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Pourquoi les frontaliers au chômage en France ne sont plus les bienvenus en Suisse

Publié le 19 novembre 2015 par David Talerman
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Depuis la mise en place des accords bilatéraux, tout frontalier ayant une double activité en Suisse et en France est soumis au régime de sécurité sociale en France (c’est par exemple le cas d’un frontalier qui travaille à mi-temps dans une entreprise française et le reste du temps dans une entreprise suisse, ce qui, dans les zones frontalières, peut être courant). En conséquence, cela signifie que les employeurs suisses sont tenus, dans ce cas,  de payer les cotisations salariales sur la base des taux en vigueur en France, et donc d’éditer dans le même temps des feuilles de salaire en France (si, si, vous avez bien lu). Cette situation est connue depuis plusieurs années, et si quelques entreprises suisses se faisaient encore avoir, ce phénomène était globalement sous contrôle et finalement peu répandu.

Le passage à la CMU a permis à la CPAM de détecter plus facilement les frontaliers en double activité

Le problème a pris une toute autre ampleur depuis un peu plus d’un an : suite au passage à la CMU d’une très grande majorité de frontaliers après la fin du droit d’option en 2014, la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM) peut désormais beaucoup plus facilement détecter les situations de double activité. La CPAM ne fait d’ailleurs pas que les détecter, elle agit également par le biais de l’URSSAF qui envoie aux entreprises suisses des commandements de payer. L’URSSAF a d’ailleurs toute latitude pour récupérer les montants dus sur le sol suisse, car le droit l’autorise à le faire. Cette situation, déjà problématique, s’amplifie avec une interprétation de cet accord qui a été conclu en 2006 entre la Suisse et la France : les chômeurs qui touchent une indemnité chômage en France et qui retrouvent un emploi en Suisse devront, dans certains cas, être affiliés à la Sécurité sociale française, et l’employeur suisse devra ainsi verser les cotisations (pour mémoire, si on regarde les différences entre une feuille de salaire suisse et française, cela revient à plus que doubler les charges pour une entreprise suisse).

L’application d’un accord qui va contre tout intérêt économique mais qui protège les salariés dans une certaine mesure

La CPAM applique le droit, et cela risque de s’amplifier dans les mois qui viennent car elle est probablement encore actuellement en train de gérer les inscriptions des frontaliers à la CMU. Si elle ne l’appliquait pas, voici les situations auxquelles pourraient être confrontés les frontaliers : supposons qu’un frontalier doive, d’après le droit, être affilié au régime français alors que ce n’est pas le cas. En cas d’accident de travail en Suisse, la SUVA ou l’organisme en charge d’assurer les salariés, est en droit de refuser la prise en charge de l’accident puisque le salarié devrait être soumis, d’après le droit communautaire, au régime français. Malheureusement pour lui, s’il se retourne vers la France, on lui dira qu’il n’a pas cotisé et que donc sa prise en charge n’est pas possible. Je vous laisse imaginer les problèmes que cela peut provoquer en cas d’accident, voire de décès.

Du coup, cette application du droit rend tout simplement inemployable les frontaliers français : la plupart des entreprises suisses n’auront pas la volonté ni la ressource administrative d’éditer des feuilles de paye françaises (je vous laisse imaginer le cauchemar) et probablement pas le souhait de payer plus de charges (au moins 2 fois plus) pour celles qui se trouvent dans des secteurs à faible marge. En clair, par son action, qui protège les employés frontalier, la CPAM empêche ces mêmes frontaliers de se faire recruter et donc de travailler. Ce phénomène est d’autant plus vrai pour les travailleurs frontaliers temporaires, nombreux par exemple dans le secteur de la construction : les employeurs de ce secteur payent en général à l’heure, et passent le plus souvent (du moins pour un grand nombre) par des travailleurs temporaires recrutés par des agences de placement.

Le problème de ces agences, c’est qu’elles n’ont aucun moyen a priori de savoir dans quelle situation est le travailleur frontalier qu’elle compte recruter pour une mission de parfois quelques jours, et que l’application de cet accord peut potentiellement lui faire perdre de l’argent (la négociation du coût horaire de ces frontaliers entre l’agence de placement et l’entreprise cliente porte en général sur quelques dizaines de centimes). Du coup, dans le milieu des agences de placement, il a été clairement signifié qu’on ne recruterait plus de français frontaliers.

Où en est-on aujourd’hui ?

A ce jour, il n’y a aucune solution en vue. Les juristes qui ont travaillé sur le sujet n’ont pas les moyens de déterminer dans quels cas précis s’applique la loi, et dans quel cas elle ne s’applique pas (pour les cas de frontaliers au chômage). Une des solutions consisterait à changer le droit communautaire, mais il faut pour cela une intervention des politiques, et on sait que cela prend du temps. Les associations de frontaliers ont œuvré dans ce sens. Dans un communiqué de presse, le Groupement transfrontalier européen a notamment alerté les autorités administratives, les parlementaires, et la Commission européenne.

Les conséquences immédiates

Hormis le refus des entreprises et agences de placement de recruter des frontaliers français, voici les conséquences directes :

  • Les entreprises qui ont des frontaliers en poste vont, pour certaines, probablement ne pas renouveler leurs contrats.
  • Certaines agences de placement qui se sont spécialisées sur des secteurs qui recrutent traditionnellement beaucoup de frontaliers français en temporaire vont fermer.
  • Les frontaliers qui sont en poste et qui ne sont pas en interim auront très probablement une pression très importante dans la mesure où la case chômage va signifier une difficulté supplémentaire de retrouver un emploi à cause de l’application de cet accord.
  • Les partis anti-frontaliers ne se priveront pas d’utiliser ces arguments pour stigmatiser les frontaliers et l’Europe.
  • Les frontaliers les plus « ancrés » dans l’activité d’une entreprise auront pour leur part peut-être la chance de se voir proposer un poste permanent, mais ce sera clairement à la marge.
  • Certains secteurs risquent d’avoir plus de difficultés à recruter : l’hôtellerie restauration, le commerce de détail, l’horlogerie et la construction notamment, qui sont de gros recruteurs de frontaliers temporaires.

Au final, c’est un gâchis économique monstrueux, puisqu’on a d’un côté une activité économique à développer, et de l’autre des personnes qui ne pourront pas faire le job. Magnifique.

Ce que j’en pense : c’est une situation d’extrême urgence

Si la situation ne change pas, soit par une évolution de l’accord, soit par la décision de la CPAM et de l’URSSAF de ne pas l’appliquer, cela signifie qu’on aura tout simplement une augmentation significative du chômage en France dans les zones frontalières, et que les personnes qui seront touchées ne sont pas celles qui sont les plus favorisées (pour mémoire, les frontaliers qui ont une activité temporaire en Suisse sont ceux qui sont le moins bien payés sur une base horaire).

C’est une situation d’extrême urgence qui doit mobiliser l’ensemble des acteurs du dossier en France.

Enfin, si j’avais su ce qui allait se passer, j’aurai peut être vu les choses de manière différente lors du passage des frontaliers à la CMU l’année passée. Ce qui se passe ici et en ce moment est totalement kafkaïen et relève du délire anti-économique.

Crédit photo : Fotolia © Imillian

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