Beaucoup ont tendance à voir les féministes comme un groupe monolithique, dont les membres seraient interchangeables. Le féminisme est, plus que jamais, riche de personnalités très diverses.
J'ai donc décidé d'interviewer des femmes féministes ; j'en connais certaines, beaucoup me sont inconnues. Je suis parfois d'accord avec elles, parfois non. Mon féminisme ressemble parfois au leur, parfois non.
Toutes sont féministes et toutes connaissent des parcours féministes très différents. Ces interviews sont simplement là pour montrer la richesse et la variété des féminismes.
Interview de Sophie Gourion.
Son twitter : @Sophie_Gourion
Peux-tu te présenter ?
Je suis Sophie Gourion, j'ai 42 ans, je suis rédactrice web et blogueuse. Je suis mère d'une fille de 7 ans et d'un garçon de 10 ans.
Depuis quand es-tu féministe ?
J'ai vraiment du mal à situer exactement quand cette prise de conscience a débuté.
Je pense que ma mère a toujours été féministe sans le revendiquer ou se l'avouer, un peu comme M Jourdain faisait de la prose sans le savoir.
Elle vient d'une famille d'Afrique du Nord assez traditionnaliste, a dû commencer à travailler comme sa soeur à 16 ans alors que ses frères ont continué leurs études, a subi pas mal de pression familiale pour se marier mais a resisté à sa manière, ce qui était loin d'être évident pour l'époque. Elle s'est finalement mariée avec mon père mais assez tardivement pour son milieu d'origine. Elle n'a jamais lu de magazines féminins, je ne l'ai jamais vue courir les soldes, elle m'a souvent répété que la vraie beauté était sans artifices. Elle a toujours travaillé, n'a jamais développé d'attirance pour les activités étiquetées "féminines". Quand mon frère est né, c'est mon père qui s'en est occupé pendant que ma mère est retournée travailler, ce qui à l'époque avait été assez mal vu par certains. Plus tard, contrairement aux autres mères juives de mes copines, elle ne m'a jamais poussée à me marier, a toujours privilégié mon bonheur et mes choix.
Pour ma part, je dirai que ma prise de conscience féministe est relativement récente. J'ai longtemps été à des années lumière de tout cela. J'ai travaillé dans la mode puis dans le domaine du marketing chez le N° 1 mondial des cosmétiques car ce milieu m'attirait énormément. Je me souviens avoir lancé à une collègue avant le lancement d'une campagne d'un produit amincissant assez choquante (avec des pinces à linge sur les cuisses): "On va encore avoir les chiennes de garde sur le dos. Ca les occupe, que veux-tu". Pour te donner une idée du chemin parcouru!
Pourtant, le harcèlement sexuel, le harcèlement de rue, les questions déplacées lors des entretiens, les remarques sexistes dans le milieu du travail, les différences de salaire, tout cela je l'avais vécu. Mais je pensais que cela faisait partie des effets indésirables inhérents à la condition féminine.
Je crois qu'il a fallu que je devienne mère pour que tout cela devienne intolérable. Enceinte, mon corps ne m'appartenait plus : entre les gens qui te tripotent le ventre, les internes qui défilent les uns derrière les autres pour regarder ton col, la sage-femme qui dit "je coupe" au moment de l'épisiotomie sans jamais avoir évoqué cette possibilité avant, la puéricultrice qui te dit de prendre sur toi pour allaiter même si ce n'est pas ton truc, je me suis dit qu'il fallait que je donne de la voix pour me faire entendre. Et me réapproprier mon corps. Sans compter la dépression post-partum qui a pointé le bout de son nez après la naissance de mon fils. Pour la plupart des gens, je ne correspondais pas à l'image d'Epinal de la mère épanouie et sur son petit nuage. Je faisais peur.
Ce qui m'a permis de reprendre ma vie (et mon corps) en main, ce sont les forums de jeunes mamans type Doctissimo. Je sais qu'ils ont été beaucoup moqués mais pour moi ils ont été un véritable outil d'empowerment. J'ai trouvé un endroit où les femmes échangeaient sur la façon dont on pouvait devenir active lors de son accouchement, expliquaient que l'on pouvait rédiger un projet d'accouchement, racontaient leurs échecs dans leurs tentatives d'allaitement, leurs doutes et leurs angoisses aussi. Les livres de Martin Winckler ont également été une révélation pour moi.
Quand j'ai commencé à m'intéresser aux questions féministes, le blog de Maïa Mazaurette m'a éclairée à l'époque sur pas mal de notions, notamment le consentement. Puis, arrivée sur Twitter, j'ai peu participé mais ai beaucoup lu. C'est une excellente manière de se familiariser avec le féminisme quand on n'a pas cette culture au départ. Ca m'a donné envie d'apporter ma pierre à l'édifice en ouvrant mon blog. Au départ, je souhaitais parler essentiellement du marketing genré, car après avoir travaillé 10 ans dans la marketing je trouvais que j'avais ma légitimité sur le sujet, contrairement à d'autres thèmes plus "académiques". Puis j'ai ensuite avec le temps abordé d'autres thématiques, notamment tout ce qui touche à l'éducation et au genre parce que c'est un sujet que je vis quotidiennement avec mes enfants.
Tu dis que tu avais conscience du sexisme mais que "cela faisait partie des effets indésirables inhérents à la condition féminine." Tu pensais donc qu'on ne pouvait rien y faire ?
Je ne pensais même pas qu'il était possible de faire quelque chose pour que cela change! Pour moi, il ne s'agissait que de désagréments plus ou moins gênants, je voyais les choses comme des événements individuels isolés les uns des autres, je n'avais pas du tout conscience du sexisme comme un système généralisé et oppressif. Et puis j'avais tendance à culpabiliser, à me remettre en question plutôt que la société : si je me suis fait suivre dans la rue, peut-être est-ce parce que je portais une jupe et pas un pantalon. Du coup, j'adoptais des stratégies d'évitement, comme le jean, la capuche et les écouteurs dans les oreilles plutôt que me dire que le phénomène me dépassait et qu'il fallait être révoltée et avoir envie de faire changer les choses.
Est ce que tu penses que les féministes s'intéressent assez à la question de la grossesse et de l'accouchement ?
Je trouve que ces questions sont peu investies par les féministes et je m'en désole. Est-ce parce que, pour la première vague, la maternité était souvent perçue comme un fardeau, une aliénation? Autant, la voix des féministes se fait entendre au sujet de la contraception ou de l'IVG, autant on l'entend peu, il est vrai quand il est question de grossesse et d'accouchement. Pourtant le sujet est, à mon sens, hautement féministe. Il a à faire avec le consentement (les touchers vaginaux dont on entend enfin parler prouvent à quel point la notion de consentement est floue pour certains médecins), le droit à disposer de son corps, la liberté de choix. Il suffit de voir avec quel mépris et légèreté la question du "point du mari" est souvent abordée dans les médias : sur mon blog, j'avais dénoncé le traitement journalistique du sujet par 20 minutes qui titrait "Le point du mari : le mythe d'une chirurgie destinée à donner plus de plaisir aux hommes". Mythe alors que de nombreux témoignages de patientes et de sages-femmes venaient accréditer la réalité de la pratique. Après mon billet, le titre a été changé, 20 minutes a rédigé un autre article donnant la parole aux patientes mais entre-temps le journaliste était venu sur mon blog affirmer que j'étais jalouse car je voulais travailler à 20 minutes! L'année dernière, une journaliste m'avait interviewée au sujet de l'allaitement. Sa question "allaiter, est-ce féministe?" (pour distribuer les brevets de féminisme, les médias sont très forts). Pour moi l'essentiel est d'avoir le choix. Sauf qu'en tant que mère, notre choix n'est pas libre et dénué de toute pression extérieure. Enceinte, on n'a cessé de me dire que l'allaitement était "naturel" "instinctif" "bon pour le bébé et la mère", des mots qui sont loin d'être anodins. J'ai donc "décidé" d'allaiter (alors même que ma mère me le déconseillait) et ça a été catastrophique. Il a fallu que je pleure devant une puéricultrice au bout du 2ème jour en réclamant un biberon pour que l'on respecte enfin mon choix. Pour mon 2ème enfant, je n'ai eu de cesse de répéter que je voulais un biberon, même sur la table d'accouchement, pour être sûre que ma volonté allait être respectée. Pour en revenir au féminisme, je trouve que les réseaux sociaux font bouger les choses. Le tumblr "je n'ai pas consenti" au sujet des défauts de consentement dans les actes médicaux , des blogs tels que celui des "Vendredis intellos", de "Poule Pondeuse" ou "Marie accouche là" s'emparent des sujets de la maternité et du féminisme avec beaucoup de pertinence et d'efficacité.
Tu as un fils et un fille ; arrives-tu à avoir avec eux une éducation antisexiste ?
Je dirais que je fais de mon mieux. J'essaye d'agir sur les leviers conscients : je leur laisse le maximum de choix tout en les poussant à expérimenter le maximum de choses, indépendamment de leur genre. Je ne suis pas du tout dans la diabolisation, je pense même que c'est contre-productif. Un de mes copains à qui on avait interdit de jouer avec un pistolet-jouet enfant m'a ainsi raconté que la première chose qu'il a volé a été un pistolet! Je n'ai jamais interdit à ma fille une Barbie ou à mon fils un déguisement de policier par exemple. Comme ils sont relativement proches en âge, ils s'échangent les jouets de toute manière et rien n'est cloisonné.
Je me rends compte à de petits signes que finalement j'ai réussi à leur transmettre pas mal de choses. L'autre jour, ma belle-mère a dit à ma fille "On ne dit pas de gros mots, c'est pas jolie dans la bouche d'une fille". Elle lui a répondu du tac au tac "dans la bouche d'un garçon non plus!".
Et l'autre jour dans un magasin, elle pestait contre la difficulté à trouver des Lego "ni policier ni princesse".
Après, je ne suis pas la seule prescriptrice : il y a l'école, la télévision, la famille. D'où l'importance d'être vigilant, d'expliquer, de proposer des alternatives.
En ce qui concerne les tâches ménagères, c'est assez égalitaire, ils ne font pas grand-chose ni l'un ni l'autre
. J'avais pourtant établi un tableau des tâches, ça a duré une semaine.En quoi est il gênant qu'il y ait des jeux de filles et de garçons ?
C'est une question qui revient souvent sur le blog : le problème de la segmentation par genre c'est qu'elle limite les possibilités des enfants et les enferme dans des stéréotypes. Aux filles, l'apparence et la passivité, aux garçons l'action et la performance, des clichés que l'on retrouve dans la littérature enfantine. Une étude a ainsi démontré que les femmes et les fillettes étaient plus souvent représentées à l’intérieur qu’à l‘extérieur et dans des activités passives. A l’opposé, les hommes et les garçons étaient davantage illustrés dehors que dedans, vaquant à des occupations actives. Les conséquences de ces représentations sont nombreuses : "Pour les filles, le manque de modèles valorisants porte un coup à l'estime de soi et conditionne des comportements. Les stéréotypes restreignent par exemple leurs choix professionnels: il leur est difficile de choisir un métier qu'elles n'ont jamais vu exercer par d'autres femmes. Les garçons sont également confinés dans un rôle rigide: ils auront plus de difficulté à choisir un métier dit "féminin", par peur des moqueries de l'entourage, des copains" expliquait ainsi Anne Daflon-Novelle, en charge de l'étude.
Je l'expliquais sur mon blog, la segmentation des jouets par genre est assez récente et répond à un impératif économique qui permet de doubler les intentions d'achat (difficile de pouvoir refiler le vélo rose de l'ainée au petit frère, il faut en racheter un autre). Le genre était ainsi remarquablement absent des publicités de jouets au tournant du 20e siècle, mais a joué un rôle beaucoup plus important dans le marketing du jouet dans les années antérieures et postérieures à la seconde guerre mondiale. Cependant, au début des années 1970, la séparation entre "les jouets des garçons" et "les jouets des filles" a semblé s’éroder. En 1975, très peu de jouets étaient explicitement commercialisés selon le genre et que presque 70 % n'ont montré aucune signalisation de genre du tout.
Dans les années 1970, les annonces de jouet défiaient souvent des stéréotypes en montrant des filles en capitaine d'avion construisant et jouant et des garçons mitonnant des petits plats dans la cuisine. Mais depuis 1995, la publicité genrée a fait un bond en arrière pour revenir à une situation comparable à celles des années 50. Trouver aujourd’hui un jouet qui n'est pas commercialisé explicitement ou subtilement (par l'utilisation de couleur, par exemple) par le genre est devenu incroyablement difficile. Même Lego, "neutre" à mon époque (je vous parle d'un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaitre) s'est lancé dans une gamme "spécial fille", Lego Friends avec briques rose bonbon et salon de coiffure. Si l'on a cru bon de créer une gamme "spécial filles", cela sous-entend que les jeux de construction (comme les jeux scientifiques, de stratégie) sont par défaut masculins. Il ne faut pas s'étonner ensuite du faible nombre de jeunes filles en école d'ingénieurs!
Ton blog s'appelle Tout à l'ego pourquoi ce titre ?
Parce que tout le monde me répétait que pour qu'un blog soit lu, il fallait avoir une ligne édito très claire et ne pas en dévier.
J'ai toujours été une vraie touche à tout et l'idée de m'enfermer dans une thématique unique me pétrifiait. Comment allais-je tenir sur la durée dans ce cas?
J'ai donc décidé de m'accorder la liberté d'aborder des sujets très différents : le féminisme mais aussi l'éducation, ma vie professionnelle, des jeux d'écriture mais aussi des sujets plus "lifestyle" comme l'alimentation, les jouets ou le développement durable.
D'où le nom "Tout à l'égo, ma vie en vrac sans tri sélectif" qui illustre le côté fourre-tout, défouloir du blog, tout en évoquant le côté "egotrip" de la blogueuse.
Quels sont les sujets qui t'intéressent le plus dans le féminisme ?
Beaucoup de choses m'intéressent mais je ne veux ni m'approprier la parole d'un.e autre ni aborder des sujets dont je n'ai pas une connaissance empirique. Mon féminisme est un féminisme assez terre à terre, pragmatique, issu de ce que j'ai vécu. Je n'ai pas de grande culture livresque à ce sujet, j'ai fait des études assez courtes du coup je parle de ce que je connais. Le gender marketing, le sexisme dans la publicité m'intéressent énormément parce qu'ils disent beaucoup de notre société. Ils distillent des valeurs de façon subliminale qu'il me parait important de décrypter (même si on me dit régulièrement de parler plutôt des femmes afghanes). Les stéréotypes de genre dans la littérature enfantine, dans les jouets ou la presse pour enfants m'intéresse également beaucoup. J'ai d'ailleurs mené une étude sur le sujet sur le blog afin de comparer les 100 premiers jeux proposés par Apple en tant que « Jeux de filles » et « Jeux de garçons » et disponibles sur iPhone. Ce qu’il en ressort est que l’on y retrouve, à peu de choses près, les mêmes stéréotypes de genre que ceux que l’on trouve dans la littérature enfantine : apparence et passivité pour les filles versus action et performance pour les garçons.
Qu'est ce que tu appelles un "brevet de féminisme" ?
C'est un peu le "label rouge du féminisme", son "AOC"! Le brevet de féminisme est en général attribué par des médias qui ont compris que le sujet était un attrape-clic même s'ils n'avaient aucune légitimité à décreter qui était une "vraie féministe". Récemment, le magazine « Elle » a ainsi proposé à ses lectrices un sondage intitulé « Etes-vous une vraie féministe ? », avec pléthore de clichés en tout genre. Un peu comme si le Ku Klux Klan s’amusait à décerner des brevets d’antiracisme. C’est aussi le cas de cette journaliste du Figaro (journal de référence du féminisme s'il en est) qui a décrété que Florence Foresti n’était pas vraiment féministe en dépit de celle qu’elle affirmait. La grande tendance c'est aussi de clouer au pilori les peoples qui déclarent ne pas être féministe à longueur d'articles enflammés (en ignorant au passage le prix à payer quand on se déclare publiquement féministe). J'ai vu aussi passer sur d'autres sites des titres définitifs tels que "Le barbecue n'est pas féministe" ou "Le self-defense est féministe". D'autres vont décider que la cup est plus féministe que le tampon, que si tu n'arrives pas à retenir ton flux, t'es une fausse féministe. Bref, le féminisme sert parfois à vendre tout et n'importe quoi parfois, c'est un peu la caution du style "vue à la télé".
Entre féministes, on peut parfois être tentées de retirer des brevets de féminisme parce qu'on a de vues opposées, parce qu'on tient des propos "problématiques" (l'expression m'agace mais je n'en trouve pas d'autres). Il faut tenir compte du fait que nous ne sommes pas toutes au même point d'avancement dans notre cheminement, que c'est une perpétuelle évolution (quand je relis des trucs que j'ai écrits y a quelques années, je me cache dans un trou). Etre féministe, c'est vouloir l'égalité hommes-femmes, tout le reste n'est que détails.
Pourquoi est il gênant de se demander si allaiter est féministe ou pas ?
Parce que la question, telle qu'elle a été posée par le journal qui m'a interviewée, laisse penser que le féminisme est un dogme, avec une charte de bonne conduite à respecter. C'est extrêmement binaire et dangereux. Je pense qu'il faut se penser la question autrement : ai-je vraiment envie d'allaiter ou est-ce que ce choix a été influencé par mon entourage? Je pense que quand on est féministe, on se pose perpétuellement des questions, et c'est très sain, sans que l'on ait besoin forcément d'apposer le tampon "féministe" sur chacun de ses actes. Par exemple, je m'épile et je porte des talons hauts inconfortables : je ne dis pas que je le fais "pour moi" car je suis consciente d'obéir à des normes culturelles et que ce n'est ni agréable ni confortable. Pour autant, je ne me demande pas si "c'est féministe" ou pas.
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