, l’on circule parfois sous les ponts, à Bangkok, dans des quartiers bien précis, car les routes sont dangereuses ; ou encore, le long des voies ferrées, à Hanoï, à tel point que le train a l’air de frôler les vitres aux étages où sèche du linge sur un fil qui danse sous la lune.
L’Asie du Sud-est fête les nuits et déambule, avec nonchalance et insouciance. Un marché de nuit est organisé tel un puzzle toujours recomposé.

Le jour tout est différent. Plus aucune trace des étalages, des tables, des frigos de fortune ; les rues sont lavées à grande eau, les éventaires sont pliés et rangés, on ne sait où, et les passants eux-mêmes ont l’air différents de ceux qu’on a croisé la veille. Le jour c’est le travail qui importe. Il incarne aussi le plaisir à vivre. On s’active parce que c’est la santé même qui ainsi circule en vous et les petits jobs accumulés font les fortunes des familles. Tout le monde s’y met, de la grand-mère à l’adolescent. Tous ont une tâche définie, ils respectent la règle intime, gardée au secret : quand vient le jour, si l’on veut être dans l’harmonie du monde, on s’active pour mériter son pain.

Un immense marché en gros de fleurs est situé dans les envions de Hanoi. Une myriade de femmes en motos, de jeunes en carriole, à peine le soleil levé, s’agglutine autour des immenses stands des grossistes qui viennent de passer le lever du jour à récolter des fleurs. Les revendeurs partent en moto, à vélo, pour arriver vite sur les marchés de la grande ville. Certains ont des contrats avec les hôtels et les banques, les palaces et les beaux salons de massages. Ils ont des commandes bien définies, les lotus, les tubéreuses, les roses. A chacun son bouquet.

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Il faut faire vite, se déplacer en urgence, le temps presse et l’on file sans casque parce qu’on ne va pas loin, on a des vases à livrer pour un appartement qu’on vient de louer. Les foules sont tellement nombreuses et les ruelles si étroites parfois, que les voitures n’arriveraient jamais à l’heure. On sort la voiture le dimanche ou pour aller dans un port au loin, dans le delta.

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L’ingéniosité des transporteurs n’est plus à démonter, tout peut être charrié d’un point à un autre : un cochon vivant, une montage de paniers, des cages à poules pleines à craquer, des chiens errants, chats, oies, qui finiront dans des casseroles.
Le transport est un mode de vie qui se partage entre les vivants.

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En fait les humains se déplacent un peu de cette manière. Au Laos et en Thaïlande on apprécie beaucoup les tuk tuk, ces motos avec compartiments pour passagers. Le grincement des freins se reconnaît entre tous les bruits de la ville. C’est le moyen de transport le plus commun pour un individu qui, du coup, partage le collectif avec ceux qui sont déjà installés sur les banquettes. Le tuk tuk est communautaire et individuel à la fois. On le prend pour une course rapide ou quand il pleut mais la moto reste le transport le plus prisé, sauf à Bangkok, car les distances sont trop grandes et les routes trop dangereuses.

Qu’est ce qui anime ces foules et ces déplacements ? Un souffle de vie, d’énergie qui emporte et sublime les rêves des gens pressés. Se déplacer c’est participer au mouvement de l’univers. Une force organique imprègne le vivant, quel qu’il soit : plante, animal, humain. La réunion, la concentration du vivant sont animées du souffle primordial reliant tous les êtres en un gigantesque réseau d’entrecroisement et d’engendrement ; c’est la VOIE. Toute l’Asie, même les non confucéens, les non taoïstes sont conscients de vivre dans ces turbulences fécondes. La vie est avant tout un flux auquel on participe, il est bon de le suivre, de s’y adonner. C’est ce que montrent ces photographies qui en dépit de leur aspect quotidien et quelque peu banal, du moins pour ceux qui vivent en Asie, révèlent bien plus que des anecdotes fantaisistes et amusantes. La raison intime de ces rythmes et souffles est que probablement dans ces régions de l’orient, on ne sépare pas matière et esprit.
La vie matérielle aussi a un sens qui dépasse le seul fait d’exister, car comme le dit le Livre des Mutations : « La vie engendre la vie, il n’y aura pas de fin ». Elle sera toujours promesse d’autre chose aussi fort qu’elle. Ainsi courir, se déplacer, charger, décharger, remplir, vider, manger, participent de ce souffle qui est le rythme même du monde.
Michèle-Baj Strobel
Aica Caraïbe du Sud.


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