Une image vaut mille mots. Adage bien commode, surtout lorsque les opportunistes cherchent coûte que coûte à surfer sur la mode. Raconter de manière fade et tarabiscotée une histoire que d’aucun qualifierait certes de surfaite, mais n’en restant pas moins aux fondements d’une révolution sociétale indéniable, c’était au fond la proposition du Jobs de Joshua Michael Stern, pour un résultat en définitive bien terne.
Un non-sens pour un personnage haut en couleurs, qui en aura vues et fait voir. Mal servi il est vrai aussi par un Ashton Kutcher d’une médiocrité donnant encore quelques aigreurs.
En somme, l’exemple ni fait ni à faire. Se montrer subversif et critique, sans morale ni cynisme, trouver le ton juste et dresser un portrait sensé dans toute sa complexité, n’est définitivement pas à la portée du tout-venant. Mieux : cela exige sans nul doute un talent conséquent.
Et de talent, Aaron Sorkin en est indéniablement pétri. Si À la Maison-Blanche aurait pu n’être qu’un – aussi brillant soit-il – feu de paille, ce dernier a depuis littéralement fait flamber sa plume, allumée et toujours plus engagée.
De la révolution du sport US dans Moneyball, aux us et coutumes sociales dans The Social Network, sans oublier la mal-aimée et pourtant (et pourtant !) si pertinente série télé The Newsroom, Sorkin déconstruit l’acquis et en extrait les non-dits.
Des destins hors normes, toujours à hauteur d’homme. Les plus grands succès se construisent à plusieurs, mais se personnifient – injustement par ailleurs – d’une seule clameur.
Ainsi, quoi de plus naturel pour notre auteur de s’attaquer à la figure la plus emblématique d’entre toutes, ce Steve Jobs aux qualités tant louées, au caractère si détesté ?
Un nouveau biopic, hors de question cependant de se contenter d’une structure classique. Chez Sorkin, le verbe fait foi, rien à voir avec l’ampoulé Discours du Roi.
Et pour Steve Jobs, afin de servir un met à sa mesure, le scénariste de Moneyball met les petits plats dans les grands, en servant un repas en trois temps.
Trois actes d’un film à la construction théâtrale : tout un symbole pour un dirigeant notoirement (re)connu pour son sens de la mise en scène.
La naissance du Macintosh, le dévoilement du NeXT, l’avènement de l’iMac. La genèse, la chute, la vengeance ou rédemption. Pour le dernier tiers, c’est selon, nous y reviendrons.
Trois temps forts ayant rythmé et conditionné les destins indissociables de Steve Jobs et d’Apple, mais dont les produits et la Kaamelott en tant que tels meuvent peu Aaron Sorkin. Son cheval de bataille reste l’envers du décor, loin des ors du sérail.
La psyché, la complexité d’un homme empreint d’une profonde dualité. Et qu’importe si pour ce faire, Sorkin se joue parfois de la réalité.
La question du reste n’est pas tant de savoir si les faits présentés sont totalement avérés que de voir si l’ensemble se montre crédible et d’une grande fidélité.
En plaçant son Steve Jobs dans des situations d’extrême anxiété, au stress forcément décuplé par les conférences qu’il s’apprête à donner, Aaron Sorkin s’attache à dépeindre l’homme public, au comportement erratique, colérique et sociopathe connu de tous, tout en accordant une importance toute particulière à son intimité, sa facette finalement humanisée, probablement la plus pertinente et sensée.
Car derrière le gourou de beaucoup, le loup à abattre pour de nombreux autres, se cache une réalité forcément plus fine, finalement toute autre. Une réalité souvent oubliée sinon cachée, sous les coups de boutoirs d’une machine marketing passée maître dans l’art du brain washing.
En resserrant ainsi son spectre sur l’homme et ses proches, Sorkin résume l’essence-même de la biographie de Steve Jobs par Walter Isaacson – point d’ancrage à l’élaboration du métrage -, élague le superflu, en extrait la substantifique moelle. Un Steve Jobs à nu, un contenu au, et l’âme à poil.
Un personnage aux dimensions tragiques, que l’on occulte volontiers derrière une réussite souvent jugée d’un air cynique. Ce qui n’enlève rien à son caractère hypnotique.
Entre le monstre d’égo et le dieu vivant des bobos, Aaron Sorkin ne cherche pas le juste milieu : il convoque simplement ce qu’il y a de mieux. Que cela se fasse au prix de quelques libertés concédées à la réalité importe peu, tant pis pour les rageux.
En s’attardant sur les coulisses, Sorkin lève le voile sur la folie, le jusqu’au-boutisme, dans une certaine mesure l’idéalisme malade de Steve Jobs, les conséquences morales et affectives de ses (non-)choix sur sa famille et ses proches. La Pomme de la discorde, aux fondements d’Apple la bien appelée.
Ne croyez cependant pas que Steve Jobs est l’unique maillon de cette pièce de choix. Il occupe évidemment la place du roi, mais son cercle proche – loin de la Cour, pour faire court – n’est pas en reste.
Le génie technique et les conseils avisés de Steve Wozniak réhabilité, Joanna Hoffman en assistante-confidante grande gueule et femme forte lui tenant tête, John Sculley en père d’adoption à tuer pour mieux s’élever, ou encore Andy Hetzfeld, programmeur doué, rabroué par un Steve Jobs halluciné, mais fidèle sans jamais flancher : quatre repères à travers le temps, pour le spectateur comme pour Jobs, solitaire, psychologiquement esseulé, paradoxalement (très) bien entouré.
Sa fille aînée, enfin. Lisa, doublement son enfant. Numérique et de sang. Tous les paradoxes de l’homme privé : rétif et admiratif, méprisant et aimant.
À ce titre, la séquence finale du film, sans rien spoiler, ne manquera pas de faire jaser. Si le scénario d’Aaron Sorkin ne se montre que peu complaisant, oscillant dans un entre-deux permanent des plus rafraichissants, l’épilogue perd peut-être de son mordant pour se faire davantage bienveillant, probablement moins intense. Entre vengeance et rédemption, le coeur balance.
Mais une nouvelle fois, une image vaut mille mots. Quel que soit le brio du scénario. En poussant le parallèle avec The Social Network, frère de plume à l’univers voisin, on espérait une mise en scène aussi flamboyante, à même d’en magnifier l’ampleur, comme a su le faire David Fincher. Espoir déçu, mais Danny Boyle reste loin d’être le premier venu.
Là où le réalisateur de Zodiac a fait des films-mondes sa marque de fabrique, Boyle resserre l’étau et son cadre sur l’individu, multipliant les plans plastiquement riches et ambigus. 28 Jours Plus Tard, Sunshine, ou Slumdog Millionaire serviront de preuve aux moins convaincus.
Oubliées les longues envolées filmiques, aux mouvements de caméra complexes et esthétiques : Danny Boyle écarte ses tics, épure sa technique. On irait même jusqu’à dire que le réalisateur de 127 Heures, en s’en tenant à filmer beau, sobre, et efficace, pique à Apple sa marque de fabrique.
Pour mieux exploser de nouveau dans ce final déjà évoqué, à grands coups de surimpressions visuelles – comme on dit dans le jargon professionnel -, sublimant un Steve Jobs désormais starifié. Aux yeux de sa fille, des médias, de l’industrie, du public : Danny Boyle laisse savamment planer l’ambiguïté.
Bijou d’écriture réalisé et monté avec soin, Steve Jobs ne serait pourtant rien sans un casting à même d’en transcender l’écrin. Sans hurler sous tous les toits à l’Oscar lui revenant manifestement de droit, il faut bien avouer que Michael Fassbender, par son charisme, sa justesse, et son intensité, fait autorité. Au même titre que vérité n’est pas fidélité aveuglée, ressemblance n’est pas vraisemblance. Et si Fassbender rappelle moins le vrai Steve Jobs qu’Ashton Kutcher physiquement parlant, on l’oublie quoi qu’il en soit complètement tant l’acteur de Shame fait plus que le job. Dans sa gestuelle, sa diction, ses expressions, l’évidence saute aux yeux : il est Steve Jobs.
On commettrait cependant le même affront envers le reste du casting que les médias à l’encontre de Steve Wozniak des années durant, si l’on oubliait de mentionner également l’excellence de sa prestation. De Kate Winslet à Seth Rogen, de Jeff Daniels à Michael Stuhlbarg, que ce soit dit : ils sont tous très bons.
Malgré tout cela, il est fort probable que votre avis à l’égard de Steve Jobs ne change pas. Ce film n’est de toutes façons pas là pour ça. Son but, en revanche, est d’apporter une vision documentée, éclairée, et éclairante sur un personnage contemporain majeur et fascinant, bien que profondément clivant.
Et si l’Apple Watch aura fait l’effet d’un pétard mouillé que Steve Jobs n’aurait sûrement pas toléré, le film, lui, pour toutes les qualités sus-mentionnées, est à chaudement recommander.