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Pour la famille Rockefeller, «l’ère des énergies fossiles doit finir»

Publié le 06 décembre 2015 par Blanchemanche
#Transitionénergétique #COP21


5 DÉCEMBRE 2015 | PAR JADE LINDGAARDEn 2014, le fonds d’investissement de la famille Rockefeller, héritière de la Standard Oil, l’entreprise fondatrice de l’industrie pétrolière américaine, stupéfie le monde économique en annonçant sa décision de désinvestir des énergies fossiles. Stephen Heintz, le directeur du Rockefeller Brothers Fund, s’en explique dans cet entretien.

Stephen Heintz ©A vifsStephen Heintz ©A vifs
En 2014, le fonds d’investissement de la famille Rockefeller, héritière de la Standard Oil, l’entreprise fondatrice de l’industrie pétrolière américaine, stupéfie le monde économique en annonçant sa décision de désinvestir des énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz). Le montant est faible, 70 millions de dollars. Mais le symbole frappe les esprits. Venu à Paris pour la COP21, le sommet de l’ONU sur le climat, Stephen Heintz, le directeur du Rockefeller Brothers Fund, s’en explique dans cet entretien.Pourquoi êtes-vous venus à la COP21 ?
Nous sommes venus parce que nous pensons que combattre le dérèglement climatique n’est pas de la seule responsabilité des gouvernements. C’est aussi celle de toutes les institutions et de tous les individus sur la planète. Nous sommes dans un moment de bascule. On en peut pas attendre plus longtemps. Le débat sur la science du climat est terminé. Nous connaissons les faits. Le temps est venu d’agir : il faut en finir avec l’ère des énergies fossiles et avancer rapidement vers l’économie des énergies propres. Et pour cela, cette COP est un pivot. C’est l’endroit et le moment où la bascule va se faire pour enclencher cette transition. 
L’annonce l’année dernière que le fonds des frères Rockefeller décidait de désinvestir des énergies fossiles a eu un grand retentissement. Qu’est-ce qui vous a conduits à prendre cette décision ? 
Je voudrais commencer par une clarification : nous sommes le fonds des frères Rockfeller (Rockefeller Brothers Fund, RBF), et non la fondation Rockefeller. Ce sont deux institutions différentes, fondées par la même famille. Mais notre fonds a beaucoup plus de liens avec la famille Rockefeller que la fondation Rockefeller. Notre instance dirigeante est un conseil d’administration. La moitié de ses membres appartiennent à la famille Rockefeller. C’était donc une décision très importante pour eux. 
Notre décision a eu un grand retentissement, c’est vrai. C’est une énorme ironie que toute cette richesse créée par le pétrole soit aujourd’hui en train d’être désinvestie du pétrole. J’ai étudié l’histoire de la Standard Oil, l’entreprise fondée par John D. Rockefeller. Il a commencé à travailler à 16 ans. Il n’avait pas d’argent. Lors de sa première année de travail, en 1885, il a gagné 45 dollars. En 1900, il était l’homme le plus riche du monde. Il avait vu le futur, que le pétrole allait devenir la principale source énergétique de l’économie au XXe siècle. Il a avancé vite, et agressivement pour investir dans le futur. Je suis absolument persuadé que s’il était en vie aujourd’hui, il verrait que l’économie des énergies propres est l’économie du futur. 

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De quoi désinvestissez-vous, et pourquoi ?
RBF célèbre son 75e anniversaire. Depuis le début, cette fondation se préoccupe beaucoup d’environnement. Depuis les années 90, nous avons agi par rapport au dérèglement climatique. Nous donnons des bourses à des organisations à but non lucratif à travers le monde. À peu près la moitié de toutes ces bourses dans le monde concernent le climat et l’énergie. À nos yeux, c’est le sujet le plus important de notre temps. Nous étions donc de plus en plus mal à l’aise avec le fait qu’une part de notre portefeuille d’investissements contenait toujours des énergies fossiles. C’était une position moralement ambiguë. Comme si nous donnions de l’argent à la recherche sur le cancer du poumon tout en investissant dans l’industrie du tabac. Nous sommes arrivés à la conclusion que nous devions être cohérents, et aligner notre portefeuille sur nos priorités en tant que fondation. C’est ainsi que nous en sommes venus à décider de désinvestir.
Ce ne fut pas une mince affaire. Parce que la structure des investissements est extrêmement complexe. Cette décision a créé un vif débat interne entre nos actionnaires au sujet de la performance des investissements. En tant que fondation, nous dépendons à 100 % de nos investissements pour nos ressources. Si nous perdons de l’argent dans ces investissements, nous aurons moins d’argent à distribuer. Donc c’est un sujet très important. Nous avons un comité d’investissements, très respecté dans le monde de la finance. Ils nous disait que désinvestir des énergies fossiles, alors qu’elles représentent toujours une part très importante de l’économie mondiale, risquait de réduire nos revenus dans le monde. Personne n’a discuté la morale de notre désinvestissement. La seule discussion portait sur ses risques financiers.
L’une des organisations que nous soutenons est le Carbon Tracker Inititiative (CTI), un think tank spécialisé en analyse de la finance carbone. Ce sont des investisseurs très intelligents qui ont fait un gros travail d’analyse de l’industrie des fossiles. Elle indique que si le monde veut limiter la hausse de la température à 2 °C, entre 60 et 80 % des réserves connues d’énergies fossiles devront rester dans le sol. Cela veut dire que ces ressources des entreprises énergétiques sont déjà en train de perdre de la valeur, et qu’elles vont continuer à en perdre. Pour des investisseurs à long terme, cela fait sens économiquement de se retirer d’une industrie qui va perdre de la valeur. À la place, il vaut mieux investir fortement dans les énergies propres du futur, qui suivent, elles, une trajectoire croissante.
Pourtant, on voit aujourd’hui les grands pétroliers agir en « mécènes » de centres de recherche sur le climat ou la préservation de l’écosystème. Pourquoi pas utiliser cette manne à des fins d’action contre le dérèglement climatique ?
Parce que ce que fait l’industrie fossile dans ce registre est insuffisant et trop lent. Il est crucial d’envoyer un message très clair et très urgent au marché : le secteur des énergies fossiles doit changer radicalement et de toute urgence si nous voulons stabiliser le réchauffement à 2 °C. Certaines entreprises fossiles ont diversifié leur portefeuille. Certaines ont des fermes éoliennes, des projets d’énergie solaire… C’est une bonne chose. Mais cela n’empêche pas qu’elles continuent de dépenser des centaines de millions de dollars  à rechercher de nouveaux hydrocarbures dans le monde. Cela doit cesser. Donc nous avons pensé qu’il valait mieux envoyer un message très clair au marché : l’ère des énergies fossiles doit finir.
Concrètement, de quoi désinvestissez-vous ? Avec quelle transparence ?
Nous désinvestissons de tous nos investissements directs dans l’industrie des énergies fossiles. Début 2014, notre portefeuille possédait environ 7 % d’investissements directs dans les hydrocarbures, soit environ 70 millions de dollars. Nous avons décidé de commencer à désinvestir du charbon et des sables bitumineux. Notre but était de terminer ce processus fin 2014. Nous y sommes parvenus. Ils ne représentent plus que 0,2 % de notre capital.
Nous désinvestissons aussi du pétrole et du gaz (ce sont souvent les mêmes entreprises). Notre exposition totale aux énergies fossiles aujourd’hui est de 3,3 %. Notre but est d’être aussi proche que possible d’un désinvestissement à 100 % d’ici la fin de 2017.
Ce qui prend du temps, c'est que beaucoup de ces investissements sont placés dans des fonds diversifiés. Quand vous investissez dans ces fonds, vous signez un pacte qui vous oblige à y rester une certaine durée. Si vous retirez votre argent avant l’expiration de ce délit, vous payez des amendes. Nous essayons d’agir vite, mais prudemment, pour ne pas fragiliser notre santé financière.
L’autre versant de l’histoire, c’est que nous investissons de plus en plus dans les technologies des énergies propres, et l’efficacité énergétique. Nous nous sommes fixé un objectif de 10 % de notre capital, soit environ 85 millions de dollars. Nous y avons déjà investi 67 millions de dollars. Quand nous aurons rempli cet objectif, nous en fixerons un autre. Nous le faisons sur une base de marché. Ce ne sont pas des financements concessionnels. Nous voulons qu’ils produisent des retours de bon niveau par rapport au marché.

Action du réseau militant 350.org en faveur du désinvestissement sur le site de la COP21 (©A vifs).Action du réseau militant 350.org en faveur du désinvestissement sur le site de la COP21 (©A vifs).
Puisque votre décision de désinvestissement est avant tout fondée sur des motivations financières, comment être sûr que c’est une position durable d’investissements ?
On n’est jamais certain en matière d’investissements. Le marché est une force économique dynamique et volatile. Mais vous essayez d’être le plus clairvoyant possible. Nous avons des conseillers en investissements qui sont des experts. Ils nous ont fourni de bons résultats, donc nous avons confiance en eux. Nous serons flexibles. Notre but premier est de maintenir notre capacité d’investissement afin de maintenir notre activité philanthropique. Ensuite, notre but est de désinvestir des fossiles et d’investir dans la nouvelle économie. Nous surveillons cela sur une base mensuelle pour faire les ajustements nécessaires. Mais je suis vraiment optimiste sur le succès économique de ces investissements.
Comment l’industrie du pétrole a-t-elle réagi à votre décision ?
Ils ne sont pas contents. Le montant de notre investissement est assez petit par rapport à la taille de l’économie fossile. Mais le mouvement de désinvestissement a pris beaucoup d’ampleur. Quand nous avons annoncé notre décision, environ 50 milliards de dollars étaient en cours de désinvestissement. Aujourd’hui, 14 mois plus tard, c’est 3,4 mille milliards de dollars.
Le président de notre comité d’investissement, Hugh Lawson, est un partenaire très expérimenté et couronné de succès à Goldman Sachs, une des plus grosses banques d’affaires du monde. Il vient d’être nommé à la tête du comité stratégique d’investissement mondial sur l’environnement et socialement responsable de Goldman Sachs. Il va pouvoir diffuser dans un cercle beaucoup plus large ce que nous avons discuté avec lui. Un autre membre de notre comité est Audrey Choi, présidente de l’Institut durable de Morgan Stanley. Ce ne sont que deux exemples. Mais ils montrent que le désinvestissement des énergies fossiles est en train d’entrer dans le monde de la finance.
https://www.mediapart.fr/journal/economie/051215/pour-la-famille-rockefeller-l-ere-des-energies-fossiles-doit-finir?page_article=2

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