A l’été 2014, alors que les Etats-Unis applaudissaient aux performances de leur sélection nationale lors de la Coupe du monde de football disputée au Brésil, l’éditorialiste américaine Ann Coulter profitait de l’occasion pour se livrer à l’une de ces provocations réactionnaires dont elle a fait sa marque de fabrique (her brand, dirait-on là-bas.) Dans une tribune, cette polémiste célèbre professait sa « haine du soccer », ce jeu ennuyeux pratiqué par les chiffes molles du Vieux Continent. « La plupart des sports ne sont rien d’autre qu’une sublimation de la guerre », relevait-elle dans un moment de perspicacité qui prend vite fin : « Au hockey, il y a trois ou quatre bagarres par rencontre. Après une partie de football américain, les blessés repartent en ambulance. Après un match de soccer, on donne à chaque joueur un ruban et un jus de fruit. » De toute évidence, Mme Coulter n’a jamais vu jouer Roy Keane.
Quelques paragraphes plus loin, Ann Coulter livrait la véritable raison de sa détestation : « Le soccer vient de l’étranger. » Son développement au détriment des disciplines typiquement américaines, au premier rang desquelles le baseball, est dangereux pour les Etats-Unis : « Que l’on continue à s’intéresser au soccer ne peut être qu’un signe de déclin moral de la nation. »
Outre que cette diatribe prend une place anecdotique dans le répertoire des forfanteries chauvinistes – qui va de la simple obscénité (lire Guy Môquet dans un stade) au présage funeste (les Jeux de Berlin en 1938) -, son histrionisme se fonde en partie sur la crainte d’un déclin, souvent annoncé, du baseball aux Etats-Unis. S’il y a déclin, il est tout relatif. Ce n’est pas que « le passe-temps national de l’Amérique » n’intéresse plus les foules, c’est qu’il subit la concurrence médiatiquement exacerbée des disciplines locales historiques, comme le basketball et le football américain, et d’une multitude d’autres, nouvelles, exotiques. Dans cette bataille pour le temps de cerveau disponible des spectateurs, le soccer n’est encore, dans celui des diffuseurs, qu’une considération secondaire, an afterthought.
Cependant, en dépit de sa mauvaise foi, ou peut-être par là même, Coulter révélait quelque chose de plus profond. Le peuple des Etats-Unis, ce peuple d’immigrants, a toujours été à la recherche d’un caractère qui lui appartienne en propre. Cette nation, qui a si largement diffusé son « mode de vie », a longtemps vécu dans une autarcie sportive, et le baseball s’est peu exporté. La compétition que disputent les clubs américains se nomme jalousement « World Series », le championnat du monde. C’est en tant que création autochtone, typique d’un esprit authentiquement américain, que le baseball tient une place privilégiée dans l’imaginaire de la nation. C’est aussi pour cela que les auteurs qui ont fait du baseball leur matière restent mal connus en France jusqu’aujourd’hui, bien que la littérature se soit emparée du sujet dès la fin du XIXè siècle. Le premier à donner ses lettres de noblesse au genre s’appelle Ring Lardner.

Fitzgerald admirait les nouvelles de Lardner et lui avait même présenté son éditeur. Pourtant, après la mort prématurée de Lardner, en 1933, à seulement 48 ans, Fitzgerald regretta que son ami n’ait pas pris sa carrière littéraire plus au sérieux. Il attribua cette attitude à sa passion de longue date pour le baseball : « Durant ces années où la plupart des jeunes gens prometteurs reçoivent une éducation d’adulte, quand bien même ce ne serait qu’à l’école de la guerre, Ring trainait en compagnie de quelques dizaines d’illettrés qui s’adonnaient à un jeu de gamins. Un jeu ne contenant pas plus de combinaisons qu’un gamin peut en maîtriser, un jeu bordé par des murs qui interdisent l’entrée à l’imprévu, au danger, au changement, à l’aventure. »
Cette définition dépréciative pourrait s’appliquer à beaucoup d’autres jeux. Virginia Woolf a mieux saisi ce que Lardner a tiré du baseball en notant que son intérêt pour le sport lui avait permis de résoudre « l’une des principales difficultés de l’écrivain américain : cela lui a fourni un centre, un point de rencontre pour les diverses activités des gens qu’un vaste continent isole les uns des autres, qu’aucune tradition commune ne contrôle. Le jeu lui a fourni ce que la société fournit à son cousin anglais. »
L’Amérique de l’entre-deux-guerres, rappelle David Lodge, préfacier de Lardner, était restée une société très provinciale, centrée sur elle-même – naïve, philistine et matérialiste. Les histoires de Lardner sont des « instantanés verbaux » de cette Amérique. Le joueur de baseball et le commis voyageur, l’impresario de Broadway et le barbier du patelin, le chercheur d’or et l’aventurière, le boxeur et la joueuse de bridge, tous sont immortalisés dans ces pages.
C’est contraint par la nécessité de produire un compte rendu sportif quotidien que Lardner élabora la méthode qui allait le rendre célèbre. Un soir, pour garnir sa copie, il incorpora un court dialogue que deux joueurs auraient pu tenir autour d’une partie de poker, dans un wagon-lit. Il coucha sur la page ce langage qu’il les entendait parler à longueur de journée, dans les couloirs d’hôtel, les club-houses, les vestiaires, cette manière naturelle de parler de ceux qui manquent d’instruction : un argot, des accents populaires, cette manie de mélanger pronoms singuliers et verbes au pluriel. Là, dans ce projet de recomposition fidèle de la langue vernaculaire de son temps, pleine de richesses rhétoriques et lexicales, se trouve la contribution décisive de Lardner au réalisme littéraire, un lignage qui va de Mark Twain à Sherwood Anderson et Hemingway. « Lardner a reproduit le discours populaire, non seulement avec humour, mais avec la plus grande précision. Ses écrits sont une mine d’or du folklore américain ; sa contribution à l’étymologie est incomparable », souligna H.L. Mencken dans The American Language.

Pour autant, James Thurber rapporte une autre anecdote qui montre que Lardner n’était pas un cynique. Harold Ross visite Lardner, cloué sur un lit d’hôpital, et s’aperçoit que ce dernier se distrait en écoutant la radio. Immédiatement il lui propose d’écrire une chronique radiophonique. Lardner accepte et donne plusieurs livraisons de « Over the waves » (Sur les ondes) au New Yorker. Quelqu’un demanda à Lardner pourquoi il acceptait d’écrire pour si peu – Ross, qui entretenait un rapport compliqué à l’argent, était notoirement pingre avec ses auteurs. « Je préfère écrire pour 5 cents le mot dans le New Yorker que pour un dollar le mot dans Cosmopolitan », rétorqua Lardner.
Aux Etats-Unis, Lardner est publié dans la prestigieuse « Library of America », l’équivalent de notre Pléiade, (1) en un volume qui regroupe You know me Al et d’autres histoires courtes. Malheureusement, on ne trouve aujourd’hui en français qu’un seul recueil de huit nouvelles, Y en a qui les aiment froides (Rivages, 2007, 7,15€). De l’influence négative des femmes sur les performances des champions, un autre recueil de nouvelles paru chez B.Pascuito en 2006, est épuisé (comme tout le reste du catalogue de l’éditeur, ce qui ne présage rien de bon). C’est peu. Lardner, représentant de deux écoles de la littérature américaine – le journalisme sportif et les short stories –, mériterait mieux.
Sébastien Banse
(1) Un autre témoignage de la postérité de Lardner : il est cité à la fois dans L’Attrape-coeurs et dans Franny & Zooey de J.D. Salinger (c’est-à-dire la moitié de sa production totale ). Salinger aimait bien le baseball, qui est la toile de fond d’une de ses nouvelles, The Laughing man.