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Le projet littéraire de Kerouac

Publié le 15 décembre 2015 par Les Lettres Françaises

kerouac-picturePour le grand public, Jack Kerouac a longtemps été l’auteur d’un seul roman, Sur la route (1957), et l’incarnation d’un âge révolu de l’Amérique – le temps des « beat » – et de sa littérature. Depuis sa mort, il y a près d’un demi-siècle (1969), son image s’est heureusement modifiée, nuancée, complétée, et on sait aujourd’hui que sa volonté d’invention d’une nouvelle langue américaine se doublait d’un projet autobiographique global, dont on voit peu d’équivalents, hormis chez Thomas Wolfe, son modèle, chez Proust (qu’il admirait) et, encore plus, chez Céline, qui est l’un de ses maîtres, et dont chaque livre est une pièce d’un immense puzzle dans lequel il recompose sa vie. L’autobiographie morcelée de Kerouac est une nébuleuse qui englobe la quasi-totalité de son oeuvre, mais sa part proprement romanesque, La Légende de Duluoz, comprend 14 titres (13 si l’on met à part Pic, l’ultime roman, publié en 1971, histoire d’un petit Noir, qui tient plus de Mark Twain que de Thomas Wolfe), depuis The Town and the City (1950) jusqu’à Vanité de Duluoz (1968). On the road, écrit entre 1947 et 1951, publié en 1957, est, chronologiquement, le deuxième volume de la série, et même, pourrait-on dire, le premier, en considérant que The Town and the City, roman magnifique, roman total dans lequel tous les thèmes de Kerouac (l’enfance, la famille et son éclatement, l’enracinement et le désir de partir) sont déjà là, mais dans lequel il n’a pas encore inventé l’écriture caractéristique de son génie, est comme un prologue programmatique, une mesure pour rien, écrite comme un hommage à Wolfe. Mais l’écriture autobiographique de Kerouac ne se limite pas à son oeuvre romanesque : on sait qu’il a aussi laissé une abondante correspondance qui, avec celle de ses amis Alan Ginsberg et Neil Cassady, constitue un « oeuvre croisée » unique en son genre, un massif essentiel de la littérature beat. Et l’on découvre aujourd’hui une partie du journal qu’il a tenu, sans discontinuer, jusqu’à la fin de sa vie.

Kerouac
Ce Journal, écrit sur une série de cahiers, n’est pas un journal à proprement parler, mais un immense fourre-tout, extrêmement hétérogène, à la fois le laboratoire de l’oeuvre, et le carnet de bord de son élaboration. Il est pour l’instant hors de question de le publier dans son intégralité (et sous quelle forme serait-ce possible, d’ailleurs ?). L’éditeur américain, pour ce premier volume, a donc dû effectuer un choix : il a fait celui de puiser dans des « cahiers » écrits entre 1947 et 1954, entre le début de l’écriture de The Town and the City, et celle de Sur la route. On y voit le jeune Kerouac rêvant de son oeuvre, et à la recherche du style le plus apte à traduire ses visions. Il est lucide quant à la valeur de son premier livre : il sait la musique qu’il veut faire entendre, mais n’est pas encore maître de son instrument (« Aujourd’hui j’ai l’impression que le roman n’est qu’une tentative pesante et embrouillée de novice : – mais je crois que le thème moral est beau et vrai, alors merde pour les critiques. Ecrit 2000 mots en me poussant méthodiquement et péniblement et à contre-coeur à reprendre le véritable rythme de travail. Il n’y a pas d’autre voie, que Dieu me vienne en aide, nom de Dieu. » (25 février 1948). Car Kerouac, très jeune, s’est voulu écrivain, et cet homme qu’on a pu imaginer, à tort, comme un dilettante plus préoccupé de vivre sa vie que de construire un oeuvre, est en fait un obsédé de travail, conscient de ce qu’il veut accomplir, un forçat qui vit l’écriture comme une ascèse, qui compte le nombre de mots produits chaque jour, et se sent coupable quand il a passé une journée sans écrire. (Pas si différent en cela de Georges Bernanos, qui était payé à la page envoyée à son éditeur ; et ce rapprochement entre deux mystiques – tout au moins deux auteurs profondément religieux, – n’est sans doute pas un hasard).

Les Journaux de bord tenus entre 1947 et 1954 se divisent grosso modo en deux sections. Dans la première (juin 1947- avril 1950), on voit Kerouac au quotidien : sa vie à New York, l’écriture et la publication de The Town and the City, le début de la rédaction de Sur la route. Dans la deuxième, « Pluie et fleuves » (1949-1954), on le suit à travers les Etats-Unis, engrangeant les expériences qui donneront la matière de Sur la route, qu’il va bientôt écrire.

Le Kerouac new-yorkais, quand il n’est pas attaché à sa table de travail, à compter ses mots, fréquente les clubs de jazz, sort beaucoup avec ses amis, boit, discute à longueur de nuits, et s’en veut de cette existence improductive (« Toujours malade, mais écrit 500 mots, des mots définitifs, et un jour j’abandonnerai le triste monde cauchemardesque de mes amis qui me rend progressivement malade. Horreur, horreur tout le temps quand je les vois et joie quand je ne les vois pas. »  9 mars 1948). C’est un grand lecteur, qui s’établit des programmes de lecture : « Pris des livres à la bibliothèque – Tolstoï, Twain, Zane Grey et un volume contenant de grands écrits autobiographiques, de saint Augustin à Rousseau, en passant par Henry Adams, etc… » (31 août 1948).

Son admiration, plus qu’aux grands Américains, va à Dostoïevski (« Je pense que la grandeur de Dostoïevski repose sur sa reconnaissance de l’amour humain. (…) Dostoïevski est pour moi un ambassadeur du Christ, et pour moi l’Evangile moderne », mars 1950), et à Céline, en qui il voit un modèle de romancier-autobiographe, et d’inventeur d’une langue : « Je lisais « Le grand escroc » de Melville lorsque soudain « Mort à crédit » de Céline l’a complétement effacé de mon esprit. Je viens seulement de me souvenir que j’étais au milieu du « Grand Esc. », il y a quelques jours. Je n’ai pas besoin d’autre preuve pour savoir que, au sens le plus vrai, Céline domine de toute sa hauteur Melville. Céline n’est pas l’artiste, pas le poète qu’est Melville – mais il l’inonde du flot pur de sa furie tragique ». (30 novembre 1948).

La partie du journal intitulée « Pluie et fleuves » est, on l’a dit, un carnet de voyage, tenu au jour le jour, comme un grand poème de la route, des paysages et de la diversité de l’Amérique. On peut y voir une première ébauche du roman qui rendra Kerouac célèbre, et un laboratoire dans lequel il expérimente l’écriture qui deviendra sa marque, avec son rythme, sa respiration, sa ponctuation propres. Dans les dernières pages de ce journal de route, on voit Kerouac commencer à penser au roman qu’il en tirera, et qu’il commence à rédiger…

Espérons que, contrairement au Journal de Mark Twain, autre fourre-tout génial qui dit tout de l’Amérique, le Journal de Kerouac n’attendra pas près d’un siècle pour être donné à lire dans son intégralité.

Christophe MERCIER

Jack Kerouac, Journaux de bord (1947-1954) (traduit de l’américain par Pierre Guglielmina, Gallimard, 570 pages, 29,5 euros).



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