Par Romain
TREFFEL –
Croissance structurelle ? Désinflation compétitive ?
Opérations principales de refinancement ? Anticipations rationnelles ?
Adaptatives ? Merci Wikipédia ! Quoique... L'économie regorge de concepts à la
sonorité technique dont le sens se fixe dans l'esprit comme le sable sur les
doigts. De manière croissante, elle use et abuse des mathématiques, à faire
pâlir de jalousie la Kabbale. Discipline reine de notre temps, elle est donc
paradoxalement fort peu démocratique. Elle a passé la grande majorité des
citoyens par-dessus bord, n'étant dès lors plus accessible qu'à une
bienheureuse minorité initiée dans de prestigieuses institutions. De surcroît,
les privilégiés appartenant à cette minorité croient comprendre, ou feignent
souvent de comprendre plus qu'ils ne comprennent réellement, ainsi que l'avance
Jacques Sapir fustigeant "le HEC" (1). Celui-ci ferait de l'économie
la tête dans le guidon, en en appliquant les concepts conventionnels avec toute
l'assurance, tout le confort moral et métaphysique de l'orthodoxie. Si lui non
plus, lui qui nous éblouit par sa virtuosité théorique et sa souplesse
économétrique, ne comprend pas vraiment, alors qui reste-t-il? Probablement pas
grand monde...
Le discours
économique: une forteresse symbolique
Dans les démocraties occidentales, indéniablement, le destin
collectif est mené à l'aune d'un savoir et de critères dont la population n'a
pas (ou plus) la pleine maîtrise. A la télévision, à la radio, dans les
journaux, sur Internet, les hommes politiques comme les journalistes dissertent
sur des questions économiques à l'aide de concepts et de références
invariablement puisés dans le même fonds, un puits ésotérique auquel la parole
s'abreuve pour transmuter le langage en un autre langage, et bâtir, certes
inconsciemment, une forteresse symbolique séparant les adeptes des exclus.
L'adepte brandit le concept économique tel un brevet d'intelligence, mais il
s'en sert aussi comme d'une échelle, pour se hisser au-dessus du sens commun,
après quoi, parvenu à sa cime embrumée, il donne un grand et fier coup dans
l'échelle.
La distance culturelle ainsi instaurée prive non seulement
l'exclu de toute capacité critique à l'égard du discours de l'adepte. Elle
permet surtout à celui-ci de s'épargner la rigueur du raisonnement et la
concrétude des faits, pour se consacrer tout entier au seul charme de sa
rhétorique. L'altitude conceptuelle qui le sépare de son public n'est pas
tellement différente de celle qui séparait naguère l'homme qui comprenait le
latin de celui qui ne le comprenait pas. Les citoyens n'ont étonnamment pas
reçu pendant leurs parcours scolaires, comme ils pourraient s'y attendre, le
socle des connaissances nécessaires à une participation plus éclairée au débat
public. De l'école primaire au lycée, nul cours du tronc commun ne leur donne
pleinement les moyens de dissiper la brume qui entoure les notions économiques,
si bien qu'ils se font de la matière une humble conception; ils la mettent sur
un piédestal, celui de l'intelligence et de la technique, de la science et de
l'expertise.
Économie= science et
politique= économie, donc politique= science
Dans son costume faisant fonction de blouse blanche,
l'économiste passe en effet pour un expert dont la légitimité repose sur un
savoir scientifique spécialisé. Sanctionnée par un diplôme et raffermie par une
expérience professionnelle (idéalement dans une banque), sa compétence lui
confère une position d'autorité et enveloppe son discours d'un halo magique
protecteur. Tout l'arsenal symbolique voué à asseoir sa vocation de
scientifique réussit ainsi à occulter l'absence de consensus sur la
scientificité revendiquée de l'économie -y compris, et surtout, au sein même de
la profession. Or, si le débat agite aussi les premiers concernés, c'est bien
que la question est pertinente, et sa réponse cruciale du point de vue de
l'intérêt collectif.
Effectivement, dénier à l'économie la qualité de science,
c'est retirer aux critères principaux de la décision politique leur caution
d'objectivité; c'est affirmer l'existence, derrière toute option économique,
d'un choix politique forcément subjectif, en tant qu'émanation d'une
philosophie sous-jacente. Autrement dit, comprendre la véritable nature de
l'économie, cela serait comprendre, pour le citoyen, qu'il ne faut pas se laisser
impressionner par les artifices de la discipline, qu'il ne faut pas tolérer
cette confiscation du débat public; que l'arbitrage politique est en dernière
instance incontournable, avec ses gagnants et ses perdants. L'économie a
certainement des choses intéressantes à dire, mais il n'est pas acceptable dans
une démocratie qu'elle les dise en entretenant la confusion de la science et de
l'opinion. Elle apporte pour sûr un éclairage original sur des thèmes où
l'ambiguïté peut condamner à l'indécidabilité, mais cet éclairage n'est ni le
seul, ni forcément le bon voire le meilleur.
Une science,
l'économie?
Il existe à la vérité de bonnes raisons de ne pas ranger
l'économie parmi les sciences. Évoquons-les brièvement sans entrer dans les
controverses liées à la définition de la science. Il est tout d'abord possible
de raisonner par l'absurde: si l'économie était bien une science, à l'instar
des mathématiques ou de la physique, elle ne se tromperait pas si
systématiquement dans ses prédictions (notamment à propos des crises); elle ne
produirait pas de nouveaux résultats sans jamais invalider les précédents; elle
ne s'appuierait pas sur des "expériences"
qui ne peuvent être reproduites en raison ne serait-ce que de la variation,
dans le temps et dans l'espace, des préférences des individus; elle ne
laisserait pas s'épanouir la concurrence de différentes écoles défendant des
lois contradictoires, voire incompatibles; si l'économie était bien une
science, enfin, probablement porterait-elle moins de soin à se présenter comme
telle.
Dans l'autre sens, maintenant, la revendication de la
discipline s'appuie sur un argument principal : ses méthodes sont inspirées de
celles des mathématiques et de la physique, ce qui en fait bien des méthodes
scientifiques on ne peut plus fiables. Ainsi, calculer, dresser des hypothèses
et des équations, récolter, tel un expérimentateur, de grandes quantités de
données statistiques et les passer à la moulinette d'un algorithme, tout cela
serait faire œuvre de science. L'économiste peut bien se prendre pour un
physicien en imitant sa démarche et en recyclant ses lois, il demeure cependant
que son objet d'étude n'est pas le même. Ce qui résiste à son ambition, c'est
l'homme. Un atome, un métal, une planète, ça n'est pas tantôt rationnel, tantôt
irrationnel (jusqu'à preuve du contraire), ça n'est pas mû par la passion, ça
ne crée pas, ça n'est pas euphorique ou désespéré. Ce qui résiste à l'économie,
c'est donc quelque chose comme l'âme, si tant est que cela existe.
De la discipline délestée de ses résultats contestables
-ceux qu'elle peut défendre sans contestation grâce au statut dont elle jouit-
d'elle il resterait alors certainement du bon et de l'utile, mais rien que ne
puisse pas comprendre le citoyen. Pour le pamphlétaire libéral Frédéric Bastiat,
l'apport fondamental de l'économie est de mettre en évidence "ce qui ne se
voit pas". Certes, mais le problème est qu'on peut tout mettre derrière
l'invisible, surtout l'inexistant.
1. "Les trous
noirs de la science économique", Jacques Sapir.
Citation
Romain Treffel, « Qui
comprend l'économie ? », analyse publiée sur « leconomiste.eu » le
06/04/2015. Anecdote économique extraite du recueil intitulé « 50
anecdotes économiques pour surprendre son auditoire ».