Gaël Brustier 23.10.2015
Ronald Reagan et Margaret Thatcher, le 3 février 1994 à Washington. REUTERS/Mike Teller.
Retour sur la façon dont le néolibéralisme, attaqué de toutes parts aujourd’hui, a recueilli un large assentiment dans les années quatre-vingt. Un extrait de «À demain Gramsci», de Gaël Brustier.
Il est impossible de comprendre la défaite idéologique de la gauche sans étudier la victoire culturelle de la droite. Si le néolibéralisme est attaqué de toutes parts aujourd’hui, il ne faut pas oublier qu’il a aussi recueilli un large assentiment à une époque. Le slogan bien connu, «There is no alternative» («Il n’y a pas d’alternative»), devenu hymne des partisans de Margaret Thatcher, n’était pas si facile à imposer; et il fallut nombre de hérauts pour l’adapter et le rendre audible aux populations de toute l’Europe. Un bloc historique, certes imparfait, néanmoins compact, permit à cette idéologie de s’imposer à la fois comme système économique mais aussi, et peut-être surtout, comme système intellectuel et moral.À partir de 1979 au Royaume-Uni, et de 1981 aux États-Unis, arrivent au pouvoir deux personnalités acquises aux idées néolibérales. Margaret Thatcher et Ronald Reagan, issus des franges droitières et initialement marginales de leurs partis respectifs, s’imposent comme leurs chefs et défient le modèle hérité de 1945. La force de Margaret Thatcher a été de croire aux idées. En cela, elle fut sans doute plus gramscienne que bien des leaders de la gauche. Ses maximes les plus célèbres –«La société n’existe pas», «L’argent public n’existe pas»– faisaient écho à une vision du monde cohérente et parfaitement pensée.Son éminence grise, Sir Keith Joseph, structurait son action comme une véritable révolution de tous les aspects de la vie sociale, notamment la culture et l’idéologie. Irréductibles ennemis du marxisme, les amis de la Premier ministre britannique comprirent qu’il fallait, pour le défaire, à la fois une pensée sophistiquée, c’est-à-dire soutenue par des intellectuels de premier ordre, qu’on retrouve notamment dans la Société du Mont-Pèlerin[1], mais surtout capable d’imprégner ce que Gramsci appelait le «sens commun», autrement dit, l’univers des idées et des images acceptées par la masse. Dans son livre Le Marxisme de Marx, Raymond Aron explique que la force de l’œuvre de l’auteur de Das Kapital est de pouvoir être expliquée en «cinq minutes, en cinq heures, en cinq ans ou en un demi-siècle». C’est exactement ce que les néolibéraux tentèrent de faire de leur modèle de société.Effondrement d'un modèle de société
Le charisme et l’habileté de ses deux politiciens ne suffisent pas à expliquer l’avènement du néolibéralisme; car à tout avènement est nécessaire une chute. Ce nouveau courant a profité de l’effondrement d’un modèle de société. L’État-providence et le fordisme, composantes fondamentales de la domination culturelle de la gauche après la Seconde Guerre mondiale, avaient formé ce que l’auteur des Cahiers de prison qualifiait de bloc historique. Ce système permettait des gains de productivité garantissant à la fois une redistribution croissante qui permettait la création d’emplois, et la prospérité des détenteurs de capitaux. Le consensus idéologique, économique et social était authentiquement social-démocrate.Ce système s’est fissuré parce que les conditions économiques avaient changé. Les structures de l’emploi se sont complexifiées, et les partis sociaux-démocrates n’ont pas su aborder le virage attendu. En outre, certaines «paniques morales» ont contribué à fragiliser la vision du monde massivement acceptée par les citoyens, à mettre en doute ce qui était communément admis et à faire de l’État non plus un recours, une «solution», mais un «problème». Tant Reagan que Thatcher s’attachèrent à réorganiser ainsi la base idéologique de leurs pays.Toujours très gramsciens, les néolibéraux savaient que l’instauration de leur «bloc historique» n’aurait pas été possible sans l’appui de groupes initialement non acquis à leur cause. Rawi Abdelal, dans son livre Capital Rules,rappelle le rôle des socialistes français dans la libération du capital financier au cours des années 1980 et 1990. Ce professeur à Harvard affirme dans un article resté célèbre, «Le consensus de Paris: la France et les règles de la finance mondiale», que la France est, plus encore que les États-Unis, responsable de la dérégulation des marchés.Selon lui, la libéralisation des années 1980 a été favorisée par trois personnalités proches de François Mitterrand: Henri Chavranski, alors président du Comité des mouvements de capitaux et des transactions invisibles, Jacques Delors, alors président de la Commission européenne et Michel Camdessus, alors directeur général du FMI. C’est leur impulsion qui donna sa puissance au néolibéralisme. Tandis que les ailes gauches du PS proclamaient leur attachement à «l’Europe sociale» et à «l’internationalisme», quelques hauts fonctionnaires non dénués de talent codifiaient donc, quant à eux, la mondialisation. Au sens gramscien, les élites socialistes furent les «intellectuels organiques» du néolibéralisme et entraînèrent leur électorat à devenir, malgré lui, un groupe auxiliaire du groupe dirigeant lié à l’économie financière. C’est finalement cela, le «social-libéralisme».Succession de conquêtes
On le voit, le néolibéralisme s’est appuyé sur des groupes, de droite comme de gauche, fortement connectés à la globalisation de l’économie. Cette succession de conquêtes a non seulement permis le contrôle de l’économie, mais a aussi reconfiguré tout ce qui relevait de la morale et de l’éthique.Les victoires culturelles sont souvent liées à des retournements de situation et à de nouvelles articulations d’images et de symboles. C’est ce qu’a compris Nicolas Sarkozy qui, pour ne pas avoir lu Gramsci, n’en saisit pas moins quelques rudimentaires ressorts lui permettant, dans un contexte d’appauvrissement de la pensée et d’épuisement du débat public, de réorganiser à son profit un univers symbolique communément admis: celui de la République.L’ère de la domination culturelle néolibérale est en passe de s’achever. Les droites, conservatrices ou national-populistes, se sont adaptées. La social-démocratie, elle, n’a pas changé. Contrairement à ce que pensent les Frondeurs, son projet des années 1960-1970 est caduc. Le «social-libéralisme» est, quant à lui, voué à sombrer avec le Titanic néolibéral dont il fut à la fois le passager clandestin et le mécanicien appliqué. Quant à la gauche radicale, elle est tiraillée entre le rappel au monde ancien, celui d’avant la domination du néolibéralisme, et l’invention d’une nouvelle hégémonie.1 — La Société du Mont-Pèlerin est une organisation fondée en 1947 par l’économiste le plus célèbre du néolibéralisme, Friedrich Hayek, et dont une des missions a étéde combattre l’interventionnisme étatique, le fascisme et le communisme.Gaël BrustierChercheur en science politique
http://www.slate.fr/story/108273/victoire-culturelle-droite
Notre chroniqueur Gaël Brustier vient de publier, aux éditions Cerf, le livre À demain Gramsci, qui analyse la postérité des concepts forgés par le penseur italien Antonio Gramsci (1891-1937) dans notre vie politique contemporaine. Nous en republions ci-dessous un extrait, avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.