Pertes civiles supérieures aux pertes militaires
Bilan d’une soirée de terrorisme dans les 10e et 11e arrondissements de Paris, et à Saint-Denis : 130 morts (à ce jour) et 350 blessés. Bilan de l’armée française engagée contre les Talibans et Al-Qaida en Afghanistan pendant 13 ans, de 2001 à 2014 : 89 tués, 700 blessés. Une fois les troupes soviétiques parties d’Afghanistan, Al-Qaida, jusque-là épaulée par les États-Unis, a effectué contre eux une série d’attentats, dont ceux du 11 septembre 2001, les plus meurtriers de l’histoire du terrorisme : en moins de deux heures, 19 terroristes détournant quatre avions de ligne tuèrent 2 973 civils et en blessèrent 6 291. Sans compter les maladies et décès survenus au fil des années à cause des inhalations de poussières toxiques provoquée par l’écroulement des gratte-ciels. Pendant la dernière guerre d’Afghanistan, en 13 ans, 2 216 militaires américains ont été tués, 19 950 blessés.
Deux ans et demi plus tard, il y eut une réplique au 11/9, moins dévastatrice : les attentats de Madrid. Le matin du 11 mars 2004, explosèrent plusieurs bombes posées dans des trains de banlieue de la capitale espagnole par des islamistes marocains : 200 morts, 1 400 blessées. Cet attentat fut le plus important en Europe depuis l’explosion du vol 103 de la Panam au-dessus de Lockerbie le 21 décembre 1988 (attribuée à la Libye) qui avait tué 270 personnes (259 passagers et membres d’équipage et 11 villageois). Une autre réplique, moins meutrière, se produisit à Londres le 7 juillet 2005 : quatre bombes déposées par des islamistes dans le centre de la capitale britannique explosèrent en l’espace de 56 minutes. Trois rames de métro et un autobus furent atteints : 52 morts et 700 blessés. Le nombre des morts dû aux attentats de Madrid et de Londres reste à un étiage très supérieur à celui de la pléiade d’attentats basques, corses, irlandais, arméniens, néo-nazis, gauchistes, anarchistes, fascistes, islamistes, ayant jalonné les dernières décennies en Occident. À l’exception de celui de la gare italienne de Bologne attribué à l’extrême droite qui, le 2 août 1980, tua 85 personnes et en blessa 200. Et de celui d’Oklahoma City aux États-Unis perpétré le 19 avril 1995 par des extrémistes de droite, qui fit 168 morts et 680 blessés.
Le terrorisme islamiste fait des hécatombes dans certains pays non occidentaux : les attentats de Bombay du 12 mars 1993 firent 257 morts, ceux du 26 au 29 novembre 2008 en firent 188. L’attentat du 18 octobre 2007 à Karachi dans lequel périt Benazir Bhutto, femme Premier ministre du Pakistan, coûta la vie à 139 personnes, celui de l’école militaire de Peshawar du 16 décembre 2014 en tua 141 dont 132 enfants. En Irak, où fourmillent les attentats, une série d’entre eux a fait 717 morts durant le seul mois de septembre 2015. L’Afrique sub-saharienne paie elle aussi un lourd tribut au terrorisme islamiste. Boko Haram, qui sévit au nord-est du Nigeria, au Cameroun, au Niger et au Tchad, a massacré quelque 3500 civils en 2015. Cette organisation islamiste ralliée à l’EI multiplie les attentats à la bombe. Ceux du 20 septembre 2015, dans les villes de Maiduguri et Monguno, ont fait au moins 94 morts.
Fusion du front et de l’arrière
De nos jours, quand un État est en guerre contre l’islamisme radical, le front ne se cantonne pas au théâtre des opérations militaires extérieures (surtout le Sahel et le Proche-Orient pour la France). Il est aussi « à l’arrière » – si éloignée soit-elle du front -, au sein du territoire et des populations civiles de cet État. Elles sont en première ligne partout où elles se trouvent : dans les rues, les stades, les grands magasins, les salles de spectacles, les avions de ligne…
Depuis la Première Guerre mondiale, l’évolution de la technologie militaire a progressivement aboli la séparation du front et de l’arrière. En 14-18, ils étaient distincts. Les raids sur l’arrière exécutés par l’aviation de bombardement ultralégère et balbutiante de l’époque n’avaient qu’un faible pouvoir de destruction. L’artillerie lourde (« la Grosse Bertha » allemande) fut peu utilisée contre les populations civiles. Les artilleurs des deux camps concentraient leurs tirs sur les positions militaires ennemies.
Les spectaculaires progrès en allonge et en puissance de l’aviation de bombardement fusionnèrent le front et l’arrière pendant la Deuxième Guerre mondiale en rendant possible la destruction rapide – partielle ou totale – de nombreuses villes par les « bombardements de zone ». Londres subit les vagues de bombardiers bimoteurs légers allemands. Les bombardements de l’aviation stratégique anglo-américaine disposaient, contrairement à la Luftwaffe, de quadrimoteurs à long rayon d’action organisés en escadrilles géantes pour anéantir d’immenses espaces urbains sous un tapis de bombes. Ils détruisirent de nombreuses villes allemandes. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, au sol, l’artillerie, elle-même en progrès, pilonna les villes. Leningrad (actuellement Saint-Pétersbourg) fut sous les tirs de l’artillerie lourde allemande pendant un siège qui dura du 8 septembre 1941 au 27 janvier 1944. Un million d’habitants périrent (le froid et la faim contribuèrent fortement à cette hécatombe). En 1945, les civils subirent le pilonnage des villes-forteresses allemandes par les chars et l’artillerie de l’Armée rouge. Il en périt plus de 20 000 au siège de Breslau, du 15 février au 6 mai 1945. Lors de la Bataille de Berlin, du 16 avril au 2 mai 1945, les Russes encerclèrent la ville avec 40 000 pièces d’artillerie, une tous les dix mètres. Les salves de leurs fusées Katioucha étaient effrayantes. Plus de 20 000 habitants perdirent la vie durant cette bataille.
Le Japon de la Deuxième Guerre mondiale paya un tribut particulièrement lourd à la fusion du front et de l’arrière. C’est seulement en juin 1944 que les escadrilles de B29 Superforteresses quadrimoteurs américaines commencèrent les bombardements de zone sur Tokyo et les autres grandes villes japonaises. À partir de novembre 1944, le rythme de ces bombardements massifs s’accéléra. Comme en Europe, les Américains privilégièrent le bombardement de zone par rapport au bombardement d’objectifs précis. Les B29 anéantirent presque totalement Nagoya le 3 janvier 1945, puis Tokyo le 9 mars de la même année. Une fois les grandes villes rasées, les Américains ciblèrent les villes moyennes. À l’été 1945, nombre d’entre elles, comme Toyoma (127 000 habitants) furent anéanties. Ce fut ensuite le tour des villes de moins de 100 000 habitants, puis de moins de 10 000 habitants.
La destruction des villes fut bien plus rapide au Japon qu’en Allemagne parce qu’elles étaient bâties non pas en pierres, mais en bois et en papier, conformément aux procédés traditionnels : les bombes incendiaires les enflammaient comme de l’étoupe. Le vent rabattait au sol l’air embrasé, transformant en torches les civils. Là aussi, l’eau ne protégeait pas du feu. Lors du grand bombardement de Tokyo, des cohortes se précipitèrent dans les canaux où elles périrent ébouillantées. Pendant la nuit du 9 mars, 80 000 Tokyoïtes perdirent la vie sous les bombes américaines.
En un laps de temps très court (un peu plus d’un an), 780 000 civils japonais périrent alors que le pays comptait 72 millions d’habitants. Avant l’utilisation de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki, les bombardements conventionnels de l’aviation américaine avaient détruit 69 cités peuplées de 21 millions de personnes, 290 kilomètres carrés d’espaces urbains dont la moitié de l’étendue des 42 plus grandes villes japonaises. La surface des zones ravagées à Tokyo représentait quinze fois celle détruite par le Blitz à Londres. Les bombardements de l’aviation avaient diminué la production de guerre japonaise de 35%, contre seulement 10% pour la production allemande. Toutefois, il fallut l’effet de sidération provoqué par les bombes atomiques jetées sur Hiroshima et Nagasaki pour que le Japon se rendît.
Le bombardement de zone fut encore pratiqué par l’US Air Force pendant la guerre du Vietnam, notamment sur Hanoï. Les bombes avaient beaucoup gagné en puissance explosive par rapport à leurs aînées de la Deuxième Guerre mondiale. Les tapis de bombes des B52 faisaient trembler le sol jusqu’à plusieurs kilomètres de distance. L’ensemble des bombardements américains au Vietnam totalisa une puissance explosive d’environ 640 fois celle de la bombe atomique larguée sur Hiroshima.
Avènement du bombardement de précision
Les temps ont changé. À partir des années 1980, ont été signés plusieurs accords internationaux visant à protéger les civils plongés dans la guerre. Notamment la Convention sur certaines armes classiques (CCAC), signée à Genève le 10 octobre 1980 et entrée en vigueur le 2 décembre 1983. Elle vise à interdire ou limiter l’emploi de certaines armes conventionnelles : celles qui provoquent des dommages excessifs ou inutiles sur les combattants, mais aussi celles qui ne discriminent pas entre combattants et civils. Accord-cadre, le CCAC s’est enrichi au fil du temps de divers protocoles, notamment sur les bombes incendiaires, le laser aveuglant, les mines…
L’Occident s’est engagé dans un processus de protection des civils aux antipodes des bombardements de terreur dont il usa abondamment pendant la Deuxième Guerre mondiale. La dissuasion nucléaire fait exception, à la différence près qu’elle vise à ne jamais mettre en œuvre la stratégie anticités qu’elle théorise.
Après la guerre du Vietnam, les progrès technologiques ont amélioré la précision des armements à un point tel que le bombardement d’objectif a presque totalement remplacé le bombardement de zone : bombes à guidage laser, missiles tirés à plusieurs milliers de kilomètres et atteignant leur cible à un mètre près, drones équipés de caméras dont on dirige le tir depuis des centres opérationnels lointains. La précision du bombardement d’objectif est sans commune mesure avec ce qu’elle était pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il fallait alors 9 000 bombes pour toucher une cible de la taille d’un abri pour avion. Au Vietnam, il n’en fallait plus que 300. Aujourd’hui, il suffit d’une seule munition à guidage laser tirée par un avion. Les frappes sont devenues si précises et exemptes de risques pour leurs opérateurs qu’elles permettent une continuité des assauts aériens de la zone des combats aux centres vitaux et aux structures de commandement qu’elles détruisent. L’ennemi est paralysé : ses troupes ne sont pas détruites mais elles ne peuvent plus manœuvrer.
Les dégâts sur les civils sont désormais « collatéraux », involontaires, et non plus souhaités par les stratèges militaires occidentaux. Depuis la fin de la guerre du Vietnam, il n’est plus question pour eux de planifier des hécatombes de civils ennemis pour qu’ils contraignent leurs gouvernements à signer la capitulation. Les Russes, au contraire, ont poursuivi les bombardements de terreur, en Afghanistan de 1979 à 1989 puis en Tchétchénie de 1994 à 1996 et de 1999 à 2000. Leur artillerie détruisit la capitale, Grozny. Les évaluations fournies par les ONG situent entre 100 000 et 300 000 le nombre des civils tués pendant les deux guerres de Tchétchénie. Le bombardement de zone fut utilisé par Saddam Hussein contre les Kurdes d’Irak. Et par l’armée turque contre ceux de Turquie, rasant de nombreux villages et provoquant un exode rural. Damas y a aussi recours contre la rébellion syrienne. Les Russes s’en servent actuellement en Syrie.
Limites des bombardements d’objectif
Les inévitables pertes civiles résultant des bombardements d’objectif effectués par les Occidentaux ne sont plus que des dommages collatéraux, des bavures. Mais l’ennemi tente souvent de les provoquer en regroupant des civils autour d’objectifs stratégiques. Sitôt portées à la connaissance des grands médias (souvent par l’ennemi), ces bavures créent le scandale. Pourtant, les pertes civiles ainsi provoquées sont infinitésimales par rapport à celles dues aux bombardements de Hambourg, Dresde, Tokyo, Hiroshima, Nagasaki… pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il n’est que de comparer les faibles résultats de la coalition arabo-occidentale qui bombarde l’EI en Syrie et en Irak depuis l’été 2014 avec l’efficacité de l’aviation russe entrée en action en Syrie depuis la fin septembre contre la rébellion soi disant « modérée » – en réalité principalement islamiste – et maintenant aussi contre l’EI. La coalition inhibe ses frappes pour limiter le plus possible les pertes civiles. Les Russes n’en ont cure : ils frappent massivement, utilisant même des bombardiers stratégiques et des missiles de croisière. Les djihadistes ne peuvent pas se protéger des bombardements russes en se plaçant systématiquement au milieu des civils alors qu’ils s’en font un bouclier efficace contre les bombardements de la coalition. Pour cause : le bombardement aérien de précision ne parvient pas à détruire des djihadistes embusqués dans un hôpital, une maternité, un établissement scolaire ou un immeuble sans infliger de dégâts aux civils empêchés par eux de se mettre à l’abri en dehors du périmètre visé. Il en va de même pour l’artillerie, pourtant arrivée à un degré phénoménal de précision elle aussi.
Le terrorisme islamiste, acteur majeur de la scène internationale
Le terrorisme islamiste s’est imposé comme un acteur majeur de la vie politique nationale et internationale. Les civils sont sa cible n°1. Ils visent cette cible très facile pour obliger les gouvernements concernés à prendre les décisions qui leur conviennent. Les attentats islamistes dans les gares d’Atocha, à Madrid, le 11 mars 2004, firent 200 morts et 1400 blessés. Le gouvernement du Premier ministre José Maria Aznar crut bon d’accuser les Basques de l’organisation terroriste Euskadi Ta Askatasuna (ETA). Donnée favorite jusqu’aux attentats d’Atocha, la formation politique d’Aznar, le Parti Populaire (PP), fut défaite par le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). Prenant acte de l’émotion populaire suscitée par ces attentats islamistes considérés comme des représailles à l’engagement des troupes espagnoles en Irak, le nouveau gouvernement les en retira aussitôt.
Les attentats de janvier à Paris contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes ont suscité dans l’opinion publique française une réaction inverse à celle d’outre-Pyrénées en 2004 : elle a renforcé son appui à la participation de l’aviation militaire française à la lutte contre l’organisation État islamique (EI), appelée aussi Daech, au Proche Orient. Les attentats du 13 novembre dernier sont en train d’influencer encore plus fortement la politique étrangère française. Le gouvernement s’est – enfin – résolu à modifier l’ordre de ses priorités au Proche-Orient en désignant l’EI comme l’ennemi à abattre avant tout, alors que jusque-là il le classait ex-aequo avec le président syrien Bachar El-Assad qui n’attaque pas la France. Et le gouvernement a effectué un rapprochement bienvenu avec la Russie. Lui qui avait malencontreusement officialisé le 5 août dernier un accord annulant la livraison des deux navires Mistral qu’elle avait commandés et payés, a envoyé en Méditerranée orientale le porte-avions Charles de Gaulle bombarder l’EI en étroite collaboration avec la flotte russe. Hollande semble renoncer à diaboliser Vladimir Poutine. Celui-ci a, de son côté, ordonnée publiquement aux amiraux russes de considérer la flotte française comme une « alliée » dans le combat contre l’EI et, en conséquence, de coordonner le mieux possible leurs efforts avec elle. C’est l’attentat perpétré dans le Sinaï égyptien contre l’Airbus de Metrojet reliant la station balnéaire de Charm El-Cheikh à Saint-Pétersbourg, dans lequel ont péri 224 touristes et membres d’équipage russes, qui a décidé le président russe à lancer des bombardements massifs en Syrie.
L’attentat de Charm El-Cheikh et celui du 13 novembre ont modifié le jeu diplomatique. Paris et Moscou s’emploient à réorganiser la coalition internationale contre l’EI. David Cameron, a annoncé qu’il étendrait à la Syrie – sous réserve d’approbation par le Parlement britannique – l’action de la Royal Air Force (RAF), jusque-là cantonnée à l’Irak. Mais les bombardements aériens ne suffiront pas à éradiquer l’EI. Il est urgent d’étoffer les troupes au sol constituées par l’armée gouvernementale syrienne (usée), les milices chiites et celles du Hezbollah. Par crainte de s’embourber comme en Afghanistan et en Irak, Occidentaux et Russes ne veulent pas en envoyer (hormis des éléments des « troupes spéciales »). Aussi Poutine essaie-t-il d’obtenir un supplément de troupes au sol de la part de l’Iran. Certes, de nombreux points de désaccord subsistent entre les protagonistes de la lutte anti-EI. Washington ne semble pas remettre en question aussi fortement que Paris son rejet d’Assad. Autre complication : le 24 novembre, la Turquie (en réalité complice de l’EI dont elle écoule le pétrole et laisse passer les recrues) a abattu un avion russe coupable d’avoir survolé son territoire pendant 20 secondes pour les besoins de sa mission de bombardement sur une zone syrienne limitrophe peuplée de rebelles turkmènes qu’elle protège. Ankara a saisi l’OTAN de cette affaire… Les dirigeants occidentaux croient encore que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, est leur allié.