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Alexandre Moatti : « Les animateurs Youtube scientifiques ont réussi à créer un Web participatif »

Publié le 21 novembre 2015 par Valentine D. @sciencecomptoir

AMred2014Auteur et chercheur en histoire des sciences à l’Université Paris-Diderot (Paris 7), Alexandre Moatti analyse avec empathie les chaînes scientifiques sur Youtube, phénomène émergent à la frontière de la vulgarisation traditionnelle. En examinant les particularités de ce mode de communication, il compare son efficacité à celle d’autres supports tels que la télévision ou les blogs. Véritable phénomène de société, Youtube a fait son trou dans la sphère de la communication scientifique en quelques années à peine. Pour longtemps ?

Cette interview s’inscrit dans la série « Sciences sur Youtube » (réalisée par Imène Hamchiche, Morgane Guillet et Valentine Delattre), pour laquelle nous interrogeons des acteurs de la vulgarisation sur leur rapport aux chaînes Youtube à caractère scientifique. Sur le même thème, retrouvez également une interview vidéo de Pierre Kerner, fondateur de la plateforme d’agrégation Vidéosciences, et une interview vidéo de Clément Hartmann alias Climen, vidéaste scientifique.

Selon vous, quels sont les avantages et les inconvénients de la vulgarisation scientifique sur Youtube ?

Alexandre Moatti (A.M.) – Je dirais : peut-on encore parler de vulgarisation scientifique à propos des chaines YouTube nées depuis 2012 (comme e-penser, dirtybiology ou micmaths) ? Elle tend à échapper aux canons de cette “vulgarisation scientifique” qui depuis le milieu du XIXe s. est en grande partie “top-down” (du diffuseur vers ses auditeurs) – et j’inclus dans cette dernière les blogs de sciences (ceux du Web 2.0, à partir de 2005, comme le Café des sciences). Certes, on pouvait pressentir que la vidéo serait un outil de choix pour la diffusion de la culture scientifique sur internet : dans le Web francophone, elle manquait singulièrement avant l’arrivée tardive mais bienvenue d’universcience.tv en 2010. L’élément nouveau, qui était moins aisément prévisible, est que la vidéo allait (largement) dépasser le cadre des institutions et être utilisée dans un cadre de diffusion scientifique comme elle l’est dans d’autres domaines, plus liés à l’humour et au divertissement, voire à la musique (cf. les phénomènes ‘Bref’ ou ‘gangnam style’ sur internet, mais aussi les émissions-culte et starifiées à la télévision): ç’a été un choc pour les vulgarisateurs plus traditionnels, y compris blogueurs (en tout cas ç’a été un choc pour moi !). Passé ce premier moment de choc, on peut penser que ces chaines à (grand) succès drainent sans doute un public beaucoup plus large, qui par la suite peut approfondir certains points sur les blogs de sciences ou sur les sites institutionnels. Au moins espérons-le (à la fois que le public soit plus large, et qu’il approfondit !): le phénomène est trop récent, il faudrait des études et analyses statistiques là-dessus, il serait utile que des chercheurs en sciences de l’éducation ou en sociologie s’y intéressent.

Que pensez-vous de la validité du contenu de ces chaînes ?

A.M. – La vulgarisation YouTube a un aspect paradoxal : son succès est lié à l’animateur de la chaîne, non pour ses compétences scientifiques ou sa pratique de chercheur (bien qu’en tout petit nombre, on peut dire néanmoins que ces animateurs semblent moins “scientifiques” que les vulgarisateurs traditionnels), mais pour son aura, son humour, son charisme. Ce qui fait qu’elle a un côté paradoxal : elle dépend (ô combien !) du ‘vulgarisateur’ (son charisme) tout en en dépendant moins, puisqu’il n’est pas un “sachant” estampillé comme tel, une “autorité” – avec tout ce que ce terme peut avoir d’intimidant en matière de partage de la science. L’aspect de proximité avec le public, et d’identification possible, est renforcé par l’utilisation de codes, de clins d’œil (soit puisés ailleurs, dans des séries, des émissions-culte, soit endogènes et devenus “marque de fabrique” de la chaîne en question), qui sous-tendent le discours et le rendent attractif : en ce sens, les animateurs Youtube scientifiques ont réussi à créer un Web participatif – où l’audience participe en s’amusant –, ce que n’avaient peut-être pas réussi à faire les blogueurs scientifiques.
Les contenus me semblent tout à fait valables scientifiquement. On perçoit néanmoins une faible structuration théorique des éléments présentés, au bénéfice de l’énoncé de faits – ce qui est accentué par l’aspect de récit narratif continu. Sans doute le format implique-t-il cela (mais l’absence de structuration par les théories scientifiques est un reproche que l’on peut aussi faire aux programmes actuels de sciences de l’Éducation nationale !) : cependant il est possible que l’imprégnation de l’auditeur par le discours y perde en qualité et durabilité – là aussi ce serait à confirmer par des recherches appropriées.
Il est enfin un autre point de différence. La vulgarisation ‘classique’ se voulait la plus neutre possible – et même plus neutre que la science elle-même ne l’est réellement. La vulgarisation via les chaînes à succès Youtube est sans doute moins neutre : elle dépend de l’animateur, certes de son charisme, mais aussi de son choix de contenus, de sa vision de la science ou de l’histoire des sciences. C’est d’autant plus à souligner qu’il a un réel impact sur l’auditeur. Pour ma part, je suis plutôt bon public, et je considère que les exagérations ou approximations sont faites de manière amusante, et renforcent l’attraction et l’attention de l’auditeur (sachant que par ailleurs les contenus sont scientifiquement corrects). Mais c’est un point qui peut changer, avec de nouveaux venus sur ce “marché” (car c’est bien un marché compte tenu du nombre de vues Youtube et de la rémunération associée): donc un point à regarder.

Comment voyez-vous l’évolution de la vulgarisation scientifique sur internet ?

A.M. – Vaste sujet. Comme je l’ai dit, il était difficile de prévoir l’arrivée de ces chaînes scientifiques Youtube : c’est, à mon avis, un phénomène de société, dont sont peu conscients, encore maintenant, les institutions scientifiques traditionnelles, leurs dirigeants, et peut-être même la plupart des enseignants (tout retour sur ce sujet serait bienvenu). Les pontes scientifiques continuent à demander “des émissions scientifiques à la télévision” (cela fait quinze ans que j’entends cela – et déjà le biologiste Jean Rostand le demandait dans les années 1950 !) : les politiques les exaucent en confiant une émission scientifique aux jumeaux docteurs en astrophysique. Et, puisqu’on parle de médias audiovisuels (et accessoirement de convergence TV-internet, au profit de ce dernier), pourquoi ne pas imaginer une arrivée en force de ces animateurs scientifiques Youtube sur le média télévisuel ? Par exemple à la place de #TPMP [Touche pas à mon poste, ndlr] sur D8 à 19h ? – non, je plaisante, mais en chronique dans cette émission, ou ailleurs ? Cela ne déparerait pas par rapport aux émissions martiennes ci-dessus mentionnées.
Il faut prendre en considération aussi d’autres supports : l’essor de la bande dessinée scientifique, y compris sur internet ; les chaînes virales Facebook en sciences (comme Popular Science, I f***ing love science et d’autres). Et, quand l’internaute souhaite un approfondissement, trouvent leur place les documentaires scientifiques (si possible non militants : à cet égard Arte devrait s’inspirer de la BBC), à mettre en libre disposition sur Internet. Les conférences scientifiques de 15 minutes (émanant d’institutions) sont aussi un format intéressant. Ce qui ne veut pas dire que les blogs scientifiques ou les sites internet des revues scientifiques (et leurs éditions papier) soient condamnés. En guise de pirouette et de paraphrase, je conclus : “Bref, on verra”.

Alexandre Moatti est chercheur associé en histoire des sciences à Paris-Diderot (UMR 7219), et auteur scientifique de livres et blogs old style : maths-et-physique (2006-2014), Ramène ta science (Sciences & Avenir), Alterscience (Scilogs/ Pour la Science).

Sciences sur Youtube : retrouvez également l’interview vidéo de Pierre Kerner, fondateur de la plateforme d’agrégation Vidéosciences, et l’interview vidéo de Clément Hartmann alias Climen, vidéaste scientifique.

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