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Les Emblèmes d’Yves Trémorin

Publié le 14 décembre 2015 par Les Lettres Françaises

guate-foto-logoChaque chose contient en elle-même son contraire. Afin d’approcher « cette matière du corps », afin d’éprouver « la fragilité de ses limites », le photographe Yves Trémorin travaille au plus près, avec une précision d’entomologiste.
Ce mathématicien de formation, initié à la photographie à l’âge de 21 ans, présente sa première exposition à 25 ans, crée en 1986 le groupe Noir Limite, avec Jean Bélégou et Florence Chevalier et poursuit seul sa route tracée en 1983 avec son travail intitulé Cette femme-là, mise en scène établie de façon rigoureuse, utilisation du médium  dans sa spécificité propre, travail autour de sa famille et de ses proches, vision intime et rapprochée, objectivité quasi-scientifique.
Comme le dit justement Catherine Elkar, Yves Trémorin n’a de cesse d’élargir son territoire à la fois au sein du medium et au-delà du champ de la photographie. Sa responsabilité d’artiste excède en effet le strict territoire de l’art pour interroger celui de la société, de la politique et de la culture en général.
Invité par le festival GuatePhoto de Guatemala, le photographe a présenté une exposition intitulée Emblemas. Nous publions ici un extrait de l’entretien qu’il nous a accordé à cette occasion.

L’exposition organisée dans la galerie de l’Alliance française de Guatemala, est composée de trois parties distinctes qui correspondent à des moments clé de ton parcours artistique le plus récent. Les œuvres de la troisième séquence étant exposées pour la première fois.  Pourrais-tu présenter les spécificités de chacune de ces périodes ?

L’exposition Emblemas met en relation des images issues de 3 ensembles réalisés en 2005, 2009 et 2015. Blasons et Figures est la réponse à une demande du CNAP pour une exposition dans un château de la Loire pendant le festival Images au centre. Avec les blasons, je reprends les codes stricts de l’héraldique pour créer de véritables blasons photographiques, en jouant sur les interprétations possibles, les significations et les retournements, les symboles. J’ai utilisé la photographie digitale pour sa nature électronique de captation et le rendu que je pouvais en tirer à cette époque. J’ai, parallèlement réalisé cinq grands portraits classiques en argentique de mes proches, à la manière des portraits en vogue au XVIème inspirés de personnages historiques ou emblématiques (Jeanne d’Arc, Le Petit Prince, un autoportrait en seigneur dit White Panther) que j’ai appelés Figures.
J’ai repris ce même procédé d’évocation, d’incarnation de personnages du passés, historiques, mythologiques ou fictionnels dans les deux séries placées en regard  La Dérive mexicaine et L’Expédition Viking. Ces deux projets de grande ampleur datent de 2009 et 2015. Le premier, réalisé dans le cadre d’une résidence au Mexique, veut rendre compte de ce qui caractérise le pays tant d’un point de vue culturel et historique que mythologique. Ce véritable portrait se constitue à travers la spécificité des corps de ses habitants et des représentations de figures symboliques qu’on retrouve dans les images d’animaux ou d’objets que je transpose dans le champ de l’art contemporain.
Après ce travail de studio, je suis parti dans une Expédition viking, avec un équipement, non pas militaire, l’appareil n’est pas ici la métaphore du fusil, mais photographique, scientifique. J’ai appliqué une grille d’analyse aux captures, saisies de paysages, d’objets, de personnes convoqués, rencontrés le long de cette remontée métaphorique du fleuve. Remontée non linéaire et surtout ni littérale, ni illustrative.

Le titre Emblemas, résume ton processus de création. Comme le décrit Christophe Domino dans le texte présenté en exergue de l’exposition : « de la dimension descriptive de la photo, Trémorin se sert non pour témoigner d’un monde réel, partagé, vécu mais surtout pour éprouver la figure bien au-delà de l’apparence de l’objet, du corps pris en détail, du fragment de quotidien, fut-il emprunté à la table de cuisine ou au jouet de l’enfant : en chacun de ses fragments de monde, l’artiste cherche à faire saillir l’évidence intense et chargée de l’efficacité symbolique qui est le propre de l’emblème ». Comment s’est opéré le choix des photos ?

Invité dans le cadre du festival Guatephoto, j’ai reçu une proposition de sa responsable Clara de Tezanos, de montrer ces images. La pertinence du choix en résonnance avec mes intentions m’a conduit à le respecter sans rien ajouter. J’ai alors travaillé à la mise en espace et à la présentation de ces images pour permettre une lisibilité claire pour le spectateur.

Tes images peuvent se lire à plusieurs niveaux, comme si personnages et objets sortis de la sphère du réel, étaient sur le point d’aborder un état nouveau, éphémère, entre douceur et souffrance, entre pure grâce et naufrage…

Il y a, en effet,  plusieurs niveaux de lecture. Plusieurs strates de lecture  sont à découvrir derrière la simplicité apparente des images qui pourraient au premier regard être considérées comme un catalogue factuel de personnes, d’animaux ou d’objets plus ou moins exotiques.
Il y a, tout  d’abord, une confrontation physique immédiate à la construction plastique puis une remise en question de ce qu’on voit par rapport à ce qu’on pense a priori. De l’idée de ce qui est là, de ce qui est montré, dans ce jeu de références plastiques, historiques, philosophiques, métaphoriques : un aller-retour permanent entre l’œil et le cerveau.
La confrontation des trois séries dans la même salle ajoute un degré supplémentaire de lecture, une mise en relation triangulaire des différents éléments symboliques, des trois civilisations qui se parlent, se répondent et s’enrichissent.

Comment ces différents travaux s’inscrivent-il dans un processus plus large de  création ?

Il y a maintenant trente ans que je travaille à ces constructions. Le chemin n’est pas linéaire et le propos a pu être parfois difficile à saisir de l’extérieur avec une vue partielle de l’ensemble. Je suis un obsessionnel qui n’aime pas se répéter et je me déplace constamment par les moyens formels mis en œuvre : du tirage classique à l’image projetée dans la ville, des produits dérivés, à l’utilisation du microscope électronique. Je mets la photographie à l’épreuve et teste ses capacités à représenter le réel. On peut le voir dans l’exposition : studio de campagne (blason, dérivée) et campagne comme studio (vikings). J’ai toujours un plan de travail très défini à l’intérieur d’un dispositif particulier et mes images sont des mises en scène qui donnent des effets de réel, plus réel que le réel. C’est un jeu avec l’image, et souvent l’image a le dernier mot. Cette dernière remarque souligne mon attirance pour le jeu de mots, que l’on retrouve parfois dans les titres de mes séries ou les déclarations que je peux faire. En dehors des éléments que j’ai évoqués, la série mexicaine était aussi pour moi une manière de dresser un bilan de mes années de recherche, comme une rétrospective, faite à l’autre bout du monde avec un matériel complètement neuf, on y trouve tous les éléments apparus dans les travaux antérieurs.

Tu enseignes la photographie à l’Ecole des Beaux-Arts de Rennes. Que signifie pour toi cet enseignement et quelle définition donnerais-tu de ce medium, aujourd’hui ?

Enseigner la photographie est assez enthousiasmant, les étudiants sont pleins d’énergie et très motivés. Je leurs fait parcourir l’histoire de la photographie des origines au plus contemporains en juxtaposant et en analysant les images sous différents angles, conceptuel mais aussi technique pour tenter de saisir ce qu’est la photographie, ce qu’est la Photographie. Un moyen numérique de proposer un discours analogique sur le réel ? – un moyen technique avancé pour une manière d’imager le monde et de raisonner par analogie, comme au début du monde.  Mais pas seulement…

Propos recueillis par Marc Sagaert

Exposition Emblemas, Galerie de l’Alliance française de Guatemala, dans le cadre du festival GuatePhoto, Novembre 2015.



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