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Le sol, oui mais !

Publié le 05 décembre 2015 par Blanchemanche
#agri­cul­turein­ten­sive
Le sol, oui mais !

Le sol, oui mais !

02 Décembre 2015En toutes les langues, le sol est de­venu le héros de la COP 21 avec l’ini­tia­tive française « 4 pour mille » et est an­noncé comme la grande so­lu­tion de la réduc­tion des émis­sions de di­oxyde de car­bone. La réalité est plus com­plexe et loin de l'au­baine po­li­ti­cienne de l'ini­tia­tive française.Oublié par l’agri­cul­ture in­ten­sive qui n’a vu en lui qu’un sup­port à en­grais minéraux ou de synthèse et un (pseudo) filtre à pes­ti­cides, le sol re­vient au cœur du débat cli­ma­tique. A écou­ter de­puis quelques jours les po­li­tiques et leurs ex­perts, on a l’im­pres­sion d’avoir af­faire à des per­sonnes qui réin­ventent la roue ou l’eau chaude. De­puis la nais­sance de l’agri­cul­ture il y a 10 000 ans, tous les pay­sans dignes de ce nom connaissent l’im­por­tance de la terre et ses qua­lités va­riables selon le sub­strat ro­cheux, l’orien­ta­tion, l’al­ti­tude, le cli­mat. Et l'on a perdu la mémoire pay­sanne du pre­mier jour où l'on fit le lien entre ap­port de matière or­ga­nique et ren­de­ment agri­cole. Le sol est un ac­teur ca­pi­tal dans tout éco­système ter­restre : il porte, abrite, en­tre­tient, déve­loppe la bio­di­ver­sité. Nous ne pour­rions ni vivre, ni res­pi­rer, ni man­ger, sans la pho­to­synthèse des plantes qu’il porte et nour­rit, sans les mil­liards de bactéries et de mi­cro-or­ga­nismes qui re­cyclent la matière or­ga­nique (débris végétaux et ani­maux qui forment en­suite la couche fer­tile du sol) ; sans l’eau qu’il filtre, stocke et délivre ; sans la couche de terre végétalisée qui protège de l’éro­sion. Le problème est qu’en France le sol a qua­si­ment dis­paru comme objet com­plet de re­cherche et aussi dis­paru de l’en­sei­gne­ment agri­cole. On a tra­vaillé sur la my­co­rhi­za­tion na­tu­relle (l’as­so­cia­tion sym­bio­tique entre ra­cines et cham­pi­gnons qui per­met aux plantes de mieux ab­sor­ber l'eau et les minéraux du sol, et de résis­ter aux cham­pi­gnons pa­thogènes) pour en ex­tra­po­ler des ap­pli­ca­tions agri­coles, on a étudié cer­taines par­ti­cu­la­rités du sol, dans la lo­gique d'hy­perspécia­li­sa­tion de la techno-science. Mais on a très peu tra­vaillé sur une compréhen­sion glo­bale de l'éco­système sol. On a, il faut le sa­luer, le tra­vail d’une équipe de l’INRA (D. Ar­rouays, J. Ba­lesdent, C. Gi­rar­din, A. Ma­riotti) qui, de 1989 à 1999, a tra­vaillé et publié sur la fixa­tion du car­bone dans le sol. Il a donc fallu une bonne ving­taine d’années pour que leurs tra­vaux aient un débouché po­li­tique… Mais pour ce qui est des in­ter­ac­tions de tout ce qui vit dans le sol, en bref pour ce qui est de com­prendre la com­plexité de la vie d’un sol, avoir une idée précise des mil­liers d’in­ter­ac­tions, si­lence radio. Pas de crédit et même, pour les cher­cheurs, une quasi honte à se po­si­tion­ner sur ce sujet quand la mode est aux bio­tech­no­lo­gies. Il y a donc en­core beau­coup de tra­vail à faire pour com­prendre ce que nous fou­lons au pied tous les jours.

4 pour mille, re­gain d’amour intéressé

Cer­tains po­li­ti­ciens s’ex­ta­sient au­jourd’hui sur le rôle ca­pi­tal des lom­brics, d’autres découvrent que les plantes fixent le car­bone (elles en re­larguent aussi). Tout comme on vante, à juste titre, les ver­tus de l’agro-fo­res­te­rie pra­tiquée pen­dant des millénaires jusqu’à la révo­lu­tion in­dus­trielle. Les éco­logues se réjoui­ront d’une re­montée de la côte d’amour du sol. La sou­dai­neté de ce sen­ti­ment à l’égard de ce qui fût considéré comme un simple socle de­puis un demi-siècle, juste bon à étaler des en­grais de synthèse et des pes­ti­cides, tient moins à son rôle cen­tral éco­systémique qu’à la redécou­verte de sa ca­pa­cité à fixer le car­bone. Cer­tains y ont vu une so­lu­tion mi­racle pour "com­pen­ser" les émis­sions an­thro­piques de CO2 qui dérèglent notre cli­mat tout en aug­men­tant la pro­duc­tion agri­cole. C'est ainsi que la France a an­noncé le lan­ce­ment  d’un pro­gramme de re­cherche in­ter­na­tio­nal, le « 4 pour 1000 », dont l’ob­jec­tif est « de déve­lop­per la re­cherche agro­no­mique afin d’amélio­rer les stocks de matière or­ga­nique des sols de 4 pour 1000 par an. Une telle aug­men­ta­tion per­met­trait de com­pen­ser l’en­semble des émis­sions des gaz à effet de serre de la planète ». Diantre ! Voilà qui sou­lage d’un coup pas mal d’émet­teurs de gaz à effet de serre. Il n’est de voir com­ment en deux jours plus de 90 pays ont rallié l’ini­tia­tive française. Et tout le monde de sa­luer la séques­tra­tion du car­bone dans les sols agri­coles comme la grande contri­bu­tion de l’agri­cul­ture et de la forêt à la lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique. Com­ment fait-on pour aug­men­ter de 0,4% la te­neur en car­bone du sol : en aug­men­tant les amen­de­ments or­ga­niques (résidus végétaux, décom­po­si­tion ani­male, fu­miers), en main­te­nant les cou­ver­tures végétales des sols, et en aug­men­tant le vo­lume de bio­masse par unité de sur­face (par exemple en as­so­ciant les cultures), en sup­pri­mant les la­bours (qui libèrent énormément de car­bone). Fa­cile à faire ! You­pie ! Fini le drame d’une mu­ta­tion de la société de consom­ma­tion vers une société éco­lo­go­gique, avec son lot de per­dants tels les ma­gnats de l’in­dus­trie car­bonée. Voilà une so­lu­tion simple, à portée de main. Le sou­rire était sur toutes les lèvres des par­ti­ci­pants à la COP 21 lors de la présen­ta­tion du pro­jet. Enfin une so­lu­tion glo­bale qui ne re­pose pas sur les sa­cri­fices quo­ti­diens de tout le monde. Le sol fleure donc la belle af­faire du mo­ment pour, main sur le cœur, s’en­ga­ger à réduire les émis­sions de GES.

Pensée ma­gique

Dans l'ab­solu, l’ap­port de matière or­ga­nique dans le sol est une bonne chose pour sa fer­ti­lité, pour la pro­duc­tion ali­men­taire, pour la qua­lité de l’air, pour la bio­di­ver­sité, pour l’eau, contre l’éro­sion. En­core faut-il ne pas ou­blier que c’est un jeu le plus sou­vent à somme nulle entre fixa­tion et libéra­tion du car­bone par la végéta­tion (res­pi­ra­tion) et le sol (minéra­li­sa­tion de la matière or­ga­nique). Le puits de car­bone est aussi une source.L’avan­tage sur le­quel on peut jouer est le pas de temps : la végéta­tion et le sol fixent len­te­ment le car­bone de l’at­mosphère avant de le relâcher (quand on abat u arbre, quand on fauche une prai­rie). Mais, il y a beau­coup de « mais » et d’in­con­nus qui font que cette ini­tia­tive relève de la pensée ma­gique. D’abord le cal­cul digne d’un po­ly­tech­ni­cien qui n’a ja­mais vu une ferme : on est parti du poids de CO2 émis en trop par rap­port au cli­mat et on a sco­lai­re­ment cherché le pour­cen­tage (0,4%) qui pou­vait pas­ser pour ac­cep­table en ajus­tant aux mil­lions d’hec­tares néces­saires. Derrière … on sait pas ! Com­ment éva­luer que l’on met en route une charge à 0,4% quand, de l’aveu des agro­nomes, on ne sait pas me­su­rer des va­ria­tions de car­bone dans le sol en des­sous de 3% ? Quelles terres élire à cette me­sure, quand on sait la grande variété des sols à l’échelle d’un can­ton, d’une région, d’un­pays, du globe ? Il ne faut pas ou­blier de prendre en compte la sa­tu­ra­tion des sols en car­bone : on ignore dans quelle pro­por­tion une aug­men­ta­tion du car­bone mo­di­fie l'aci­dité du sol. Or l’aci­dité di­mi­nue la fer­ti­lité. Autre problème sans réponse : l’éléva­tion de la tempéra­ture accélère la minéra­li­sa­tion des matières or­ga­niques donc le re­lar­guage de CO2… Concrète­ment, que va-t-on faire de tant de prai­ries supplémen­taires ? Mettre des ru­mi­nants émet­teurs de méthane ? Sans comp­ter que plus d’ani­maux sur le marché en­trainent plus d’ef­fon­dre­ment des cours de viande déjà dra­ma­ti­que­ment bas. Il ne se­rait pas sur­pre­nant qu’une telle orien­ta­tion ac­couche de sub­ven­tions aux « sto­ckeurs de car­bone ». Alors, les plan­teurs d’agro­car­bu­rant, les fa­na­tiques de maïs transgéniques, les ac­ca­pa­reurs de prai­ries, de forêts, pour­ront ar­guer de leur éli­gi­bi­lité à des me­sures de sou­tien. Dans ces condi­tions d’in­cer­ti­tudes agro­no­miques et éco­no­miques, l’aug­men­ta­tion du sto­ckage du car­bone dans le sol est a mi­nima une opéra­tion po­li­ti­cienne réussie, au pire un désastre agri­cole an­noncé.

L’ombre des mul­ti­na­tio­nales

Au-delà des or­ga­nismes de re­cherche français (INRA, CIRAD, IRD) qui sont as­sociés à l’opéra­tion et qui vont pou­voir déve­lop­per leurs sa­voirs, le « pro­gramme 4 pour mille » est sou­tenu par tous les grands or­ga­nismes de coopéra­tion agri­cole in­ter­na­tio­naux dont le CGIAR. Ce Groupe consul­ta­tif pour la re­cherche agri­cole in­ter­na­tio­nale (Consul­ta­tive Group on In­ter­na­tio­nal Agri­cul­tu­ral Re­search) avait attiré notre at­ten­tion, à José Bové et moi, lors notre enquête sur le « bu­si­ness de la re­cherche » (cf « L’ali­men­ta­tion en otage » édi­tions Au­tre­ment). Né en 1971 à l’ini­tia­tive de la fon­da­tion Rock­fel­ler, le CGIAR est de­venu le nœud de tous les réseaux scien­ti­fiques du monde agroa­li­men­taire, qu’il peut fi­nan­cer di­rec­te­ment (673 mil­lions de dol­lars an­nuels de crédits de re­cherche) ou in­di­rec­te­ment via une ri­bam­belle d’or­ga­ni­sa­tions qui émargent auprès de la FAO, de la Banque mon­diale, des Banques régio­nales de déve­lop­pe­ment, de l’Union européenne, de l’OCDE et des gou­ver­ne­ments na­tio­naux. Il bénéficie aussi des do­na­tions de la Fon­da­tion Bill et Me­linda Gates. Tous les pro­grammes vont dans le même sens : la mise sous clé des col­lec­tions de se­mences tra­di­tion­nelles, leurs séquençages génétiques et les ap­pli­ca­tions bio­tech­no­lo­giques que l’on peut va­lo­ri­ser in­dus­triel­le­ment. Il ne faut pas avoir beau­coup d’ima­gi­na­tion pour com­prendre que la me­sure « 4 pour mille » qui pour­rait avoir du sens dans les pays de la zone in­ter­tro­pi­cale (où les terres sont sou­vent dégradées et où le chan­ge­ment cli­ma­tique in­duit déjà des gros dys­fonc­tion­ne­ments agri­coles), va ser­vir au CGIAR et consorts – et aux ONG de déve­lop­pe­ment, à pui­ser dans « le fond vert » péni­ble­ment négocié à la COP 21 pour aller ap­prendre aux pay­sans du Sud à fumer leurs terres… Au pas­sage, le CGIAR pour­sui­vra sa col­lec­tion des espèces et sor­tira du cha­peau des so­lu­tions « cli­mato-in­tel­li­gentes » du genre végétaux mo­difiés généti­que­ment pour résis­ter à la séche­resse, méca­ni­sa­tion, ges­tion in­for­ma­tisée des ap­ports d’en­grais et des pes­ti­cides, etc …Un achève­ment de la dépos­ses­sion des pay­sans de leurs sa­voirs et pra­tiques. Un ac­crois­se­ment de la glo­ba­li­sa­tion à l’usage d’une poignée de bénéfi­ciaires.On peut sim­ple­ment re­connaître à l’ini­tia­tive « 4 pour mille » sa pu­bli­cité pour une ap­proche « bio » de la fer­ti­lité des sols et une prise en considéra­tion de la dégra­da­tion des sols. Pour être cohérente, l’ini­tia­tive de­vrait être as­sociée à un chan­ge­ment de modèle agri­cole in­ter­di­sant en­grais de synthèses, pes­ti­cides et OGM, stop­pant et condam­nant la défo­res­ta­tion par les mul­ti­na­tio­nales, en­rayant l’ac­ca­pa­re­ment des terres, rédui­sant la méca­ni­sa­tion, im­po­sant les légu­mi­neuses dans les ro­ta­tions de culture, s’ap­puyant sur les or­ga­ni­sa­tions pay­sannes et non sur les or­ga­nismes in­ter­na­tio­naux. Bref, un vrai pro­gramme de tran­si­tion éco­lo­gique pre­nant la ques­tion du cli­mat dans toutes ses in­ter­ac­tions au lieu de bran­dir l’agri­cul­ture – jusqu’ici jugée cou­pable d’émis­sions de GES et écartée des négo­cia­tions sur la cli­mat par son lobby pro­tec­teur – en une sou­daine por­teuse de LA so­lu­tion glo­bale conve­nant à tous. Le story tel­ling est au point. Que font les or­ga­ni­sa­tions pay­sannes ? Photo MM©Accueilhttp://www.globalmagazine.info/2015/12/02/le-sol-oui-mais-1449014196?fb_action_ids=10206511083149955&fb_action_types=og.recommends
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