Deux portes, le film de Simon Duguet, a été montré au cours libre du 18 novembre 2015 comme un ultime exemple d’interactions filmeur-filmés dans le cinéma documentaire, après Chronique d’un été (Jean Rouch, 1961), Portrait of Jason (Shirley Clarke, 1967), Amour Rue de Lappe (Denis Gheerbrant, 1984) et deux extraits des Portraits (Alain Cavalier, 1989). Réalisé en 2015 à Bordeaux dans le cadre du Master « Réalisation documentaire et valorisation des archives », il s’agissait de l’exemple le plus récent des cas explorés par Amélie Bussy dans sa typologie. Or, il était avant tout le film le plus dur.
Le film fonctionne par des décalages systématiques – les personnages ne parlent que par le biais de sous-titres, la plupart des séquences sont en noir et blanc, et il parle de la condition ouvrière sans rentrer dans une usine. Cette posture a pour effet de rendre encore plus violentes les situations présentées. Ainsi l’ouvrière qui travaille de nuit évoque les difficultés de sa vie, son travail, son divorce, son fils. Mais aussitôt nous est présentée l’autre face, épouvantable. Ainsi nous la voyons jeune et jolie sur une photo avec son fils, enfant au regard vif et brillant. Puis ils sont filmés vingt ans plus tard dans une situation pour le moins difficile, elle fatiguée et désabusée, lui enfermé chez elle après désintoxication et séjour à l’hôpital psychiatrique, en conflit permanent avec elle, elle se tait ou crie, dit-il. Pourtant, décalage habituel, ce propos écrit rompt l’impression antérieure, l’amour qu’elle a pour lui.
Nous n’entendons pas les paroles de nos deux personnages mais le réalisateur nous les donne à lire sur l’écran. Elles prennent alors une « fermeté » (le mot est de Sartre) ou même une violence auxquelles n’accèdent jamais les propos entendus, tant nous savons que les paroles dépassent la pensée. Pas l’écriture.
Ainsi, nous avons pu voir un des plus violents réquisitoires qui soit contre l’exploitation capitaliste mais présenté de manière extrêmement sophistiquée selon les formes d’aujourd’hui, subtiles et violentes, hors de toute rhétorique préconstruite ou de forme préalable, le film étant la mise en œuvre d’une poétique chaque fois singulière.
Bernard Traimond