Servitude
Publié le 27 octobre 2015 dans Histoire
du libéralisme
Comment un petit essai peut transformer votre vie et
continue d’éclairer le présent.
Par Nathalie
MP.
Ce texte fait suite à l’article « Le livre qui vous transforme en libéral » (I) publié
dimanche et dans lequel j’ai entamé une revue chapitre par chapitre de La
route de la servitude publié en 1944 par Friedrich Hayek.
Comme indiqué dans l’article précédent, Hayek se donne pour objectif de montrer
que toutes les politiques économiques à base de planisme, de collectivisme et
d’interventionnisme de l’État, même entreprises avec les meilleures intentions
du monde, tracent une route de servitude car elles débouchent inéluctablement
sur l’arbitraire de l’État et la destruction des libertés individuelles, bien
au-delà du seul champ économique.
« Ce qui fait de
l’État un enfer, c’est que l’homme essaie d’en faire un paradis. » Friedrich
Hoelderlin, cité par Hayek en exergue de son chapitre II, La grande utopie
(voir article précédent).
Sécurité et liberté
L’opinion courante tend à dire qu’il ne peut y avoir de
vraie liberté sans un sentiment de sécurité économique. Hayek n’est pas opposé
à cette idée tant qu’elle consiste à assurer à chacun, sans distinction, un
minimum vital compatible avec une société de concurrence. Il admet également un
système d’assurance sociale contre les aléas de l’existence, ou un système de
protection contre le chômage, à condition que cela n’implique pas un recours
immodéré aux grands travaux et aux commandes gouvernementales.
En revanche, il considère qu’il est dangereux de garantir la
stabilité des revenus, parce que cela revient à déconnecter la rémunération de
l’utilité effective du travail. Dans ce cas, l’individu n’a plus aucune
incitation à changer de travail ou à choisir un travail plutôt qu’un autre,
choix qui sera laissé à l’appréciation arbitraire des autorités qui gèrent les
revenus. Hayek distingue la « société commerciale » dans
laquelle l’individu a tout le choix et tout le risque et la « société militaire » dans
laquelle l’individu n’a plus ni choix ni risque.
Cependant, même dans une société où l’on a le goût de la
liberté, les aspirations des individus tendent à aller vers la sécurité des
emplois. En effet, les politiques socialistes généralement suivies assurent le
privilège de la sécurité à certains groupes, ce qui a pour effet d’accroitre
l’insécurité des autres groupes, qui, par réflexe de protection, souhaitent
rejoindre les groupes privilégiés. La conséquence directe de l’exigence de
stabilité et de sécurité s’énonce ainsi :
« Au lieu des prix, des salaires et des revenus individuels, ce
sont la production et les emplois qui sont devenus maintenant très
variables. » (page 96)
Dans le processus de recherche de la sécurité, Hayek
incrimine également le dénigrement moral systématique de toute activité
économique comportant des risques et des profits, transmis aux individus dès
l’enfance par l’enseignement puis la presse à teneur socialiste (Chapitre IX,
pages 89 à 98).
La sélection par en
bas. « La fin justifie les moyens
»
Les manifestations brutales des régimes totalitaires
allemands et russes ne sont pas accidentelles, par exemple parce que ces
régimes, intrinsèquement bons, seraient tombés par hasard aux mains d’individus
peu recommandables. Elles sont au contraire inévitables. L’avènement du
totalitarisme est généralement précédé d’une période où une certaine impatience
se fait jour face à la lenteur et à l’incapacité perçues des démocraties. On
entend de plus en plus une demande pour un « homme fort » et capable « d’agir ». Pour émerger, cet homme
doit disposer d’un soutien important et homogène dans la
population. C’est là qu’apparait un nouveau type de parti politique,
organisé de façon militaire.
Or un groupe nombreux, fort et homogène a plus de chance
d’être formé par les éléments les moins intelligents et les moins éduqués de la
société, en vertu de trois principes négatifs de sélection : 1. seul le plus
bas dénominateur commun est capable de réunir le plus grand nombre d’individus,
2. les personnes dociles sont aisées à rallier à la cause si les slogans sont
percutants et répétés, 3. il est plus facile de se mettre d’accord sur un
programme négatif, point pour lequel la haine d’un ennemi intérieur ou
extérieur (juif, capitaliste…) est indispensable.
Le succès d’un système collectiviste va donc se jouer sur
deux qualités essentielles : « La
nécessité de buts acceptés par l’ensemble du groupe et le désir dominant
d’assurer au groupe le pouvoir maximum pour atteindre ces buts. » Il
en résulte très vite que « la
fin justifie les moyens », principe qui, dans l’éthique
individualiste, est considéré comme contraire à toute morale. On assiste donc à
une abolition complète de la conscience individuelle, d’où la possibilité
d’actions criminelles exécutées sans sourciller conformément aux ordres des
chefs et aux buts choisis.
« Tout pouvoir amène la corruption, le pouvoir absolu amène une
corruption absolue. » — Lord Acton,
cité par Hayek en exergue de son chapitre X , La sélection par en bas.
Enfin, Hayek souligne qu’un poste de dirigeant d’un système
totalitaire « aura peu d’attraits pour un homme consciencieux » mais
représentera une attraction extraordinaire pour les « hommes dépourvus de scrupules et peu délicats. » (Chapitre
X, La sélection par en bas, pages 99 à 111)
La fin de la
vérité. Perversion du langage
Le totalitarisme fonctionne d’autant mieux que le but social
imposé à chacun devient un acte de foi qui fait agir spontanément. La
propagande est donc essentielle. Elle diffère nettement de celle qui peut
exister dans un régime de concurrence, car au lieu d’être divisée entre de
multiples acteurs et de multiples objectifs indépendants, elle s’applique à
tous dans un seul sens et vise non seulement à faire accepter les fins, mais
également les actions particulières éventuellement brutales pour parvenir à ces
fins, en faisant croire qu’elles sont justes et légitimes.
On y parvient avec le plus d’efficacité en opérant un
glissement sémantique par lequel les termes anciens, familiers et appréciés,
sont employés avec un sens nouveau. Le mot Liberté est
incontestablement la plus grande victime de cette perversion totalitaire du
langage. Il ne concerne plus la liberté des individus, mais une « liberté collective » qui
donne aux autorités tout pouvoir d’agir à leur guise sur la société, comme
Hayek l’a déjà évoqué dans son chapitre II.
Au besoin d’une adhésion massive aux fins édictées par le
régime planiste correspond la nécessité tout aussi massive de détruire dans
l’œuf toute expression de doute. Le doute est considéré comme une déloyauté qui
pourrait avoir un effet déstabilisant sur les membres de l’immense majorité
acquise à la cause. Il en découle un contrôle complet de l’information
disponible afin d’éviter toute comparaison désobligeante en provenance de
l’étranger. Il en découle également un contrôle complet des sciences, de l’art
et même des jeux et divertissements, qui doivent eux aussi tendre intégralement
vers la justification des fins ultimes du régime. Hayek cite un appel
incroyable adressé aux joueurs d’échecs (et laisse au lecteur deviner s’il est
russe ou allemand) :
« Nous devons en finir une fois pour toutes avec la neutralité
dans les échecs. Nous devons condamner une fois pour toutes la formule
« on joue aux échecs pour jouer » comme la formule « l’art pour
l’art ». » (page 118)
Tout ce qui est entrepris doit s’inscrire dans les fins
sociales du national-socialisme ou du communisme, quitte à pratiquer aussi un
glissement sémantique avec le mot Vérité.
Alors que l’individualisme est
une « attitude d’humilité » et de tolérance devant les
opinions d’autrui, la pensée collectiviste, au nom des buts souhaitables,
cherche à contrôler le développement de la raison en tout domaine, avec pour
seul résultat d’aboutir à « la
stagnation de la pensée et à un déclin de la raison. » (Chapitre
XI, La fin de la vérité, pages 112 à 120)
Les racines
socialistes du nazisme. Opposition au principe libéral
L’appui d’une vaste majorité d’Allemands au nazisme ne
s’explique ni par la défaite de 1918, ni par l’opposition au socialisme émergent
en Russie, mais par l’opposition au principe libéral sur laquelle les
socialistes, qu’ils soient conservateurs ou progressistes, n’ont aucun mal à se
retrouver.
Une telle tradition anti-libérale qu’on pourrait qualifier
de « prussienne » existait en Allemagne depuis de nombreuses années.
La Première Guerre mondiale était vue comme un conflit entre l’esprit marchand
de l’Angleterre et la « culture
héroïque » de la nation allemande pour laquelle la vie de l’État
prime celle des individus. Selon un auteur allemand de l’entre-deux-guerres, « le prussianisme et le socialisme
combattent l’Angleterre qui est en nous. »
Cette idée implique que c’est l’État qui doit gouverner
l’industrie, et non l’inverse. Dans ce cadre, chacun devient un employé de
l’État, lequel se transforme progressivement en Beamtenstaat (État de
fonctionnaires) et organise l’ensemble de la vie sociale. À partir de là, le
national-socialisme n’avait plus qu’à s’installer. (Chapitre XII, Les
racines socialistes du nazisme, pages 121 à 131)
Les totalitaires
parmi nous. Rôle des intellectuels
Dans ce chapitre, Hayek tourne son regard vers l’Angleterre.
Le chemin d’atrocité pris par l’Allemagne pourrait laisser croire que jamais
l’Angleterre ne pourra lui ressembler, mais Hayek rappelle que la comparaison
qu’il effectue porte sur l’Angleterre actuelle (1944) par rapport à l’Allemagne
d’il y a vingt ou trente ans. Il signale en outre que beaucoup de ses
concitoyens commencent leur discours par une expression du style « Herr Hitler ne représente pas mon
idéal, loin de là, mais… »
Hayek observe que de nombreux ingénieurs et universitaires
commencent à évoquer l’idée d’une « organisation scientifique de la
société. » C’est inquiétant, car ceux-là même qui se proclamaient en
Allemagne « les chefs d’une
marche vers un monde meilleur se sont soumis à la tyrannie avec plus
d’empressement » que quiconque. Hayek indique, et je signale
à sa suite, que ce phénomène a été identifié en France par Julien Benda dans
son livre de 1927 La
trahison des clercs, où il analyse le rôle des intellectuels dans
la transformation totalitaire de la société.
Hayek passe de l’inquiétude au découragement en lisant dans
le programme du Labour Party que celui-ci préconise le planisme pour organiser
la société, alors que l’évolution de l’Allemagne depuis vingt-cinq ans devrait
faire rejeter fermement toute forme d’organisation centralisée
consciente. (Chapitre XIII, Les totalitaires parmi nous, pages 132 à
145)
Conditions matérielles et fins idéales. Retour à
l’économie de paix.
À ce stade de son exposé, Hayek en rappelle le « point crucial » :
« La liberté individuelle est incompatible avec la suprématie d’un
but unique auquel toute la société est subordonnée en permanence. » (page
149)
Seule la guerre pour garder la liberté peut faire exception.
Écrivant en 1944, période où tous les efforts de la société occidentale sont
tendus vers l’objectif de battre le nazisme, Hayek met en garde contre la
tentation de continuer à appliquer les mêmes méthodes autoritaires, avec
l’argument de la conscience sociale face à la pauvreté et au chômage, dès que
la paix sera revenue. Il est certain que la reconquête d’un niveau de vie
équivalent à celui de l’avant-guerre exigera de grands efforts, mais il importe
de « ne pas essayer de remédier
à la pauvreté en redistribuant du revenu au lieu de l’augmenter. » Un
ajustement radical sera certes nécessaire, mais il doit se faire dans le but
d’augmenter la richesse de tous.
Mais Hayek observe que cinquante ans d’efforts
collectivistes ont profondément affecté les valeurs libérales de la société
anglaise au point que l’Angleterre en viendrait presque à oublier « qu’elle
a appris aux nations à vivre » (John Milton,
cité page 156). Pour sa reconstruction, il reste à l’Europe à compter sur ceux
des Allemands qui, l’ayant appris au prix fort, ont compris que « ni les bonnes intentions ni
l’efficacité de l’organisation ne peuvent conserver l’honnêteté d’un système
dans lequel la liberté personnelle et la responsabilité individuelle sont
détruites. » (Chapitre XIV, Conditions matérielles et fins
idéales, pages 146 à 157)
Les perspectives d’un
ordre international
Le planisme mené à l’échelle des nations menace la paix
internationale parce que les conflits que les individus concurrents règlent en
général sans recours à la force sont transférés à des États armés. Il serait
erroné de s’imaginer que le même planisme mené à l’échelle internationale, à
l’échelle de l’Europe par exemple, pourrait écarter ce danger.
Hayek préconise donc plutôt un ordre international basé sur
une autorité politique internationale qui n’ait pas le pouvoir de dicter aux
pays ce qu’ils doivent faire, mais qui puisse les empêcher de nuire à autrui.
C’est typiquement un pouvoir limité d’essence libérale. Dans ce cas, le
fédéralisme, qui acte la division du pouvoir et évite la centralisation,
constituerait la forme internationale idéale, car il garantirait à la fois la
limitation du pouvoir central et celle des États isolés.
« Notre but ne doit être ni un super-État tout puissant, ni une
association lâche de « nations libres », mais une véritable
communauté de nations composées d’hommes libres. » (page 168)
Un tel projet, utilisé à bon escient, aura le plus de chance
de réussir et de réduire les risques de guerre s’il est mené sans excès
d’ambition. (Chapitre XV, pages 158 à 169)
Ma conclusion
La France a aussi connu sa grande période de planification.
On pense tout de suite à Jean Monnet qui instaure en 1946 le Commissariat
général au plan, avec des objectifs de reconstruction et de modernisation de
l’économie française, aidé en cela par le plan Marshall. Cependant, la
tradition planificatrice nous venait de plus loin : des socialistes et des
syndicalistes de l’entre-deux-guerres d’abord, mais sans applications
concrètes, et surtout du régime de Vichy. Son organisme en charge du plan
deviendra le Commissariat au plan de Monnet et De Gaulle. On comprend pourquoi
Hayek s’adresse aux socialistes de droite comme de gauche. Surtout, c’est le
moment de citer à nouveau Lord Acton :
« Peu de découvertes sont plus irritantes que celles qui révèlent
la paternité des idées. » – Cité par Hayek en exergue de son Introduction.
Passés les besoins spécifiques de la reconstruction, passé
un regain d’intérêt pour le plan avec la mise en œuvre du Programme commun de
la gauche en 1981, la planification en tant que telle fut abandonnée en France
au début des années 1990. Il est intéressant d’entendre ce que l’un des
Commissaires au plan, Pierre Massé, trouva à dire à ce sujet :
« Supprimer le Plan au nom d’un libéralisme impulsif serait priver
le pouvoir d’une de ses armes contre la dictature de l’instant. »
Par « libéralisme
impulsif » et « dictature de l’instant », il faut
comprendre l’initiative individuelle à la base de la libre entreprise, perçue
comme mauvaise et égoïste par nature, et incapable de projets de long terme
conscients et désintéressés. Il convient donc de la brider autant que possible
et de lui substituer un plan dédié aux fins sociales souhaitables (barrages hydro-électriques,
plan calcul, TGV…), que seuls M. Massé, ses chefs et ses collègues du
gouvernement, dans leur immense sagesse, et avec l’aide de nos impôts, sont à
même d’envisager et d’atteindre, parfois dans un échec fracassant.
Mais les moyens de l’État pour continuer à peser sur la vie
des individus en les poussant à adopter des fins sociales souhaitables restent
très élevés, même en l’absence d’une planification formelle. Tout d’abord, le
secteur public représente aujourd’hui 57,7 % de notre PIB, c’est à dire
notablement plus que les 53 % observés en Allemagne en 1928 à propos desquels
Hayek s’alarmait du levier de contrôle que cela donnait à l’État sur l’ensemble
de l’économie (page 50). Ensuite, l’État, qui se veut et se dit « stratège » donc planificateur
en chef, met en œuvre des politiques sociales ou industrielles à propos
desquelles j’aimerais évoquer quatre exemples :
1. Fiscalité et
privilèges : la progressivité de l’impôt sur le revenu est une
première façon de procéder à la redistribution des richesses en fonction d’un
code arbitraire. Les taxes ou les exemptions sont une seconde méthode pour
pousser certaines catégories d’individus vers des comportements souhaitables.
Exemples : diesel, panneaux solaires, etc.
2. Éducation
nationale, science et propagande : à la baisse des connaissances et
des savoir-faire des élèves, attestée par de multiples enquêtes internationales
et par l’échec croissant des étudiants en première année d’études supérieures,
notre gouvernement répond par une réforme inquiétante de nivellement par le bas
du collège et des programmes, et par la propagande de l’anti-racisme et du
« vivrensemble ». On peut ajouter le tropisme nettement anti-libéral
des programmes scolaires en économie, les lois mémorielles et la partialité
étatique en faveur de la thèse du réchauffement climatique anthropique.
3. Action délibérée
en faveur d’une catégorie professionnelle aux dépens d’une autre : l’État
français vient de nous donner un bel exemple de son absence totale
d’impartialité en développant avec nos impôts une application mobile
spéciale pour les taxis afin de leur permettre de contrer la société privée
Uber.
4. Surveillance : la
lutte légitime contre le terrorisme a accouché cette année d’une Loi Renseignement qui met entre les mains du pouvoir
la possibilité de surveiller les activités de télécommunication de tous les
Français, sans aucun contrôle d’une entité judiciaire indépendante.
J’ose dire que les structures d’un totalitarisme potentiel
sont bien en place. Et j’ose dire aussi que la France jouit aujourd’hui du
sombre bénéfice de l’existence d’un parti possédant toutes les caractéristiques
décrites par Hayek dans son chapitre X sur « La sélection par
en-bas. » S’il parvient jamais au pouvoir, selon une apparente et fallacieuse opposition au socialisme, le Front national n’aura aucun mal à se glisser dans les
habits totalitaires que le socialisme aura aimablement taillés pour lui.
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