Note : 5/5
Vies ordinaires
Bien sûr, Mia Madre s’inspire de ce qui arriva à Nanni Moretti lui-même durant le tournage de son précédent film, Habemus Papam. Et pourtant, s’il incarne ici un personnage portant son véritable nom – Giovanni –, il est plus en retrait que jamais, laissant la place à un personnage féminin qui, certes projection du cinéaste, est d’abord la projection de tout le monde. Avec Mia Madre, Moretti raconte l’ordinaire terrible de toute vie, exacerbé par ce film-dans-le-film qui se tourne tandis que, « dehors », la réalité se délite.
© Alberto Novelli
Margherita réalise un film sur des ouvriers en conflit avec leur nouveau patron étranger, joué par un acteur américain envahissant. Pendant ce temps, la mère de la réalisatrice se meurt, et Margherita peine à affronter cette disparition programmée.
Mia Madre impressionne d’emblée par sa très grande capacité à présenter son personnage en peu de temps et peu d’effets. Margherita, cinéaste impliquée qui peine à croire encore dans ses engagements, s’enferme dans des phrases répétées depuis trente ans à ses acteurs ou à ses amants. D’entrée de jeu, elle est un personnage de déni, refusant de faire face à la réalité de la situation de sa mère dont elle ne peut entendre le diagnostic qui la condamne. Elle se protège, mais souffre par conséquent des irruptions brutales de la réalité ordinaire – un dégât des eaux, un démarcheur – qui la pousse à la crise. L’actrice Margherita Buy impressionne en femme tantôt sereine, tantôt dévastée. Face à elle, le frère, sobrement interprété par Moretti, tente quant à lui de faire face en prenant la situation à bras le corps, oubliant du même coup d’exister : ayant choisi de quitter son emploi pour s’occuper de sa mère, il quitte aussi le monde social, et on ne le verra jamais entouré de quiconque, hormis sa soeur, sa nièce et sa mère.
La confusion qui anime Margherita, perdue entre son travail, sa vie familiale et la gestion de la mort inéluctable de sa mère, contamine aussi le film, puisque celui-ci multiplie les séquences où le rêve, le cauchemar, l’ordinaire, le passé et le présent se mêlent pour donner à voir toutes les vies de Margherita. Les frontières sont abolies, notamment lors d’une très belle séquence, en début de film, où Margherita, longeant la file d’attente d’un cinéma où l’on projette Les Ailes du désir – le choix n’est bien sûr pas anodin –, y rencontre sa mère, son frère, et elle-même plus jeune.
Mia Madre est bien le récit d’une errance, celle d’un personnage déboussolé qui navigue entre la réalité, ses souvenirs et ses angoisses. Une errance plus temporelle que spatiale donc, tant l’extérieur n’existe que peu dans le film. S’il est question de la belle Rome, celle de Rossellini et de Fellini, on ne la voit à vrai dire que bien peu, enfermés que nous sommes dans une voiture, dans une chambre d’hôpital, dans un décor d’usine – des lieux aux teintes ternes que la musique, faite de quelques notes qui ponctuent le film sans créer de liaison, n’arrache pas à leur normalité quotidienne. La mise en scène de Moretti confirme l’isolement des personnages dans le décor. Le cadre se construit le plus souvent en fonction d’eux, et il n’y a d’ailleurs qu’assez peu de jeu sur le hors-champ, si ce n’est, justement, dans les séquences du film-dans-le-film. C’est que le cinéma, artifice qui consiste à rejeter hors-cadre la réalité, est comme Margherita évacuant la situation désespérée de sa mère. La réalité voudrait isoler les personnages (pas de hors-champ) et la fiction repousser la trop terrible réalité (pas de hors-cadre).
Si le drame est si fort et nous émeut tant sans que Moretti ait recours au pathos facile – loin de là –, c’est qu’il n’y a pas ici d’événement hors norme et tragique, seulement la lente progression vers l’inéluctable, vers ce qui est de toute façon tôt annoncé. On assiste, et on tente de se préparer, comme les personnages, au drame le plus banal, le plus commun qui soit : la disparition programmée d’un proche âgé. L’histoire de Mia Madre est celle de la condition humaine dans ce qu’elle a de plus ordinaire : la préparation à la mort. Le film n’en oublie pas son humilité, et c’est justement cette simplicité, cette ouverture à l’ordinaire de toute vie, à la banalité de chaque existence, qui rend le drame si fort et émouvant, complètement dépourvu de prétention et d’auto-centrisme. Ne voir dans le film qu’un témoignage auto-biographique de Moretti est donc une terrible erreur, tant Mia Madre pose des questions si partagées par tous : quel sens donner à la vie quand on la sait condamnée ? y en a-t-il même un à trouver quand on voit ce personnage de mère et de professeur tant aimée, mourir quand même, mourir malgré la bonne personne qu’elle fut ?
© Alberto Novelli
Film fort dans son sujet pourtant humble, Mia Madre n’est toutefois pas seulement émouvant. On le sait, l’humour est souvent si ce n’est toujours présent dans les films de Moretti où l’exagération grotesque et loufoque recèle une puissante force de mise en crise du monde. Avec Mia Madre, Moretti dresse le portrait d’un monde du cinéma – le sien à n’en pas douter – bien éloigné de la geste idéale du créateur politiquement engagé dans son art et dans la vie. Margherita ne comprend plus le monde, celui dans lequel sa mère meurt, mais aussi celui de son propre film, énième projet « impliqué » qui manque pourtant de sincérité et d’assurance. Surtout, le tournage est l’occasion de multiplier les situations radicalement grotesques : voiture recouverte de caméras et de lumières empêchant l’acteur de conduire ; acteur principal qui harcèle tout le monde avec ses « blagues » et un prétendu coup de fil de Kubrick, cabotine dans la vraie vie et oublie son texte devant la caméra. L’épanchement grotesque de ces situations ne les vide pas de force sensible pour autant : Moretti reste un humaniste qui sait toujours filmer un moment d’échange et de complicité entre les êtres, moment souvent dansé, comme c’est encore ici le cas.
Surtout, en faisant de son personnage principal une femme de cinéma – donc de représentation – Moretti aborde son sujet en interrogeant aussi la valeur du cinéma par rapport à la vie. La question de départ de Mia Madre est celle-ci : comment survit-on à la cruauté ordinaire de la vie, quand on l’a passée à se cacher derrière des discours, ou une caméra ? Film de l’intime, Mia Madre est aussi un film « de la modernité » : l’irruption d’une réalité niée, celle de la mort, gagne en force quand elle intervient dans le monde artificiel de l’art. Sur le plateau de tournage, Margherita continue de se protéger dans une représentation de la vie, mais cette dernière fait retour, contamine la « scène ». La réalité, l’intime, le travail, l’artifice : tout cela se confond et entre en crise. Turturro exige qu’on le ramène dans la réalité – mais où est-ce ? Sait-il seulement ce qu’est la réalité de Margherita, où l’attend une mère mourante ? Mia Madre pose finalement deux questions dont les réponses s’interpénètrent : comment accepter la réalité, aussi terrible soit-elle ? ; pourquoi faire du cinéma ?
Voilà donc un film qui, s’attachant à suivre la route ordinaire de la vie et des adultes perdus entre terrible réalité et dissimulation rassurante, touche à la plus générale des conditions humaines, la disparition d’un proche. Que faire des livres de la morte ? Quelle robe lui faire porter aux obsèques ? On se pose des questions si triviales alors, et le monde est bien terne, et les notes de piano ne forment aucune mélodie. Il faudra pourtant bien penser « a domani » – car Mia Madre s’achève sans peser, dans la légèreté de l’acceptation sereine.
© Alberto Novelli
On se souviendra longtemps de l’errance de Margherita dans ses souvenirs, le long de cette file d’attente interminable. On n’oubliera pas non plus ce bel échange final, fort dans sa simplicité, qui résume à lui seul la puissance sensible de ce film véritablement « entre rires et larmes », délicat et déluré, grotesque et émouvant.
Alice Letoulat
Film en salles le 02 décembre 2015