CHRONIQUE POLITIQUE DU PEROU, SEPTEMBRE 2015
STAGNATION ECONOMIQUE, RETOUR DE EL NIÑO ET NON-SUIVI DES RECOMMANDATIONS DE LA COMMISSION DE LA VERITE ET LA RECONCILIATION
Dr Mariella Villasante Cervello
Anthropologue (EHESS), Chercheuse associée à l'IDEHPUCP
Depuis le début de l'année 2015, le pays traverse une crise économique qui a fortement empiré après le mois de juillet dernier. Les prix des matières premières ont considérablement baissé au cours des derniers mois, et les pays sous-développés comme le Pérou, qui fondent leur croissance sur la vente des matières premières, affrontent une nouvelle stagnation économique sur fond de mouvements sociaux contre le modèle libéral adopté par le gouvernement du président Humala. Cette situation s'aggrave chaque jour avec le retour annoncé du courant El Niño et les désastres « naturels » qui l'accompagnent habituellement. On a pourtant pas fait grand-chose pour parer aux inondations et aux sécheresses qui ne tarderont pas à affecter le territoire, mettant en danger la vie de centaines de milliers de Péruviens. Cela alors même que le pays a reçu, en grand pompe, la conférence sur le climat en décembre 2014.
De fait, contrairement à certaines interprétations européennes, le Pérou ne peut être considéré comme un « pays émergent », comme le Brésil ou l'Inde, mais demeure un pays sous-développé, où la pauvreté et l'extrême pauvreté touchent plus de la moitié de la population. Les bons résultats macro-économiques, même dans les pays émergents et du Nord, n'impliquent pas non plus une meilleure répartition de la richesse nationale, et les majorités ne profitent pas des taux de croissance importants. Une autre idée persistante associe encore les classes populaires péruviennes à « l'indianité ». Rien de plus arbitraire lorsqu'on sait que les peuples autochtones, natifs du pays, constituent une minorité nationale (17% selon le Rapport final de la CVR), alors que la majorité des Péruviens s'inscrit dans une diversité de situations locales dominées par des métis s'exprimant en castillan. L'appartenance au groupe des « paysans », ou des « classes populaires » des villes n'est pas synonyme « d'indianité », c'est une évidence aisément observable sur le terrain, certes contraire à la vision des andinistes européens (pour reprendre un classement avancé par Orin Starn en 1992) s'obstinant à à « exotiser » les latino-américains. Deux cents ans après l'indépendance, en raison de la mauvaise gouvernance permanente et de la guerre récente, le Pérou reste un pays fragmenté et très inégalitaire. La société est segmentée par une hiérarchie ethnique qui sépare les métis selon leurs origines. Cette situation se reflète aussi dans l'accaparement des richesses par les élites anciennes et nouvelles, toutes origines confondues. Ainsi, le pays reste fragmenté et la majorité se refuse même à affronter les séquelles des 20 ans de guerre civile ; le déni de réalité constitue une autre évidence bien identifiée par les analystes péruviens depuis une quinzaine d'années mais qui reste ignorée en Europe.
Depuis janvier, la vie politique s'est caractérisée par l'irruption sur la scène nationale de grandes affaires de corruption qui concernent des anciens présidents (Toledo, García), des hommes d'affaires, et même la première dame, Nadine Heredia. L'explosion des affaires de corruption au Brésil, dont celle de l'entreprise Oderbrecht, a connu des répercussions au Pérou, une première dans le monde des hautes finances sud-américaines. En deuxième lieu, la dernière année du mandat du président Humala se caractérise par la fragilité de l'État, déjà perçue lors des premiers mois de son accession à la présidence, et par une improvisation constante. Les préparatifs de la campagne électorale sont tragi-comiques, et aucun candidat digne de ce nom ne se détache sur la scène nationale. En troisième lieu, le 28 août on a commémoré le 12ème anniversaire du Rapport final de la Commission de la vérité et de la réconciliation, avec un bilan toujours marqué par le manque d'implication de l'État et du gouvernement pour suivre les recommandations du Rapport final. Non seulement les réformes étatiques proposées sont restées lettre morte, mais aucune campagne nationale n'a été lancée pour favoriser la prise de conscience des faits, l'acceptation des violences entre Péruviens, la responsabilité des forces armées, et la réconciliation nationale. Cela étant posé, les affaires de justice pénale ont un peu avancé et des témoignages inédits sur la violence politique ont été rendus publics.
Un nouveau gouvernement a été désigné au début du mois d'avril ; l'ancien ministre de Défense, Pedro Cateriano, a été nommé Premier ministre à la place d'Ana Jara ; l'ancienne ambassadrice du Pérou en France, Ana María Sanchez, a été nommée ministre des Relations extérieures ; l'ancien vice-ministre des Ressources pour la Défense, Jakke Valakivi, est devenu responsable de la Défense. D'autres ministres du gouvernement de Jara ont été maintenus, dont Alonso Segura (Économie), José Pérez Guadalupe (Intérieur), Jaime Saavedra (Éducation), Aníbal Velásquez (Santé), Juan Manuel Benitez (Agriculture), Manuel Pulgar (Écologie), et Diana Alvarez Calderón (Culture).
Ana Jara avait été censurée par le Congrès à la fin du mois de mars, accusée d'avoir soutenu les travaux d'espionnage de la Direction nationale des renseignements (DINI) des hommes politiques, des journalistes, militaires et des hommes d'affaires considérés comme opposants au gouvernement. Le vote contre Jara a recueilli 72 voix (dont ceux de l'opposition fujimoriste, apriste et des partis de droite), 42 voix de soutien et deux abstentions. Carmen Omonte [Perú Posible, de Toledo] ancienne ministre de la Femme, a voté pour la censure, ouvrant une période d'affrontements qui continue de nos jours. Divers membres du gouvernement et du parti nationaliste au pouvoir ont dénoncé cette censure parlementaire affirmant qu'il s'agit d'une arme politicienne destinée à affaiblir le gouvernement. Le président Humala et son épouse Nadine Heredia ont déclaré leur soutien à Jara.
Photo 1 : Nouveau gouvernement présidé par le Premier ministre Cateriano, avril 2015 [Archives de La República]
Le retour de El Niño
Les prévisions sur le retour de El Niño, confirmées en juillet, sont très inquiétantes et elles ont conduit à l'annulation du parcours péruvien du circuit Paris-Dakar. La température du Pacifique, qui devrait être de 17°C, est actuellement de 19°C et devrait augmenter de 3 degrés jusqu'au mois de décembre, ce qui d'après la communauté scientifique va impliquer des pluies diluviennes, des inondations, des destructions de terrains de culture et des déplacements massifs de populations rurales. Cependant, comme d'habitude, les travaux de prévention sont très en retard, et on n'a dépensé que 40% des 1435 millions de soles alloués par le gouvernement. Alors qu'on estime que cette année l'intensité du phénomène devrait être « très forte » , le gouvernement vient seulement d'annoncer (le 7 septembre) qu'un décret d'état d'urgence lié à l'arrivée d'El Niño sera promulgué rapidement.
Le directeur de l'entreprise qui gère l'électricité (ENSA), Enrique García Guerra, a annoncé un investissement de 26 millions de soles dans des travaux de prévention des risques dus au retour d'El Niño. En 1998, de nombreux pylônes électriques furent détruits à cause des pluies, mais d'après García, cela ne devrait pas arriver cette année car ils ont été remplacés et l'électricité est garantie jusqu'en 2022. Pourtant, les zones marginales de villes restent toujours vulnérables (La República du 3 septembre).
Photo 2 : Région de Piura en 1998
De son côté, le président d'une association paysanne de Piura, Emilio Ruesta Zapata, a déclaré qu'El Niño pourrait avoir des retombées positives par la quantité extraordinaire de pluies qui devraient tomber, ce qui devrait bénéficier aux champs de culture de coton, alors que les cultures de riz et de maïs seraient très affectées. Il considère également que 200 millions de soles seraient nécessaires pour améliorer l'infrastructure touchée par les pluies, et il a attiré l'attention sur le fait qu'aucune planification n'a été encore adoptée, ni une évaluation des dégâts attendus (La República du 2 septembre).
L'agro-industrie, qui a enregistré de fortes hausses ces dernières années, pourrait perdre plus de 100 millions de soles. Les principales cultures en danger sont : la mangue, la canne à sucre, le raisin, l'avocat, les piments, le haricot, les lentilles et le café (La República 27 août). Les pluies pourraient occasionner des « huaycos » (éboulements, glissements de terrain), et des inondations susceptibles de causer des dommages importants dans les infrastructures en général et dans les écoles en particulier, comme cela a été le cas dans le passé. On estime que sur un total de 66,000 écoles publiques et privées dans le pays, environ 16,000 (soit 25%) se trouvent en situation de risque important, notamment dans les départements de Tumbes, Piura, Lambayeque, Cajamarca, Amazonas, San Martín, Ancash, Lima, Ica, Arequipa, Cusco, Puno et Junín. Ces régions ont été récemment déclarées en état d'urgence (Décret n°045-2015-PCM). Aurora Zegarra, directrice de la Oficina de defensa nacional y gestion del riesgo de désastres du ministère de l'Éducation, a estimé que plus de 6 millions d'élèves pourraient ne pas aller en classe en raison des désastres attendus dans ces régions. Les autorités du département d'Ayacucho doivent se rendre à Lima pour demander que leur région soit également incluse dans les zones à risque élevé (La República du 28 août).
Les ministres de la Défense et de l'Intérieur, Jakke Valakivi et José Luis Pérez respectivement, se sont réunis le 27 août avec le chef des forces armées, l'amiral Jorge Moscoso Flores, pour préparer le Plan des forces armées face à El Niño 2015-2016. Moscoso a déclaré que 40,600 soldats des trois corps armés ont été mobilisés et seront répartis dans les zones à risque. Le ministre du Logement a annoncé également que le nettoyage de 549 kilomètres de fleuves a commencé en 2014, notamment dans l'extrême nord du pays qui est le plus concerné par El Niño (La República du 28 août).
Yehude Simon, congressiste et membre de la Commission agraire, a déclaré que les ressources allouées pour faire face au désastre annoncé ne sont pas suffisantes, ni pour protéger les cultures, ni les populations. De son côté, Virgilio Acuña Peralta, autre membre de la commission, a affirmé qu'il faudrait réaliser des travaux pour sécuriser le cours des fleuves en pensant au long terme et pas seulement pour parer à l'urgence. Dans le sud du pays, la sécheresse a déjà commencé et les opérations pour nourrir les troupeaux, et fournir de l'eau aux populations ont commencé selon le ministre d'Agriculture. Enfin, d'après Ken Takahashi, directeur de l'organisme d'Étude du phénomène El Niño (ENFEN), des courants d'eau chaude circulent le long des côtes péruviennes, mais il faudra attendre le mois de novembre pour évaluer l'intensité du phénomène (La República du 26 août).
Stagnation économique durant la dernière année du mandat du président Humala
La chute des prix des matières premières (de 20 à 30%) a complètement changé la donne au Pérou et dans le reste des pays sous-développés qui vivent de ces exportations. Selon l'économiste Bruno Seminario, professeur de l'Université El Pacífico, les prix ne devraient pas remonter, l'investissement public a diminué et en conséquence les régions disposeront de moins de revenus. La conjoncture favorable qui a permis d'atteindre des hauts niveaux de croissance après 2005, notamment pendant le second mandat de García, est largement terminée, mais le gouvernement ne l'accepte pas et il continue d'utiliser des modèles économiques fondés sur une croissance passée. Les gouvernements régionaux qui avaient investi massivement dans la construction se retrouvent actuellement sans fonds en raison de la chute des prix du cuivre, du pétrole et du gaz. Pour Seminario, il faudrait inventer une autre manière de gérer l'économie nationale. Cela d'autant plus que le taux de change adopté n'est pas pertinent puisque la Banque centrale maintient le dollar à un taux bas (entre 3 et 3,3 soles) alors qu'il devrait atteindre 3,5 soles. Le ralentissement de l'économie chinoise contribue également à la stagnation actuelle. Toujours suivant Seminario, il y a urgence à revoir la politique macro-économique et à changer de modèle, ce qui aurait dû être fait il y a cinq ans, lorsque les prix des matières premières étaient élevés. Mais García et son ministre de l'Économie de l'époque, Miguel Castilla, qui est resté à son poste avec le gouvernement de Humala, ont opté pour le maintien du même modèle. Et Humala n'a pas voulu changer de cap.
Photo 3 : Bruno Seminario [Archivos de La República]
En partant de l'hypothèse que les conditions internationales ne changeront pas, Seminario suggère d'adopter un modèle entrevu pendant le mandat de Toledo : favoriser les secteurs le plus dynamiques. Il s'agirait autrement dit de diversifier l'économie, réviser les projets d'investissement et créer de nouvelles activités économiques, comme le développement du tourisme (ce qui impliquerait l'augmentation de la capacité d'accueil des aéroports), de l'agro-industrie, de l'industrie textile, quasiment détruite par la concurrence asiatique. Pour Seminario, il faut cesser de croire que les matières premières, la construction et le secteur minier constituent les seuls moteurs de la croissance.
Selon Mariel Rentería, qui préside une association universitaire (CADE), les jeunes de moins de 25 ans (30% de la population péruvienne, soit 8 millions de personnes) montrent un grand intérêt pour la création des petites et moyennes entreprises, en particulier dans les secteurs de l'agro-industrie et du tourisme gastronomique. Elle considère que le Plan national de diversification productive est une initiative gouvernementale intéressante qui mérite d'être mieux développée. Cependant, l'amélioration ne peut venir que d'une meilleure connexion avec le reste du monde, mais aussi à l'intérieur du pays. La réunion annuelle du CADE s'est tenue à Lima entre le 9 et le 12 septembre.
Le ralentissement de l'économie se traduit par ailleurs dans la chute du PIB qui est estimé aujourd'hui à 3%, alors que les prévisions tablaient sur 4%. Selon le ministre d'Économie, Alonso Segura, cette situation est liée à la dévaluation du yuan, à la baisse de la production chinoise, mais également à la chute des prix des matières premières, la plus forte enregistrée depuis 65 ans (La República du 5 septembre). En désaccord avec les analystes, le ministre a estimé qu'en 2016 la croissance du PIB remontera à 4% grâce à une augmentation de la production minière et à un plus grand investissement public, et il prédit que le Pérou sera à la tête de la croissance en Amérique latine…
Alonso Segura a également annoncé que le budget de l'année 2016 accordera la priorité à l'éducation et à la santé, avec près de 139 millions de soles, soit 6,6% d'augmentation par rapport à 2015. Le secteur éducatif recevra l'équivalent à 4,1% du PIB (près de 25 millions de soles) ; la nouvelle loi de réforme éducative va bénéficier d'un budget de deux millions de soles (La República du 5 septembre).
Il faut ajouter ici que la crise de l'économie brésilienne, qui enregistre actuellement 2% de récession, touche l'ensemble de l'Amérique du Sud, notamment les pays du Mercosur (Argentine, Paraguay, Uruguay et Venezuela), mais aussi le Pérou (La República du 30 août). On verra plus loin que la crise brésilienne concerne également la corruption qui agite le pays depuis 2014 et entache le mandat de Dilma Roussef.
Le modèle d'extraction des ressources naturelles continue à poser des problèmes sociauxDepuis le début de l'année, les conflits sociaux associés à l'exploitation des matières premières par des entreprises étrangères se sont multipliés. Le dernier en date concerne l'attribution du Lote 192 à une entreprise canadienne, Pacific Stratus Energy, contre l'avis des populations locales qui exigent que l'exploitation du pétrole dans cette zone du département amazonien de Loreto soit accordée à l'entreprise nationale Petroperú. Après une période d'affrontements et des marches de protestation des populations locales, dont des natifs amazoniens qui habitent la région, le Congrès a approuvé la participation de Petroperú dans l'exploitation du Lote 192 . Précisons que l'entreprise nationale Petroperú était rentable jusqu'à ce que Fujimori, au nom du modèle ultralibéral en vogue dans les années 1990, décide de lui interdire l'exploration de nouvelles réserves de pétrole et leur exploitation. L'extraction passa alors aux entreprises étrangères. Aujourd'hui encore, 51,7% de la production pétrolière péruvienne et 42% des réserves, se trouvent aux mains de ces entreprises, dont Pluspetrol (compagnie espagnole) qui se taille la part du lion. Depuis plus de 15 ans, le ministère de l'Économie continue à convaincre les présidents péruviens successifs (Toledo, García, Humala) que l'exploitation du pétrole doit rester aux mains d'entreprises étrangères au détriment de Petroperú. Or, même si sa production reste modeste (environ 69,000 barils par jour), Petroperú pourrait fournir à l'État des revenus intéressants, suivant le modèle étatique colombien qui produit du pétrole en association avec des entreprises privées (La República du 3 septembre).
Au début septembre, les natifs de plusieurs groupes ethniques [Urarinas, Ashuar, Quechua] du bassin du fleuve Corrientes, département de Loreto, ont protesté contre le retour de l'exploitation du Lote 192, en interrompant le trafic de la route Yurimaguas-Tarapoto, et en fermant les ports et les marchés de ces zones où opère également la compagnie espagnole Pluspetrol. Daniel Saboya, chef des communautés de la région, a déclaré qu'ils étaient prêts à s'opposer aux compagnies « jusqu'au bout » car ils ne permettront plus que des milliers de natifs soient condamnés à vivre dans la pauvreté. Ils réclamaient la présence d'un interlocuteur de haut niveau pour négocier des compensations pour la contamination des sols et pour l'administration du Lote 192 (La República du 2 septembre). La ministre de l'Énergie et des Mines, Rosa María Ortiz, n'a pas participé à la réunion convoquée sur cette question par la commission des Peuples andins, amazoniens et afro-descendants du Congrès, arguant qu'elle devait assister au conseil des ministres. La nouvelle a été très mal prise et la ministre a été accusée d'arrogance (La República du 1er septembre).
Photo 4 : Les natifs de Loreto protestent contre l'exploitation du Lote 192 (Archives Servindi)
Le projet d'exploitation du cuivre dans la vallée de Tía María (Islay, Arequipa), par l'entreprise mexicaine Southern, a été une autre source de conflits pendant les premiers mois de 2015. En juillet, les marches de protestation des paysans de la zone de la vallée de Tambo qui dénonçaient les graves impacts écologiques de cette entreprise, se sont soldées par un mort et des dizaines de blessés. Le doyen du Collège des avocats, Alfredo Alvarez Díaz, a déclaré que Tía María n'était pas viable. L'exploitation minière causerait de graves dégâts à l'agriculture et contaminerait les sols, le fleuve Tambo et même l'océan [Arequipa est situé à 100 km du Pacifique]. Alfredo Alvarez demandait de changer la législation pour permettre à l'État de participer aux exploitations minières du pays à hauteur de 51%, et qu'il régule correctement ces dernières (La República du 29 juillet).
La Foire gastronomique « Mistura 2015 » : 8ème édition
Au Pérou, les problèmes de fracture sociale et de pauvreté n'ont pas empêché l'émergence d'une célébration particulière, devenue le cœur de l'identité nationale en voie de construction. Elle concerne la cuisine, dans sa grande diversité culturelle et régionale, à l'image du pays et des Péruviens. Décriée par certains comme une extravagance, la Foire gastronomique « Mistura 2015 » a été inaugurée en grande pompe le 2 septembre par le président Humala qui a déclaré que « Mistura c'est aussi l'inclusion sociale » et que « la cuisine est fondamentale pour l'intégration de la société. ». L'Association péruvienne de gastronomie, organisatrice de l'événement, a obtenu l'adhésion massive des autorités nationales et locales et de la population tout entière. La Foire Mistura renforce la commune adhésion aux richesses culinaires péruviennes qui ont reçu toutes les influences possibles et imaginables, asiatiques, européennes, africaines et bien évidemment locales, de la côte, la sierra et l'Amazonie. On attend cette année un demi-million de visiteurs dans les locaux installés à la Costa Verde, en face du Pacifique, 182 stands, plus de 1,000 producteurs, et plus de 1,500 plats divers et variés. Dans El Gran Mercado, environ 250 producteurs offrent des fruits, des légumes, des pains, des fromages et autres victuailles à petits prix. Des centaines de cuisiniers et des grands chefs, péruviens et étrangers, participent à cette foire gastronomique déjà connue dans le monde entier, et source d'emplois au niveau national et international. Le grand chef Gastón Acurio a déclaré qu'il est paradoxal qu'un pays comme le nôtre, où la faim et de la malnutrition touche un tiers des Péruviens, soit devenu une référence en matière culinaire (La República du 4 septembre ).
Photo 5 : Foire gastronomique internationale Mistura 2015
12 ans après le Rapport final de la CVR : presque tout reste à faire
Il y a 12 ans le Rapport final de la Commission de la vérité et la réconciliation était rendu public, et l'on peut encore affirmer que presque tout reste à faire pour que l'État adopte les recommandations proposées par les meilleurs spécialistes des sciences sociales du pays. C'est également le constat de Jorge Bracamonte, secrétaire de la Coordinadora nacional de derechos humanos, qui considère qu'on doit cette situation aux hommes politiques peu enclins à reconnaître les faits, et leurs responsabilités pendant la période du conflit. Cette résistance génère une impasse et l'impossibilité de commencer tout processus de réconciliation (La República du 27 août).
Félix Reátegui, ancien coordonateur de la publication résumant le Rapport Final, le Hatun Willakuy (2004), a remarqué que ce document détaille de manière approfondie les violations massives des droits humains commises par les organisations subversives et par les forces armées et l'État. Le Rapport apporte une explication historique et sociale à la période de violence, mais il met aussi en lumière les défauts anciens de l'État, de la société, et réclame une renaissance de valeurs perdues, dont l'humanisme. Depuis 2003, très peu de choses ont changé dans la vie politique nationale. On continue à vivre sous le règne de l'improvisation, sans engagement réel dans la démocratie, et dans un contexte marqué par la corruption. Le message du Rapport final de la CV reste donc entier : apprendre de ce passé, que le présent nous rappelle tous les jours (La República du 28 août).
De son côté, le Dr Salomón Lerner, ancien président de la CVR, a rappelé, encore une fois, l'importance de la réconciliation nationale qui a besoin de la reconnaissance des responsabilités directes ou indirectes dans les crimes commis, et le devoir de mémoire de l'État péruvien. Il s'agit avant tout du devoir de respecter le droit à la vérité et de rendre possible sa prise de conscience à travers une mémoire éthique. Pour le Dr Salomón Lerner, il faudrait également rétablir l'autorité de la justice pénale à travers la sanction des auteurs des crimes, et enfin la réparation matérielle et morale des dégâts des victimes. La réforme des institutions est nécessaire en tenant compte du fait qu'elles ne se sont pas comportées de manière digne pendant le conflit armé ; les gouvernements ont le devoir d'établir une société de citoyens, égaux en dignité, dans un climat démocratique. La société se doit, elle aussi, de participer à la construction d'une nouvelle société pour atteindre l'État de droit (La República du 4 de septembre ).
Malgré les années passées depuis la fin de la guerre interne, qui fut une guerre civile dans les régions les plus touchées par le conflit (Villasante, sous presse ), la société péruvienne continue de nier la réalité de violence subie par des milliers de compatriotes. Rappelons une nouvelle fois que plus de 70,000 personnes ont trouvé la mort, 15,000 ont disparu, un million ont été déplacées, et 6,000 Ashaninka sont morts dans les camps du Sentier Lumineux entre 1989 et 1995 . Pour ne prendre qu'un exemple, l'existence des enfants-soldats et des camps de mort n'est même pas évoquée, ni par les autorités, ni par les rares chercheurs qui travaillent sur cette problématique.
Photo 6 : Le Dr Lerner rend public le rapport final de la CVR le 28 août 2003 (Archives de La República)
Rocío Silva Santisteban, membre de la Coordinadora nacional de derechos humanos, a récemment remarqué que les termes utilisés dans le Rapport final pour qualifier les faits de violence, c'est-à-dire « conflit armé interne », « violence politique », « terrorisme » et « guerre populaire » sont dénaturés par ceux que j'appellerai les négationnistes. Certains groupes avancent en effet que le Rapport final accuse les forces armées d'avoir déclenché le conflit, et retire toute responsabilité aux organisations subversives, le Parti communiste du Pérou et le Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru. Et l'utilisation des expressions issues du Rapport final [conflit armé interne, guerre interne] suffit à déclencher les invectives des négationnistes ; comme celle qu'a reçue Rocío Silva via Tweeter, et qu'elle dénonce . Le négationnisme actuel face à la guerre interne est né de campagnes de diffamation organisées par le régime d'Alberto Fujimori et de son bras droit, Vladimiro Montesinos, tous deux emprisonnés pour de longues peines. Mais s'il se reproduit, et contamine aussi les jeunes nés dans les années 1990, c'est en raison de l'absence totale de reconnaissance du Rapport final par l'État, a minima comme constat historique de base.
—Parution de la version résumée du Rapport final de la CVR : LE GRAND RECIT DE LA GUERRE INTERNE AU PEROU
Une bonne nouvelle en cette année de commémoration du Rapport final avec la parution de la version française du Hatun Willakuy, que j'ai eu l'honneur de réaliser avec la collaboration de Christophe de Beauvais, et le soutien du Dr Salomón Lerner, de Félix Reátegui, et d'Orieta Pérez. L'ouvrage est paru sous le titre Le grand récit de la guerre interne au Pérou (juin 2015, L'Harmattan), après le travail d'édition de Dominique Fournier (Maison des sciences de l'homme), et de Joëlle Chassin, directrice de la collection Recherches et Documents aux Amériques de L'Harmattan. Cette publication permettra de faire mieux connaître le passé de violence récent du Pérou dans le milieu académique francophone ; ce qui favorisera, nous l'espérons, les études comparées avec d'autres situations de guerre civile dans le monde. Le grand récit de la guerre interne au Pérou a été présenté le 8 octobre à la Maison de l'Amérique latine à Paris, et le 21 octobre à l'Alliance française de Lima, à l'invitation de l'ambassadeur de France au Pérou, Fabrice Mauriès, et avec la participation du Dr Lerner, du Dr Eduardo Vega (Defensor del Pueblo), de Félix Reátegui, et de l'auteure de cette chronique .
Photo 7 : Le Grand récit de la guerre interne au Pérou, juin 2015
La situation des Droits humains : entre indifférence et déni de réalité
De même que ses prédécesseurs Toledo et García, le président Ollanta Humala a fait très peu de choses pour avancer dans les tâches urgentes enregistrées par le Rapport final de la CVR. Cela étant, deux décisions viennent d'être adoptées par le gouvernement en matière de réparation aux victimes de la guerre interne ; d'une part, le ministre de la Justice et Droits humains, Gustavo Adrianzén, a annoncé le 28 juin que 2,8 millions de soles seraient alloués aux sept régions du pays dans le cadre du Plan intégral des réparations collectives. Il s'agit d'Apurímac, Ayacucho, Huánuco, Pasco, Puno, San Martín et Ucayali. Notons l'absence de la région de Junín qui a été durement touchée par le conflit armé. L'apport financier est destiné aux projets de développement rural et sera géré par les gouvernements régionaux, sous la surveillance de la Commission de haut niveau (CMAM) qui administre les politiques de l'État en matière de paix, réparation collective et réconciliation nationale (El Peruano, et La República du 1er juin). D'autre part, la CMAM a approuvé une liste de 1,021 personnes qui recevront des réparations individuelles pour un montant total de 3,9 millions de soles [environ 1,3 millions d'euros] ; il s'agit de la liste n°17 des bénéficiaires recensés dans le Registre Unique des victimes depuis 2011 (El Peruano, et La República du 1er août).
Précisons que le Programme des réparations économiques a commencé en juillet 2011, et selon le bilan établi en septembre 2014, l'État a distribué près de 321 millions de soles à 72,446 victimes et proches de celles-ci. La somme allouée aux victimes est de 10,000 soles ; elle est répartie aux proches selon leur degré de parenté ; on estime ainsi que 41% des bénéficiaires ont reçu 1 000 soles ou moins, une somme peu significative (Document du Conseil des réparations, janvier 2015, communiqué par Sofia Macher, ancienne présidente du Conseil des réparations du Pérou).
Les 15,000 disparus, qui sont probablement bien plus nombreux, le restent toujours et personne ne les recherche ; Claudia Cisneros rapporte que selon Rafael Barrantes, du programme des personnes disparues de la Croix Rouge, les recherches dépendent d'un procès qui reste souvent lettre morte, par manque de preuves contre les responsables, ou par manque de juges. De son côté, José Pablo Baraybar, membre de l'Équipe péruvienne d'anthropologie légale, signale que l'État a adopté une approche technocratique et judiciaire au détriment d'une approche humanitaire. Ainsi, au lieu de rechercher directement les responsables qui, dans la majorité des cas, ne sont pas précisément connus (ils faisaient partie de colonnes de l'armée ou des subversifs), on ferait mieux de rechercher les personnes dont les proches ont déposé un avis de disparition et de diligenter une enquête sur cette base. Par ailleurs, les témoins des disparitions sont en train de disparaître 30 ans après les faits et leurs témoignages sombreront dans l'oubli ; cela d'autant plus qu'il n'existe pas de registre des personnes disparues, ni des témoins.
Photo 8 : Fosse commune de Chungui [Ayacucho], septembre 2014 [Archives de La República]
Le Rapport final de la CVR a répertorié 6,462 fosses communes, et de nombreuses fosses ont été retrouvées depuis 2003. Pourtant, aucune carte n'a été dressée pour signaler l'emplacement de ces fosses. Il n'existe pas non plus de programme d'exhumations, ni de budget alloué pour cette tâche. Depuis 12 ans, le Ministère Public n'a exhumé que 3,100 cadavres dont 1,715 ont été identifiés, et 1,599 rendus aux proches. Gisella Vignolo, de la Defensoría del Pueblo, considère que l'absence d'une politique affirmée de recherche des disparus est la cause de cet énorme retard. Depuis 2014, un projet de loi pour la recherche des disparus, qui propose une stratégie humanitaire, un plan national de recherche, d'identification et de restitution des corps, en parallèle avec les procès en cours, a été déposé au ministère de la Justice (La República du 6 de septembre).
Comment comprendre que cette Loi de recherche des disparus n'ait pas été approuvée jusqu'à ce jour ? L'inertie du gouvernement de Humala, certes, le refus des forces armées de reconnaître – en partie – leur responsabilité, certes encore, mais le désir des citadins d'oublier des victimes, en majorité rurales et non éduquées, exprime aussi un refoulement et un déni de réalité, observé ailleurs dans le monde.
— Visite des ambassadeurs de l'Union Européenne au Lieu de mémoire de Junín
Une délégation de l'Union européenne, présidée par Irène Horejs, et composé des ambassadeurs d'Allemagne, de France, d'Autriche, de Belgique, de Grande Bretagne, de Pologne, de la République Tchèque, et de Roumanie, a visité le Lieu de mémoire de la région de Junín, situé à Huancayo, capitale régionale. Il s'agit du premier lieu consacré à la mémoire de la guerre interne, qui fut inauguré le 2 juin 2014, et qui devrait être déclaré patrimoine culturel de la région par le ministère de la Culture. Précisons que le Lieu de mémoire construit à Lima n'est pas encore achevé et qu'après plusieurs changements de direction, le contenu muséographique s'écarte aujourd'hui des acquis du Rapport final de la CVR.
La visite de l'UE à Huancayo a permis d'affirmer l'importance mémorielle de ce lieu dans une région qui fut au cœur du conflit entre 1990-2000, et la nécessité de le conserver en l'état, c'est-à-dire dans le cadre de la commémoration de la guerre, de la reconnaissance des faits qui ont conduit à celle-ci, et des responsabilités des acteurs majeurs : les groupes subversifs (Sentier Lumineux et MRTA), les forces armées et les milices civiles. L'ambassadeur de France, Fabrice Mauriès, m'a indiqué que ses collègues et lui-même avaient été agréablement surpris par le caractère objectif, équilibré et sensible du parcours muséographique, surtout les salles consacrées à l'histoire de l'Université du centre [Communication personnelle, le 24 juin 2015 ]. La dirigeante nationale ashaninka Luzmila Chiricente et moi-même avons collaboré avec l'architecte Marisol Zumaeta, responsable de la muséographie, à la présentation de la vitrine consacrée aux peuples ashaninka et nomatsiguenga, qui ont été décimés pendant la guerre interne [la CVR estime que 6,000 d'entre eux y ont trouvé la mort].
Photo 10 : Visite au Lieu de mémoire de Junín, mai 2014 (Vladimir Cerrón, ancien président de la région Junín, Luzmila Chiricente et Marisol Zumaeta) [©Villasante 2014]
— Visite d'une délégation de l'ONU au cimetière de La Hoyada, Ayacucho
Une autre visite d'importance a été effectuée le 6 juin 2015 par une délégation de l'ONU au cimetière de La Hoyada (Ayacucho), où ont été enterrées des centaines de personnes par les militaires de la base Los Cabitos. La CVR a établi que dans cette caserne des fours crématoires avaient été installés pour faire disparaître les corps des détenus, notamment entre 1983 et 1985. La délégation était présidée par Ariel Dulitzky (Argentine), et composée d'experts venus de Bosnie, du Liban, du Maroc et du Canada. Une autre mission avait visité le lieu en 1985 et 1986 avec l'objectif d'étudier les mesures adoptées par l'État péruvien pour prévenir et éradiquer les disparitions et examiner la situation des thèmes connexes de vérité, de justice, de réparation et de mémoire.
Photo 11 : Cérémonie lors de la visite de l'Union européenne à La Hoyada (Centro Loyola d'Ayacucho, le 6 juin 2015)
Les recherches dans le cimetière de La Hoyada sont conduites par l'équipe de médecine légale du Ministère public (EFE), et ses responsables ont accompagné et guidé le groupe international. Ils ont montré les quatre fours de crémation alimentés à l'essence, et le précipice où étaient déchargés les restes des incinérations dans le fleuve Huataca. Parmi les personnalités péruviennes qui suivaient la visite (du ministère de Justice, du ministère des Affaires étrangères, du gouvernement régional d'Ayacucho, des associations de victimes), se trouvait la procureure Luz del Carmen Ibañez Carranza qui, à l'encontre de l'avis du Sistema de defensa nacional, a lancé le premier procès sur les disparitions forcées dans ce lieu en 2000, procès néanmoins suspendu après le dépôt de plaintes. Deux autres procès ouverts sur les affaires Cabitos II (1984) et Cabitos III (1985), sont également suspendus après le dépôt de plaintes : 30 ans après les faits, aucune condamnation n'a été prononcée.
Les recherches des fosses communes dans La Hoyada ont commencé en 2001 ; les techniciens ont analysé 3,031 zones d'excavation, l'un des plus grands chantiers de ce type au niveau international, équivalent à ceux du Guatemala [200,000 morts, dont 75% de Maya]. Les proches des victimes, organisés au sein de l'Association nationale des proches, séquestrés, détenus et disparus du Pérou [ANFASEP], ont demandé au gouvernement régional la construction d'un sanctuaire dans les 7 hectares qui restent à La Hoyada sur un total initial de 35 hectares. Le sanctuaire rendra hommage aux victimes de la Base Los Cabitos, et aux victimes de la guerre dans le pays.
La délégation de l'ONU a publié un document avec ses principales observations. Elle constate l'abandon des violations systématiques des droits humains, et des disparitions forcées ; et souligne la contribution de la CVR, des associations des victimes, de la société civile, et de quelques secteurs de l'État dans les avancées enregistrées depuis 2000. Le document réclame à l'État une politique plus cohérente à l'endroit des victimes et de leurs proches, et souligne que les forces armées doivent s'engager clairement pour collaborer à la recherche de la vérité et de la justice : « cela rendrait plus fort un État qui s'oppose à ce que des violations graves des droits humains soient commises en son nom ». La délégation souhaite aussi des statistiques claires sur les disparitions forcées, tout en considérant l'importance des données actuelles (rappelons qu'entre 2002 et 2015, 3,202 corps ont été exhumés, dont 1,873 ont été identifiés, et 1,644 ont été rendus aux proches des victimes). Le document conclut en affirmant que les séquelles de la guerre sont profondes, raison pour laquelle il propose :
(1) que l'État se fixe comme priorité la recherche des disparus,
(2) qu'il travaille sur le problème des inégalités, qui furent causes puis conséquences de la violence politique,
(3) que les forces armées s'engagent dans la recherche de la vérité et de la justice,
(4) que le gouvernement établisse une banque des données, un plan national de recherche des disparus, une carte des fosses communes, et une loi sur les disparitions forcées.
(5) Enfin, il signale que les procès aboutis sont très peu nombreux, que les procédures sont très lentes avec des milliers de dossiers en attente, que les sanctions appliquées aux responsables sont très légères, et que les victimes ne bénéficient pas d'un suivi psychologique (La República du 6 juin).
Les conclusions de la visite de la délégation de l'ONU soulignent le rôle central de l'État et des forces armées dans le rétablissement de la vérité et de la justice. Il est probable que la présence de cette délégation dans le pays ait encouragé l'équipe d'anthropologie légale (EPAF) du Ministère Public à demander au ministre de la Justice, Gustavo Adrianzén, de concrétiser son engagement afin que le projet de loi de recherche de personnes disparues soit approuvé cette année par le Conseil des ministres. Le 7 septembre, Gisela Ortiz, directrice de l'EPAF, a rendu publique cette demande accompagnée des proches des victimes (La República du 7 septembre).
— Registre des stérilisations forcées durant le régime de Fujimori
Le vice-ministre des droits humains, Ernesto Lechuga, a déclaré que le registre officiel des victimes des stérilisations forcées entre 1996 et 2000 ne peut pas être créé car « les cas sont en cours de procès ». Un seul cas a été porté auprès de la Cour Interaméricaine des Droits Humains (CIDH), celui de Mamérita Mestanza, décédée à la suite de sa stérilisation forcée, et aucun procès n'est en cours dans le pays. La demande de création de ce registre provient des associations des victimes soutenues par Amnesty International, et elle a été lancée en juillet 2015 pour obtenir des réparations de l'État. Selon leurs estimations, on compterait plus de 270,000 cas, dont 2,000 seulement ont été identifiés. L'avocat des victimes, Sigfredo Florián (Institut de défense légale, IDL), a rappelé que l'affaire des stérilisations massives pratiquées par le régime de Fujimori n'avait pas été portée devant la justice, et qu'elle restait au stade de la recherche sous le contrôle de la procureure Marcelita Gutierrez. Celle-ci doit recueillir des témoignages dans la région de Huánuco, puis à Huancavelica, mais on ignore encore quelles sont les autres régions qu'elle doit visiter avant la fin de son mandat, en décembre (La República du 7 septembre).
— L'affaire Chavín de Huántar : la Corte IDH contre l'État péruvien
En juin, le ministre de Justice, Gustavo Adrianzén, a annoncé que la CIDH, présidée par Humberto Sierra Porto, avait émis un arrêt pour l'une des trois exécutions de membres du MRTA lors de la prise de la résidence de l'ambassade du Japon, en décembre 1996. L'arrêt considère que l'État péruvien doit poursuivre l'investigation sur l'exécution du terroriste Eduardo Nicolas Cruz Sanchez, alias « Tito », pour déterminer la cause de sa mort, et qu'il ne devra pas payer d'indemnité aux proches. Cependant, la CIDH demande que l'État verse une indemnité de réparation au frère de la victime, Edgar Odón Cruz (La República du 29 juin ).
Comme on pouvait s'y attendre, l'un des membres du commando Chavín de Huántar, le général Hugo Robles del Castillo, a déclaré que la décision de la CIDH était honteuse et constituait un affront au pouvoir judiciaire du Pérou car des militaires comme lui-même avaient été « jugés pour avoir défendu l'État de droit et la démocratie » (La República du 29 juin). Ce type de position représente en effet une constante au sein des forces armées, notamment au sein de la hiérarchie militaire qui a ordonné des exécutions extrajudiciaires en suivant les consignes du président Fujimori, de son conseiller Vladimiro Montesinos, et du général des armées Hermoza Ríos.
Gloria Cano, directrice de l'ONG Association pro-droits humains (APRODEH), qui a pris la défense des subversifs exécutés [en 2011 la CIDH a reconnu l'existence de 8 exécutions], précise que la décision de la Cour condamne les exécutions, mais pas l'opération qui a permis de libérer les otages le 22 avril 1997. Il reste à déterminer en effet si « Tito » avait tenté de s'échapper après avoir a été vu en vie par trois témoins. Enfin, Cano a souligné que l'État avait présenté des arguments incohérents, dépensant d'importantes sommes d'argent en avocats, alors qu'il savait pertinemment que Eduardo Cruz avait été exécuté ; il a tenté ainsi « de nier une vérité plus claire que l'eau de source » (La República du 29 juin ).
Photo 12 : Fujimori surveille l'Opération Chavín de Huántar [Archives de La República]
— Procès en justice des subversifs du MRTA
Le procès du colonel de l'armée Jesús Zamudio Aliaga pour homicide qualifié contre Eduardo Cruz a débuté le 31 août. Il avait été jugé par contumace en 2002 ; en 2012 le tribunal chargé de l'affaire déclara que « Tito » avait été exécuté par les forces de l'ordre sans identifier le ou les responsables. Il y a une dizaine de jours, l'ancien militaire s'est présenté de lui-même devant la justice et son procès a pu enfin commencer (La República du 30 août).
Víctor Polay Campos, chef historique du Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA), condamné à 25 ans de prison, a été opéré avec succès au mois de mars à l'Hôpital Naval du Callao. On doit rappeler qu'en janvier 2014, Polay avait demandé, avec trois autres subversifs de son ancienne organisation (Peter Cárdenas Schulte, Miguel Rincón), et le senderiste Oscar Ramirez Durand, un transfert dans une prison ordinaire. Les détenus se plaignaient du régime de visites, de l'absence de directeur à la prison de la Base navale, et l'impossibilité de suivre des études. Le Tribunal constitutionnel a rejeté les demandes en précisant que la prison est sous l'autorité des forces armées, que la restriction des visites aux proches est due au haut niveau de dangerosité des prisonniers. Cependant, le tribunal a accepté qu'on leur permette de suivre des études (La República du 9 avril 2014, et du 27 mars 2015).
D'autre part, l'ancien numéro deux du MRTA, Peter Cárdenas Schulte, doit sortir de prison après 25 ans de détention. Au total, une cinquantaine de subversifs devraient être libérés cette année (La República du 12 janvier 2015).
— Libération d'enfants-soldats, captures de senderistes au VRAEM, et MOVADEF
Le 23 juillet, une opération conjointe de la police antisubversive et de l'armée a libéré 26 enfants et 13 adultes dans le secteur 5 du VRAEM. Selon le vice-ministre de la Défense, Iván Vega, les personnes libérées ont été emmenées à la base de Mazamari pour recevoir des soins, plusieurs montraient en effet des signes de malnutrition sévère. Ceux que les autorités continuent à nommer « mineurs » sont en réalité des enfants-soldats qui font partie des stratégies senderistes de production continue des nouvelles recrues depuis le début de leurs actions terroristes en 1980.
Photo 13 : Natifs amazoniens libérés du camp senderiste du VRAEM, secteur 5 [Archives de La República]
Aujourd'hui, les néo-senderistes du VRAEM appellent les camps d'internement senderistes des « centres de production ». Selon les autorités, la majorité des enfants sont les fils de chefs terroristes et de femmes séquestrées et violées. Lors de la dernière opération, on a libéré des enfants de 1 à 14 ans ; ils devaient rester dans les « centres de production » jusqu'à l'âge de 13-14 ans, et intégrer ensuite les colonnes senderistes. Certains enfants ont été séquestrés dans les communautés de la région et leurs parents n'osent pas dénoncer les faits par peur des représailles. Parmi les adultes, il y avait des femmes de 70 ans séquestrées depuis plusieurs années dans une maison d'hôtes de religieuses à Puerto Ocopa (province de Satipo, Junín). Enfin, contrairement à ce qu'affirme Ivan Vega, il ne s'agit pas « d'esclaves » mais de personnes capturées pour servir de main-d'œuvre, de chair à canon et/ou de futures mères pour les camps terroristes qui existent toujours au Pérou (La República du 27 août 2015). La réalité des camps d'internement demande à être reconnue comme telle au Pérou, et elle demeure inconnue des chercheurs nationaux et étrangers.
Au début du mois d'août les senderistes qui avaient remplacé « Alipio » et « Gabriel » [tués lors d'une opération anti-subversive le 12 août 2013] ont été capturés. Ils se préparaient à lancer une nouvelle attaque contre les installations de gaz de Camisea (Cusco) et rackettaient les narcotrafiquants de la région pour financer leurs activités. Il s'agit d'Alexander Alarcón Soto, « Renán », et Dionisio Ramos Limaquispe, « Yuri ». La capture a été réalisée par un groupe d'agents de la Direction contre le terrorisme (DIRCOTE), en coopération avec d'anciens terroristes infiltrés dans l'organisation néo-senderiste du VRAEM [Vallée des fleuves Apurímac, Ene et Mantaro]. La présence de « Renán » fut détectée le 9 août dans la localité de Helares (Kimbiri, La Convención, Cusco), et transmise à la base militaire de San Francisco (La Mar, Ayacucho). « Renán » était le bras droit du sinistre « Gabriel », qui avait accordé un entretien à La República le 17 avril 2012 ; « Renan » dénonça les préparatifs des nouveaux attentats sous la direction du camarade « José », nouveau chef senderiste du VRAEM, et dénonça également Dionisio Ramos, l'un des hommes de confiance du sanguinaire « Alipio ». Le camarade « Yuri » fut capturé le lendemain dans la localité de Kepashiato (Echarate, La Convención).
Le vice-ministre des politiques pour la Défense, du ministère de la Défense, Iván Vega, a déclaré que, grâce à ces arrestations, la colonne du Sentier Lumineux de la zone sud de La Convención avait été totalement détruite. Cependant, une autre colonne pourrait être recréée par les terroristes. Selon la police, « Renán » et « Yuri » étaient en train d'organiser une colonne d'une quinzaine de jeunes hommes et de plusieurs mineurs entraînés pour participer aux attaques contre les installations de Camisea.
Photo 14 : Capture de « Renán » [Archives de La República]
Luz Ibañez Carranza, procureur de la région pour les actes de terrorisme, a déclaré que le rôle des informateurs infiltrés était crucial dans les opérations en cours, et que le Ministère Public garantissait le respect des droits humains aux terroristes « pour éviter des excès ». Les terroristes capturés sont interrogés par le procureur Eleida Aguilar Solórzano dans les locaux de la DIRCOTE de Lima (La República du 11 août 2015 ).
Selon son propre témoignage, « Renán » était un enfant-soldat capturé par le Sentier Lumineux en 1991, dans la localité de Micaela Bastidas du district de Pangoa (Satipo, Junín). Selon lui, son groupe, environ 300 personnes, fut déplacé vers la forêt par une colonne dirigée par les frères Quispe Palomino, « José » et « Raúl ». Ces déplacements forcés constituaient une stratégie courante du Sentier Lumineux dans les zones d'Amazonie et de haute montagne [i.e. Chungui et Oreja de Perro, Ayacucho]. Il s'agissait de créer des camps de rééducation destinés à devenir les noyaux de la future société communiste. Selon le récit de « Renán », les villageois furent forcés de marcher pendant plusieurs jours dans la zone d'Ayahuanco avant d'atteindre Vizcatán, localité devenue le centre des opérations des frères Quispe. Après leur arrivée à Vizcatán, les femmes étaient affectées à la production agricole et les enfants endoctrinés dans l'école populaire. « Renán » suivit une formation militaire poussée et devint le bras droit de « José » (La República du 3 septembre 2015 ).
Le 24 juin, l'ancien chef senderiste du Huallaga, Florindo Flores Hala, alias « Artemio », capturé en 2013, fut interrogé à la base navale du Callao, où il purge sa peine de prison, par la commission du Congrès chargée de l'influence du trafic de drogues dans les partis politiques. Rosa Mavila, présidente de cette commission, a déclaré qu'il s'agissait de recueillir sa version sur les liens qu'entrenenait son organisation avec les autorités locales et régionales. Or, encore une fois « Artemio » a nié sa relation avec les narcotrafiquants, malgré les nombreuses preuves recueillies par les autorités judiciaires. Cependant, des propositions législatives pour prévenir et sanctionner le trafic des drogues restent à l'ordre du jour (La República du 24 juin 2015).
Quelques jours avant, le 1er juin, le département du Trésor des Etats-Unis a annoncé que le groupe terroriste Sentier Lumineux était dorénavant inscrit sur la liste noire des narcotrafiquants internationaux et que les biens des terroristes Víctor Quispe Palomino, Jorge Quispe Palomino et Florindo Flores seraient gelés aux Etats-Unis. Selon les autorités nord-américaines, les senderistes exigent des redevances aux producteurs de cocaïne et offrent transport et protection armée aux trafiquants. Voilà de bonnes nouvelles, mais on peut se demander pourquoi il a fallu une trentaine d'années pour qu'une telle mesure soit prise.
Politique générale : démocratie faible, corruption et aveuglement
Les élections de 2016 suscitent des préparatifs encore désordonnés et, comme on le notait dans l'introduction, les candidats de 2011 sont revenus sur le devant de la scène politique, mais sans susciter l'adhésion des électeurs. La cote de popularité du président est au plus bas (17%) et celle de son épouse Nadine Heredia, secrétaire général du Parti nationaliste est tombée à 15% [El Comercio, le 14 juin]. Selon une enquête d'intention de vote publiée le 30 août, Keiko Fujimori recevrait 32% des voix, suivie par Pedro Pablo Kucinski (13%), Alan García (6%), Toledo (4%), Urresti (3%°), Lay (2%), Mauricio Diezcanseco (1%) et enfin Veronica Mendoza (1%). La candidate populiste d'extrême droite se trouve ainsi à la tête des intentions de vote et elle bénéficie d'un nombre important d'électeurs venus des classes populaires (38%), surtout à l'intérieur du pays (34%). On constate également, sans surprise, que le candidat de la droite libérale recueillerait majoritairement les voix du secteur urbain (15%) et au sein des classes supérieures (27%) et des classes moyennes (16%). En revanche, García recueille l'adhésion des groupes urbains (7%), des classes supérieures (9%) et moyennes (8%), notamment à Lima (9%). Il est important de remarquer que selon ce sondage 19% des personnes interrogées déclarent voter blanc, et 12% sont sans opinion ; des marges d'incertitude élevées qui suggèrent que des candidats indépendants, des outsiders, pourraient apparaître au cours des mois prochains. Cela d'autant plus que les politiques professionnels sont massivement rejetés par la société civile.
Photo 15 : Candidats aux élections présidentielles : Fujimori, García et Toledo [TVPerú, 2015]
Comment comprendre que 32% des Péruviens envisagent voter pour la fille du dictateur Fujimori ? Vu de l'extérieur, ce choix est parfaitement incroyable. Pourtant, une telle aberration met au grand jour la fracture constante entre les gouvernements et les hommes politiques urbains qui dirigent le pays depuis Lima, et l'importance croissante dans la scène nationale des électeurs ruraux, éloignés des nouvelles technologies de communication (Internet, réseaux sociaux) omniprésentes dans les villes. Keiko Fujimori attire des électeurs pauvres et ruraux en raison des campagnes massives réalisées par son père à l'intérieur du pays ; par exemple, en Amazonie centrale [où je mène mes enquêtes de terrain], où les paysans se souviennent que Fujimori a construit des routes, des écoles, des centres sanitaires, et qu'il était « comme nous ». Keiko a fait des campagnes identiques, faisant croire aux gens qu'elle s'inquiète vraiment pour leur sort.
Contrairement à eux, le président Humala s'est déplacé à l'intérieur du pays mais il n'a pas réussi à établir des relations de confiance avec la population, qui a peu bénéficié de sa politique. Dernièrement, Humala a visité la ville de Satipo avec la première dame, sans évoquer un seul instant la situation d'abandon des Ashaninka et des Nomatsiguenga, ainsi que des migrants quechua qui y sont installés après avoir tant souffert pendant le conflit armé interne. Le couple présidentiel a cru bon s'habiller comme les natifs amazoniens, sans un seul mot de reconnaissance pour leur soutien dans la lutte contre les terroristes du Sentier Lumineux et du MRTA .
Photo 16 : Humala et Heredia à Satipo, portant des habits ashaninka [Archives de La República]
D'autres enquêtes ont montré également que la société civile associe Fujimori, García et Toledo avec la corruption, puisqu'ils font tous l'objet d'enquêtes ; et la majorité se déclare plutôt « contre » ces candidats : 68% contre Garcia, 43% contre le PPK et 41% contre Keiko Fujimori (La República du 30 août 2015 ). Il est cependant encore tôt pour évaluer la situation électorale et les implications d'un premier tour favorable à Fujimori. On est sûr en tout cas que le pays traverse aussi une période de stagnation politique, gangrenée par la corruption, et qu'aucun des candidats actuels ne constitue une alternative crédible pour le pays.
On constate également qu'aucun parti de la gauche n'a percé après les élections de 2011 ; les candidats ne dépassent pas 1% des intentions de vote, ce qui confirme le déclin de ces partis, discrédités par leurs positions ambiguës pendant la guerre interne. A cela s'ajoute l'incapacité des dirigeants à construire une véritable alternative politique après la déroute du Parti nationaliste, qui avait gagné en 2011 grâce au vote majoritaire de la gauche. Le virage ultralibéral du président Humala a porté le coup de grâce à cette alternative, même si un Parti communiste existe encore au pays.
En juin, le MOVADEF, association de façade du Sentier Lumineux, faisait savoir par l'intermédiaire de Manuel Crespo, avocat d'Abimael Guzmán, qu'il avait commencé la collecte de signatures en vue de son inscription sur les listes électorales et la présentation d'un candidat aux élections de 2016. Cependant, en juillet, un nouveau groupe politique est apparu sur la scène politique, remplaçant le MOVADEF mais avec les mêmes objectifs (participer aux élections et demander l'amnistie pour les terroristes du Sentier Lumineux). Ce nouveau Frente de Unidad y Defensa del pueblo peruano (FUDEPP), dont le porte-parole est Naldo Chávarry, ancien policier et candidat de Carabayllo, refuse d'être associé au senderisme. D'après lui, son organisation est différente du MOVADEF, mais « il y a une blessure qui reste ouverte et qui doit être soignée, elle inclut les militaires, les policiers, et ceux qui sont en réalité des prisonniers politiques, injustement nommés terroristes ». Le nouveau groupe aurait recueilli plus de 400 000 signatures, mais le Jury national d'élections a déjà précisé qu'aucun groupe prônant la violence ne sera inscrit (La República du 26 juillet 2015).
Corruption à tous les niveaux
Les affaires de corruption constituent une constante dans la vie politique de tous les pays latino-américains, comme l'a souligné récemment Diego García Sayán, ancien président de la CIDH. Cette situation n'est pas vraiment nouvelle, mais ce qui est nouveau c'est la prise de conscience des citoyens de leurs droits, et d'un renforcement des idées démocratiques, diffusées massivement par les nouvelles technologies d'information. Face aux informations sur les dépenses absurdes des gouvernements, ou sur les vols et autres détournements des fonds publics, les citoyens sont devenus intolérants et le font savoir en sortant dans la rue pour protester. Voilà la grande nouveauté. Pour García Sayán, cette situation est associée à la faiblesse des partis politiques, qui favorise l'importance des médias. Les dénonciations de journalistes peuvent ainsi avoir un impact mille fois plus fort que des heures de débats parlementaires, que les travaux des juges et des procureurs. Pourtant, si l'on suit Diego García Sayán, cette médaille a un revers : la manipulation des nouvelles et de l'opinion publique. Pour lui, la situation reste ambivalente au Pérou, les dénonciations d'actes de corruption peuvent être sélectives, et les sociétés soumises à cette manipulation médiatique.
— Affaire Lava Jato
Parmi les nombreuses affaires de corruption rendues publiques dernièrement, celle de « Lava Jato » est sans doute la plus grave. Comme on le sait, il s'agit de la corruption découverte au sein de l'entreprise brésilienne Petrobras, le géant pétrolier, en mars 2014, et qui concerne les fonds transférés par cette compagnie au Parti des Travailleurs, et au gouvernement brésilien (Lula et Dilma Roussef). Le nom de l'affaire provient d'une entreprise de lavage des voitures qui jouait les intermédiaires dans les opérations de corruption. Les enquêtes sont dirigées par le juge Sergio Moro, de réputation incorruptible. Parmi les détenus on trouve Marcelo Odebrecht, Camargo Correia, Andrade Gutierrez, et d'autres. Certaines de ces entreprises ont conclu des opérations avec l'État péruvien, pendant les mandats de Toledo, de García et de Humala. Et certains hommes d'affaires détenus, comme Leonardo Meirelles, ont révélé avoir participé au transfert de grosses sommes d'argent en cash qu'ils ont emmené personnellement au Pérou pour payer des pots de vin. Odebrecht aurait payé des sommes importantes pour obtenir les contrats pour la construction de la Route transocéanique qui relie le Brésil au Pacifique, durant les gouvernements de Toledo et García.
L'entreprise OAS, également sous enquête au Brésil, réalise plusieurs projets de construction à Lima, entre autres villes latino-américaines. En novembre 2014, l'avocat Alexandre Portela Barbosa a été détenu et accusé d'avoir participé à des transferts d'argent entre le siège, situé à Sao Paulo, et Lima ; les principaux dirigeants de cette compagnie, dont le président José Pinheiro, ont été arrêtés et accusés de blanchiment d'argent et de corruption active (La República du 1er août).
Cette énorme affaire de corruption qui concerne les hautes sphères de l'État au Brésil, et dans plusieurs pays latino-américains, sera probablement longue à éclaircir ; mais pour le moment elle concerne et influence directement les préparatifs des élections de 2016, car on découvre chaque semaine que des personnes, associées de près ou de loin au gouvernement actuel, y sont liées. Le Congrès n'a pas encore nommé une commission d'enquête, mais selon un sondage de GfK, 77% des Péruviens se déclarent favorables à la création d'une telle commission et considèrent que les entreprises brésiliennes investissant au Pérou ont payé des pots de vin pour obtenir les contrats durant les gouvernements de Toledo, García et Humala. Deux autres affaires de corruption méritent d'être rapportées ici, celle qui concerne l'ancien ministre de l'Intérieur, et celle qui touche directement Nadine Heredia.
— Le cas de l'ancien ministre de l'Intérieur Daniel Urresti : accusé d'homicide qualifié
Le 21 août, l'ancien ministre de l'Intérieur Daniel Urresti, du parti nationaliste au pouvoir, a été accusé par le procureur Luis Landa Burgos d'homicide à l'encontre du journaliste Hugo Bustíos de la revue Caretas et a requis 25 ans de prison ferme. Urresti est accusé d'avoir ordonné à une patrouille de l'armée d'assassiner ce journaliste alors qu'il était chef des renseignements de l'armée à la base de Castropampa (Huanta, Ayacucho), en 1988. Le Ministère Public cherche également à démontrer qu'Urresti a suivi les ordres de son supérieur hiérarchique, le général La Vera. L'ancien ministre a nié les charges portées contre lui. La veuve du journaliste a été citée en septembre (La República du 24 juin 2015). Pour tenter de faire échouer le procès en cours, Urresti a présenté une demande de révocation des juges Mirta Bedezú, Marco Cerna et Miluska Cano, et du procureur Luis Landa, en arguant d'un vice de forme : le chef d'accusation a été changé d'auteur immédiat à auteur intermédiaire. La demande a été acceptée par le juge Adolfo Farfán le 7 septembre, qui a ordonné une investigation des magistrats (La República du 7 septembre 2015).
Malgré ce procès, Urresti a annoncé sa candidature à l'investiture du parti nationaliste pour la présidence du Pérou en 2016, assurant que 80% des bases le soutiennent. Suivant le règlement du Jury national des élections, les élections internes au sein des partis doivent avoir lieu entre le 15 octobre et le 21 décembre (La República du 6 septembre 2015). Cela étant, il est illusoire qu'un candidat accusé de crime, appartenant à un parti qui a perdu toute respectabilité, et dont la présidente actuelle, Nadine Heredia, affronte des accusations de corruption, puisse être élu président.
— Les affaires de corruption de la Première dame Nadine Heredia
Après une longue période de grande popularité dans le pays, Nadine Heredia est soumise à de graves accusations de corruption devant le Ministère Public et le Congrès national. Elle est accusée d'avoir entretenu des liens avec Martín Belaunde Lossio ; l'avocat Carlos Huerta a déposé plainte contre Heredia et son frère Ilán pour blanchiment d'argent et falsification de signatures devant le procureur de la province d'Ica ; enfin les procureurs Ricardo Rojas et Lizardo Pantoja diligentent une enquête de blanchiment d'argent concernant des sommes qu'elle a reçues sur son compte bancaire depuis 2011. Heredia nie tout en bloc et se dit prête à affronter les commissions judiciaires avec le soutien de ses avocats Aníbal Quiroga et Eduardo Roy Gates. L'affaire Belaunde Lossio est suivie par la Commission d'éthique du Congrès, qui a réussi à faire lever le secret bancaire de Heredia. Cette affaire concerne la mise en examen de Martín Belaunde Lossio, homme d'affaires accusé d'avoir été à la tête d'une organisation en relation avec des membres du gouvernement, pour remporter des marchés publics au niveau national. Belaunde s'était évadé en Bolivie le 1er mars, mais il a été extradé le 29 mai dernier et incarcéré à la prison de Piedras Gordas, accusé de délits de corruption et d'association illicite, et condamné à 18 mois de prison préventive. La Commission du Congrès chargée de cette affaire, présidée par Marisol Pérez Tello, a rendu son rapport le 31 août, recommandant la mise en examen de Nadine Heredia, d'Arturo Belaunde Guzmán, d'Arturo Belaunde Lossio, de Juan Carlos Rivera, et d'autres. Le Ministère Public devra se prononcer prochainement sur la marche à suivre (La República du 14 juillet et du 31 août). Les membres du parti nationaliste présidé par Heredia ont dénoncé ces affaires comme des attaques orchestrées par les partis de l'opposition, dont le Parti populaire chrétien [droite traditionnelle], alors que certains parlementaires de droite ont dénoncé le manque de transparence des activités politiques de Heredia et son arrogance face aux accusations. Le président Humala a défendu son épouse à plusieurs reprises, rejetant également en bloc les accusations dont elle serait « victime ».
Le dernier scandale politique concerne la publication, à la mi-août, des agendas contenant des informations financières qui auraient été transmises au journaliste Américo Zambrano (Correo) par le dirigeant Jorge del Castillo, du parti apriste [auquel appartient Alan García]. Les agendas auraient été volés par Micheline Vargas, ex-employée domestique de Heredia, qui dément. Les informations restent assez incohérentes, les agendas en question seraient en fait des livres de comptes qui concernent des sommes importantes, supérieures à trois millions de dollars. Finalement, le congressiste Alvaro Gutierrez a informé les médias que lui-même avait remis les agendas à la procureure Julia Príncipe Castillo, spécialiste en blanchiment d'argent. Pour Heredia, les agendas ne lui appartiennent pas et elle dénonce des falsifications destinées à lui nuire.
En tout état de cause, le Ministère Public a montré que Heredia avait dépensé 38 000 dollars en 18 mois, dont une somme importante pour des robes et des accessoires féminins de luxe ; des sommes qui proviennent du compte de Rocío Calderón Vinatea, amie de la première dame et fonctionnaire au Palais du gouvernement, dont le compte a été également crédité de 19 000 dollars par l'entreprise vénézuélienne Kaysamak. L'enquête préliminaire a constaté également que Heredia avait payé 1 800 dollars pour des bijoux lors de sa visite d'État au Brésil, en avril 2013 ; et plus de 10 000 dollars en achats lors de sa visite au Pape au Vatican. Rocío Calderón a déclaré que ces achats étaient pour elle et ne concernait pas la première dame ; une allégation douteuse quand on constate que son salaire de conseillère juridique au secrétariat de la présidence est d'environ 3000€ par mois (La República du 1er juin 2015).
Photo 17 : Nadine Heredia, secrétaire générale du Parti nationaliste du Pérou, au Palais du gouvernement [Peru.com]
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La conjoncture actuelle est donc marquée de nombreuses incertitudes ; la stagnation économique se confirme avec la chute des prix des matières premières, la vie politique est directement influencée par les affaires de corruption tant sur le plan national que sur le plan international avec le scandale de l'affaire « Lava Jato ». La fin du mandat du président Humala est également difficile en raison de la menace du retour de El Niño et ses conséquences destructrices pour les populations rurales. Dans ce contexte, les affaires d'argent sale empoisonnent le cœur de la vie politique, au détriment d'actions autrement plus urgentes : droits humains (Registre des disparus et Registre des victimes des stérilisation forcées), réforme de l'État, et meilleure répartition des richesses et des pouvoirs, pour n'en citer que quelques-unes.