La compagnie tunisienne Familia Prod n’est pas connue pour son optimisme. Dans Amnesia (2011), Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar mettaient en scène sur un mode cauchemardesque la chute d’un dictateur fictif avant celle, bien réelle, de Ben Ali le 14 janvier 2011. Trois ans après, leur Tsunami auscultait les dérives post-révolutionnaires. La montée de l’islamisme, surtout. Créée au Piccolo Teatro en septembre 2015, Violence(s) va plus loin encore dans la noirceur. À partir d’une phrase célèbre d’Albert Camus, « Un homme, ça s’empêche », huit comédiens se livrent à une succession d’horreurs. De crimes sanglants aux motifs jamais élucidés. Libre à chacun d’y voir ou non un lien avec la société tunisienne actuelle qui, en dépit de l’hommage rendu par le prix Nobel, vit une dépression dont le théâtre rend largement compte.
Violence(s) s’ouvre par un long silence. Seule sur une scène nue, une jeune fille se lève et s’assoit. Fait quelques pas dans un sens puis dans l’autre. Au fond de sa gorge, un cri. Qui finira par sortir, mais seulement quand il sera assez gros de silence. Chose rare dans le paysage théâtral tunisien actuel, que cette faculté à retenir les hurlements. Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar sont plus précis que jamais dans l’alternance entre cette retenue et son relâchement. L’écriture fragmentaire de Violence(s) y est pour beaucoup. Si dans leurs pièces précédentes, les deux figures majeures de la scène tunisienne s’en tenaient à une narration classique, ils abandonnent dans cette pièce toute esquisse d’intrigue.
L’heure n’est plus aux grands récits, semblent dire les corps tendus des interprètes. L’heure est-elle d’ailleurs au théâtre ? Plus encore qu’un constat d’échec de la révolution, Violence(s) est une profonde remise en question de l’art. En fil rouge de sa pièce fragmentaire, la comédienne et auteure Jalila Baccar incarne une femme de théâtre emprisonnée pour des raisons obscures. De tous les comédiens, elle est celle qui parle le moins. À peine quelques phrases, qui creusent le mystère au lieu de l’éclaircir. Par d’autres, on apprend qu’elle refuse la grâce présidentielle. C’est tout. La critique politique en reste là. Au bord des lèvres.
Fadhel Jaïbi dit avoir fait ici sa pièce la moins politique ; elle l’est plus subtilement. Plus insidieusement. Violence(s) est pour Familia Prod un retour aux fondamentaux du théâtre. De la sobriété de ses spectacles antérieurs, la compagnie passe à un dépouillement parfait. Cette création est en effet de loin leur moins coûteuse. En tenue de tous les jours, les comédiens incarnent avec force la « bête immonde » qui gît dans l’homme, et le fait parfois basculer dans l’ignoble. Une manière de dire le malaise tunisien dans un onirisme étrangement proche du réel, et de montrer aux jeunes générations que le théâtre n’a besoin de rien d’autre que de corps et de textes. Car Violence(s) pointe aussi un problème de transmission dans le théâtre tunisien. Pour la première fois, Fadhel Jaïbi fait d’ailleurs monter sur scène quatre des élèves de son École de l’acteur, créée en 2014 lorsqu’il a pris la tête du Théâtre national tunisien (TNT).
Anaïs Heluin
Violence(s), de Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi, avec la collaboration des comédiens et des pensionnaires du Jeune Théâtre National, du 6 au 8 puis du 12 au 14 novembre 2015, et du 4 au 6 puis du 11 au 13 décembre. Au Théâtre national 4ème Art, 7 avenue de Paris, Tunis.