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Les exilés campent Place de la République pour sortir de l’invisibilité

Publié le 22 décembre 2015 par Asse @ass69014555

Les exilés campent Place de la République pour sortir de l’invisibilitéDepuis l'expulsion du Lycée Jean Quarré le 23 octobre dernier, l'errance des exilés a repris sur le bitume parisien. Ils se sont d'abord posés place de la République, sous la pluie, empêchés de poser la moindre bâche de protection par la police... Puis, certains d'entre eux sont allés s'abriter sous les porches d'une cité proche de la Gare de l'Est, d'autres sous un pont en Seine-Saint-Denis, quelques uns, par petits groupes sur les berges du Canal de l'Ourcq et du Canal Saint-Martin.

Et puis, samedi, ils sont allés manifester de Barbès à République. Et ils ont décidés de rester dormir sur cette place : tant pour sortir de l'invisibilité que par épuisement...

Lors d'une réunion en mairie du 10e à laquelle participait jeudi dernier notre association, la promesse d'une prochaine évacuation vers des centres d'hébergement a été formulée. " Pour très bientôt ". Quand ? " Croyez-vous que si nous le savions nous vous informerions ? " a répondu Rémi Féraud, maire d'arrondissement.

Voila comment une fois encore cette évacuation risque de ne pas profiter à ceux qui ont été " recensés " par la mairie de Paris... Car Place de la République, ils sont bien plus nombreux que là où ils s'abritaient...

A suivre...

Le Monde - 21 12 2015

Ferdi Limani

Les exilés campent Place de la République pour sortir de l’invisibilité
A force de dormir dehors, ils ne savent plus ce qu'est un sommeil réparateur. Dimanche 20 décembre, quelque 80 Afghans ont émergé de leurs couvertures bigarrées, place de la République, à Paris. La veille, à l'issue de la manifestation de soutien aux migrants qui a réuni un bon millier de personnes dans les rues de la capitale, une partie des 150 Afghans de la place Raoul-Follereau, non loin de la gare de l'Est, dans le Xearrondissement, avaient décidé de se délocaliser dans l'espoir de devenir enfin visibles.

Durant leur première nuit sur ce lieu devenu emblématique des attentats de janvier et de novembre, trois cars de CRS sont venus poser des conditions : dormir " oui ", monter une tente ou déployer une banderole " non ". Sept fourgons de gendarmes l'ont rappelé dimanche soir. Sans doute les forces de l'ordre ignoraient-elles que cette centaine d'hommes dorment sans toit, fût-il de toile, depuis des mois. Même si la plupart d'entre eux sont demandeurs d'asile et devraient être hébergés.

Noor Agha est l'un d'entre eux. Le jeudi 17 décembre a été une bonne journée pour lui. " J'ai enfin obtenu mon récépissé de demandeur d'asile ", confie-t-il le soir même, un sourire dans ses yeux tristes. " J'avais déclaré le 10 novembre vouloir demander le statut en France, j'ai même dormi sur le trottoir en face de France Terre d'asile pour avoir vite mon rendez-vous. Et je viens d'avoir le papier ", raconte le maçon de 27 ans, arrivé il y a trois mois après un voyage de cinq mois depuis Kaboul. Fièrement, il sort de son sac le récépissé qui n'a encore rien changé à ses nuits à la belle étoile. Et c'est la même chose pour ses camarades d'infortune.

" Les sanisettes débordent "

Noor ignore que la France est hors-la-loi lorsqu'elle met quarante jours à enregistrer sa demande d'asile alors qu'elle doit légalement le faire en trois jours. En revanche, Noor sait désormais que le pays sous la protection duquel il souhaite se placer s'est engagé à héberger ses demandeurs d'asile. Or, square Raoul-Follereau, la très grande majorité de ses 150 camarades ont comme lui déjà demandé refuge, ou sont en attente d'un enregistrement de leur dossier. Mais ils restent les oubliés d'une capitale pourtant membre de l'association des villes refuges.

Depuis des mois, Noor, Ali, Ahmid et les autres se faisaient discrets, croyant inutile de revendiquer un dû au pays des droits l'homme. Mais ils ont été obligés de changer de stratégie. Si la présence de leur campement place Raoul-Follereau a été longtemps tolérée par des résidents peu enclins à " chasser des migrants ", la peur a finalement gagné le lieu, au point que les policiers venaient à dix chaque matin déloger les campeurs. Et que la zizanie s'est installée entre des habitants. Michèle Malandry, présidente de l'association des résidents du quartier Valmy-gare de l'Est, a même été plusieurs fois verbalement agressée par des locataires excédés. Ce n'est pas une nouveauté dans cet ensemble résidentiel des années 1980, explique Paulo Rodrigues, le gardien, arrivé là en 2010. " On a toujours eu quelques migrants. Une trentaine jusqu'en 2013. Puis, 80 ou 100, et aujourd'hui, 150 ", explique-t-il. " C'est en train de devenir un vrai campement ", renchérit son épouse, Arminda, désolée que " les sanisettes débordent " et que " la fontaine du jardin soit utilisée pour faire la lessive ".

Jeudi 17 décembre, après que les résidents ont insisté auprès de la mairie d'arrondissement et de l'Hôtel de ville, une réunion a eu lieu. Le ministère de l'intérieur comme la préfecture d'Ile-de-France, responsables des demandeurs d'asile, ne se sont pas déplacés. Pas plus qu'ils n'ont répondu aux sollicitations du Monde. La Ville de Paris a déclaré, elle, le sujet " prioritaire ".

Les exilés campent Place de la République pour sortir de l’invisibilité
Tellement " prioritaire " que, au moment où la réunion se concluait sans engagement, le campement des Afghans reprenait sa forme nocturne. Comme chaque soir depuis des mois, un grand ado perché sur un local associatif balançait au sol matelas et sacs-poubelle remplis de couvertures. Le toit servant de consigne diurne pour la literie, afin que les services municipaux ne la jettent pas.

Jusqu'à samedi soir, ces lits de fortune occupaient toutes les arcades de l'ensemble résidentiel, formant un immense tapis multicolore. Jeudi, la fraîcheur et l'ennui avaient incité les 150 hommes à se glisser sous les couvertures, ne laissant visibles que des visages prématurément vieillis. Certains comme Rahim, 27 ans, semblaient hypnotisés par les photos de sa vie d'avant, consignées sur son téléphone. Un crève-cœur d'avoir laissé là-bas ses petites jumelles de 2 ans, si jolies en robe rose de fête.

Ces soirées et ces nuits s'ouvrent sur des journées qui n'en finissent pas. " On va à la mosquée, à la distribution de repas gare de l'Est, et on revient ", ajoute, fataliste, Khan, un maçon de 25 ans, en France depuis trois mois. Jusqu'à samedi, leur univers tenait dans ce périmètre historique des Afghans de Paris : le square Villemin, la gare de l'Est, la copropriété Raoul-Follereau.

Samedi 19, ils ont décidé de sortir de cette impasse qui les cantonnait dans l'invisibilité. Pour faire enfin respecter leurs droits, ils ont laissé leurs matelas pour l'humidité des nuits à même le sol, sous l'œil de Marianne et des passants. La mort d'un des leurs, dans la rue, une semaine auparavant, les a motivés à se faire entendre rapidement.

Stigmatiser la solidarité avec les réfugié-es :

le discours officiel de la manipulation politique et ses implications

Par Nicolas Jaoul, anthropologue, chercheur à l'IRIS (CNRS). Le 9 Juillet 2015 un peu avant huit heures, plusieurs policiers en civil se postent, pistolets à la ceinture, sur le campement de la rue Pajol où dorment environ 150 réfugiés. Peu de temps après, un attroupement d'une quinzaine de personnes en habits de bureau se forme à l'angle de la rue Riquet.

Le 9 Juillet 2015 un peu avant huit heures, plusieurs policiers en civil se postent, pistolets à la ceinture, sur le campement de la rue Pajol où dorment environ 150 réfugiés. Peu de temps après, un attroupement d'une quinzaine de personnes en habits de bureau se forme à l'angle de la rue Riquet.

Comme au campement autogéré du jardin d'Eole trois semaines plus tôt, c'est à nouveau le directeur de l'OFPRA, Pascal Brice, qui est à la tête de cette délégation. Son traducteur arabophone et lui, commencent par faire un tour rapide du campement en demandant aux réfugiés qui émergent de les rejoindre à l'angle de la rue Riquet. Pour des raisons obscures que j'aimerais éclairer, M. Brice semble tenir à ce que cette réunion se tienne en dehors de ce campement. Est-ce que parce que c'est le lieu de l'auto-organisation et d'une lutte collective qui semble déplaire tant au gouvernement? Ou bien pour éviter le lieu précis où a eu lieu la rafle violente du 8 juin, symbole gênant pour le gouvernement qui l'a nommé? Pour quelqu'un qui, invité dans l'émission de Caroline Fourest , n'a de cesse de réaffirmer son attachement à la tradition d'accueil des exilés politiques issue de 1793, et qui affirme son engagement personnel dans cette mission de protéger ceux qui dans le monde " sont pourchassés " [1], ce nouveau symbole de la violence d'Etat contre les demandeurs d'asile a certainement de quoi déranger.

Mr Brice prend donc la parole à l'angle de la rue Riquet en se présentant comme Le directeur de l'OFPRA, mais aussi comme le représentant mandaté de l'Etat. Le fait que le gouvernement lui confie ce rôle d'interlocuteur des demandeurs d'asile afin qu'ils évacuent leur campement n'est pas anodin. Sa position de directeur de l'OFPRA en fait une figure à la fois respectée et crainte par ces derniers, car il est à la tête d'une institution qui peut faire basculer leurs destins en les examinant au cas par cas. Dès lors, s'opposer à lui peut comporter des risques, ce qui n'empêchera pas certains porte-paroles de le faire tout de même courageusement.

Répétant le scénario du jardin d'Eole, Mr Brice rejoue alors son numéro bien rodé de communiquant. Ainsi, alors que les réfugiés commencent à s'attrouper autour de lui, il commence par s'asseoir ostensiblement sur le pavé au milieu d'eux. De même, lorsqu'il s'adresse à eux, il pose ses mains sur leurs épaules, comme pour signifier de manière ostentatoire une bienveillance protectrice et la fraternité. Dans son discours, il n'a de cesse d'insister sur sa sensibilité personnelle vis-à-vis de leur souffrance de personnes ayant fui la guerre et sur son intention de leur offrir la dignité en leur proposant des hébergements le temps de leurs démarches. En dépit des expressions mi-contrites et mi-contrariées qu'on lit sur son visage, les sentiments qu'il exprime sont peu audibles. Notamment lorsqu'on sait que ce diplomate issu de l' ENA, membre du Parti Socialiste et proche de François Hollande, a été nommé à ce poste précisément avec le projet de réduire les dépenses en matière d'hébergement des demandeurs d'asile.[2] De plus, contrairement à ce qu'il affirme lorsqu'il prétend face à eux reconnaître leurs souffrances d'exilés politiques, sa première déclaration lorsqu'il prit son poste fin 2012 fut que plus de 70 % des demandes d'asile étaient des impostures. Sa mission est donc selon ses propres dires de les traquer afin de mieux protéger les " vrais " réfugiés politiques, auxquels il semble vouer un véritable culte de héros de la patrie, aux dépens des réfugiés économiques.[3]

Préalablement à son discours, Mr Brice commence par s'excuser de réveiller les migrants de si bon matin, mais affirme-t-il, c'est pour s'assurer qu'ils soient tous présents pour bénéficier de ces hébergements qu'il est venu leur offrir en personne. En réalité, derrière cette justification, on comprend bien qu'il y a une autre préoccupation, toute aussi réelle bien que moins avouable : le matin, les soutiens qui compliquent la tâche des autorités dans ce genre d'exercice délicat qu'ils semblent toujours empressés de boucler de manière expéditive, sont moins nombreux qu'à d'autres moments de la journée. D'ailleurs, si l'intention était réellement de loger le plus de réfugiés possibles, n'aurait-il pas suffi d'annoncer à l'avance qu'un certain nombre de places d'hébergement allaient être mises à disposition et de fixer un rendez vous pendant la journée afin que tous ceux le désirant puissent avoir le temps de répondre à l'appel et de se préparer? Comme par exemple ce jeune soudanais traumatisé par la guerre civile, qui, devant aller récupérer son téléphone portable qu'il a laissé en charge la veille au soir dans un restaurant, s'est vu refuser l'accès à la rue bouclée par la police et est resté sur le trottoir, empêché de rejoindre les bus? Car dès l'arrivée de la délégation officielle, huit bus attendent déjà devant le campement, prêts à emmener les réfugié-es. Plutôt que de loger, il s'agit doncbien " d'évacuer ". Non pas par la force ou la menace d'expulsion comme par le passé, bien que cette violence plane toujours telle un spectre quand les autorités viennent faire une offre présentée comme " humanitaire " aux demandeur-ses d'asile , alors même qu'elle est un droit. Mais plus exactement par ce caractère à prendre ou à laisser d'une offre qui n'est pas réellement là pour être discutée en concertation avec les principaux intéressés.

La solidarité populaire : un grain de sable dans la machine à reléguer

Le directeur entame son discours en mettant brièvement en cause ceux qui, présents, chercheraient selon lui à empêcher les réfugiés d'accepter ces hébergements pour les garder dans des campements précaires et indignes. Comment peut-il soutenir une telle accusation ? Les soutiens, contrairement à ses insinuations, se soucient sincèrement du bien être des réfugiés. Si ce n'était pas le cas, que feraient-ils là, depuis 6 semaines pour certains, à consacrer leur temps, leur énergie et des ressources souvent modestes afin de préparer des repas, a conseiller juridiquement, donner des cours de français, de théâtre, rédiger des communiqués de presse et des lettres au voisinage, accompagner les réfugiés à leurs rendez vous médicaux et dans leurs démarches de demande d'asile, organiser des moments de détente, etc ? En revanche, contrairement au directeur de l'OFPRA, ils ne ressentent pas le besoin de déclamer de manière théâtrale ces " valeurs " de solidarité avec les réfugiés politiques. Car chez ces simples citoyens et riverains, la solidarité s'exprime plutôt par des actes quotidiens et non pas par des " valeurs " que l'on brandit comme un gage d'intégrité.

Les soutiens ont de plus toujours accueilli avec soulagement ces hébergements proposés, même s'ils comprennent bien qu'ils sont destinés à casser leurs efforts pour construire une solidarité populaire et une lutte. Car, tout comme aux réfugié-es et pour leur bien même, la lutte leur semble sincèrement s'imposer : sans elle ces derniers n'obtiennent rien d'autre que de fausses promesses destinées à les " évacuer " pour mieux les rendre invisibles.

Or, tout indique que cette solidarité populaire dérange profondément l'Etat, ainsi que les élus locaux et les organisations humanitaires financées par lui pour mettre en œuvre ses politiques. Car ces soutiens concurrencent par le bas les prérogatives et menacent les intérêts corporatistes de ces acteurs officiels, qu'il s'agisse du secteur de l'humanitaire ou de la représentation politique.

Pourtant, malgré d'évidentes réserves quant aux intentions réelles de ces évacuations, étant proches de ces femmes, hommes et enfants, les soutiens ne peuvent s'empêcher d'accueillir avec soulagement les propositions qui permettent aux réfugié-es qu'ils côtoient quotidiennement de trouver enfin un toit, un lit et des sanitaires. C'est d'ailleurs la lutte et elle seule qui a été menée dans le quartier de La chapelle, qui a permis d'arracher ces hébergements à un Etat dont l'avarice en matière de solidarité n'a d'équivalent que la profusion de moyens lorsqu'il s'agit de répression et d'intimidations policières. Sinon, comment expliquer que le campement du square Jessaint, face au métro La Chapelle où squattent d'autres réfugiés sans l'aide des soutiens, n'ait jamais reçu aucune proposition d'hébergement, en dépit de conditions sanitaires et de sécurité extrêmement préoccupantes et bien pires qu'à Eole et Pajol où ils bénéficient de cette solidarité des riverains? De même, sur les quais d'Austerlitz, les réfugiés qui campent avec le soutien d'associations et de militants de partis politiques, n'ont pas non plus reçu de propositions d'hébergement. Tout se passe donc comme si ce qui préoccupait les dirigeants, était, plutôt que la souffrance et la santé publique, cette unité populaire entre réfugiés et citoyens. Depuis six semaines, ils apprennent à lutter ensemble contre un gouvernement qui bafoue les droits des réfugié-es et méprise la solidarité. Les conditions de vie et la souffrance de ces gens ne sont qu'un alibi moral pour une politique dont la préoccupation est toute autre : disperser les réfugiés, réduire les coûts d'hébergement, faire taire cette voix politique des réfugiés qui est en train d'émerger, en partie grâce à la rencontre avec des citoyens, qu'ils soient politisés (d'ailleurs est-ce un crime ?) ou simplement solidaires en vertu de sentiments humains.

L'autre versant de cette stratégie consiste à stigmatiser ces soutiens afin de les discréditer dans l'opinion publique. Dans son communiqué de presse du 9 juillet, le Préfet d'Ile de France n'hésite pas à affirmer qu'" En dépit des réticences des militants présents sur le site qui ont alimenté une grande confusion sur place en souhaitant le maintien du campement, les pouvoirs publics, conformément aux engagements gouvernementaux, ont proposé des solutions d'hébergement dignes et pérennes pour tous les migrants présents ".[4]

Sur le plan factuel, ces déclarations sont inexactes. Etant, contrairement au préfet, présent lors de cette énième évacuation, je voudrais rappeler certains faits que j'ai personnellement observés. Tout d'abord, ce sont des réfugiés eux-mêmes qui ont exigé des garanties lorsque le directeur de l'OFPRA les a sommés d'accepter sa proposition. En réalité, la " confusion " n'a été créée que par le refus de la part de ce dernier d'apporter un engagement écrit qu'un réfugié réclamait au nom du groupe. Alors que les réfugié-es, méfiant-es au vu des huit évacuations qui ont rythmé la vie de leur campement depuis six semaines, demandaient une négociation collective et des garanties sur les conditions d'hébergement, Mr Brice est à deux reprises sorti de l'assemblée, affirmant, de façon catégorique son refus d'un quelconque dialogue avec les réfugié_es.[5] Son credo était simple et clairement énoncé :

1° refus catégorique de répondre à des questions d'un porte-parole parlant au nom d'une assemblée, que par inadvertance, il avait d'ailleurs lui-même créé en convoquant les réfugié-es pour écouter son discours ;

2° discussion avec les réfugiés uniquement au cas par cas. Bien que cela puisse représenter un principe dans l'examen des demandes d'asile, ce n'était pas une demande de régularisation collective qui lui était formulée, mais simplement des garanties sur les durées et les conditions d'hébergement. Il a peut être par inadvertance mais de manière significative, confondu deux aspects : premièrement sa mission du jour, qui est de convaincre les réfugié-es d'évacuer le campement et deuxièmement son rôle de directeur d'une institution chargée d'examiner des dossiers de demandeurs d'asile au cas par cas. Cela est néanmoins inquiétant. Cela montre bien, comme je l'ai évoqué au début de cet article, que cette prérogative de l'OFPRA d'examiner les demandes d'asile peut aussi devenir une façon d'exercer un pouvoir sur les demandeurs d'asile. En l'occurence dans ce cas précis, celui-ci est mis par Mr Brice au service d'une mission qui n'a rien à voir avec la sienne et qui devrait incomber au ministère de l'intérieur : celle du maintien de l'ordre.

Après ces deux refus successifs d'entendre leurs revendications, les réfugié-es ont fini malgré tout par monter dans les bus. Les soutiens, après accord avec les réfugié-es, sont intervenus pour que deux d'entre puissent monter dans chaque bus afin d'une part de constater les bonnes conditions d'hébergement et d'autre part de pouvoir coordonner une action le cas échéant.

Au vu de ce qui s'est passé au centre dit de " La boulangerie ", un centre d'urgence du 18° arrondissement, cette vigilance était fondée. Dans ce centre réputé pour son caractère sordide[6], les hôtes doivent quitter le lieu pendant la journée - ce qui est déjà contraire à ce qui a été proposé par Mr Brice. De même, les réfugiés se sont vus annoncer qu'une seule nuit d'hébergement était prévue là où Mr Brice garantissait un hébergement pérenne le temps des démarches de demande d'asile. Alors que face au refus des réfugiés s'estimant trahis, un des deux bus a été redirigé vers un centre à Créteil, les occupants du second n'ont pas eu la même chance et, abandonnés à la rue, ils se sont vus contraint de réinvestir le campement de Pajol. Les occupants d'un autre bus les y ont d'ailleurs rejoints, les hébergements proposés ne tenant pas compte des contraintes d'horaires de repas du Ramadan. Dés lors que les repas se terminent à 20h et que le centre est fermé en soirée, comment auraient-ils pu casser le jeune à 22Heures ? Alors que les réfugié-es étaient à la Halle Pajol depuis plus de trois semaines et que les autorités avaient amplement le temps de préparer l'opération de manière à ce qu'elle soit réussie, ces incidents révèlent non seulement les négligences, mais aussi une certaine mauvaise foi dans la préparation et l'organisation de ces évacuations, qui ne peuvent qu'augmenter la crise de confiance des réfugié-es envers les autorités.

Le " délit de solidarité " est-il réellement derrière nous ?

Revenons à présent sur la stigmatisation par les pouvoirs publics de l'action solidaire, un discours que profèrent également certains élus locaux se situant à gauche de la majorité municipale. Lors de l'évacuation de la caserne Louis Blanc, le 11 juin, le préfet de Police de Paris, Bernard Boucault, qui au passage a déjà été condamné par la justice à une amende conséquente en 2013 pour avoir permis l'usage de flashball ayant fait un blessé grave lors d'une fête de la musique[7] , a dénoncé sur BFM TV :

" les différents " soutiens " (entre guillemets), euh de ces migrants, et ce que j'appellerais aussi (entre guillemets) leur " mouvement ". C'est assez pathétique et lamentable, j'espère que très rapidement euh la raison va revenir et je pense que notamment les responsables de leurs formations politiques les inviteront à... à adopter une autre attitude et à penser d'abord à la situation de ces migrants qui ont un hébergement qui les attend ".[8]

Le préfet d'Ile de France, Jean François Carenco, défend quant à lui l'usage de la force contre des réfugié-es, des citoyens et des élus résistant pacifiquement le 8 juin lors de la rafle de Pajol, jugeant que le préfet de police " a fait son boulot et qu'il a appliqué la loi".[9] Ce n'est pourtant pas l'avis du défenseur des droits, Jacques Toubon, qui a ouvert une enquête contre Mr Carenco dès le 9 juin.[10] Une violence policière disproportionnée contre des réfugié-es, des citoyens et des élus résistant pacifiquement, qu'il a continué à assumer pleinement et à justifier, de même que le ministre de l'intérieur, Bernard Cazeneuve, qui a caractérisé la réponse du gouvernement comme humaine et responsable.[11] Ces voix officielles qui se trouvent irréprochables s'accordent aussi sur le fait que la solidarité citoyenne est en revanche, quand à elle " pathétique et lamentable ", selon les mots cinglants du préfet de police.

M. Cazeneuve, interviewé le 11 juin sur BFM TV, est d'ailleurs sans concession vis-à-vis des soutiens. " Je voudrais dire solennellement les choses. Le gouvernement est mobilisé. Cela n'est possible que s'il n'y a aucune exploitation de la situation des migrants de façon cynique et à des fins politiques "[12]. Ce discours de la manipulation politique représente donc la version soft de l'arsenal répressif qui vise les solidarités vis-à-vis des migrants, initiée par Nicolas Sarkozy avec l'article de la loi énonçant un " le délit de solidarité ". Le gouvernement Valls avait pourtant bien dès 2012 supprimé cette clause extrêmement préoccupante qui a été substituée par celle protégeant " toute personne physique ou morale sans but lucratif qui porte assistance à un étranger lorsque cette aide n'a d'autre objectif que d'assurer des conditions de vie digne à l'étranger ". [13] Mais dans les faits, le discours officiel continue ainsi à réprimer la solidarité par la violence policière et, lorsque la pression médiatique fait que cela devient trop coûteux, à la stigmatiser verbalement.

Que le gouvernement l'admette ou non, c'est pourtant bien d'une solidarité spontanée des habitants du quartier qu'est né ce mouvement de soutien aux réfugiés. Celle-ci avait été rendue nécessaire par l'abandon des réfugié-es par les pouvoirs publics, ainsi que par les fausses promesses d'hébergement qui leur ont été faites à deux reprises. Ce fut le cas lors de l'évacuation de la Chapelle le 2 juin, puis à nouveau suite à l'occupation de la caserne, 9 jours plus tard. En échange de l'abandon de cette caserne, 80 sur 110 réfugiés ont été placés dans un centre du 115 de Nanterre, à huit dans des chambres de quatre, en compagnie de personnes violentes et en état d'ébriété. Dès le lendemain matin, mis à la porte à 6 heures du matin, ils ont finalement préféré retrouver la rue et ses solidarités plutôt que de rester dans ce lieu deshumanisant dans lequel les autorités les avaient relégués.

La thèse de la manipulation : un schéma de pensée douteux

Pour la plupart des soutiens présents sur les différents campements au gré des évacuations depuis six semaines, ce soutien a été un engagement total qui s'est fait dans le souci du respect de ces réfugié_es et de la souveraineté de leurs décisions. Cette volonté a été scrupuleusement respectée, et leurs paroles systématiquement mises au centre des Assemblées Génerales, des tracts et des communiqués de presse, au prix d'un effort laborieux de traductions depuis et vers l'Arabe, le Tigrinia et l'Anglais lors de ces Assemblées générales. Dès lors, en dépit de certaines présences éphémères de militants issus pour la plupart des partis de la gauche municipale ainsi que de militants issus de la mouvance autonome lors des premières manifestations, parler de récupération politique concernant ces soutiens assidus (parmi lesquels des gens de toutes sensibilités politiques, qu'ils soient autonomes, anarchistes, de gauche plus modérée ou simplement humanistes) est erroné. Cela soulève par ailleurs certaines questions préoccupantes quant aux intentions et à la mentalité de ceux qui dénoncent ces prétendues " manipulations à des fins politiques". D'une part, évoquer des manipulations dés lors qu'une parole ou une action politique sont émis par les réfugié-es révèle une vision de ces gens comme ne pouvant être que des bénéficiaires passifs d'une aide humanitaire. Or, il s'agit bien pour la plupart d'entre eux de demandeurs d'asile, qui ont fui leurs pays pour des faits de persécutions, de résistances et d'engagements politiques contre des régimes répressifs, dont certains (comme le Tchad) sont soutenus par l'Etat français. Un schéma de pensée qui postule que l'émergence d'une lutte politique de migrant-es africain-es ne peut être le fait que de manipulations par des soutiens français sous-tend implicitement que les ces réfugié-es ne seraient pas capables de formuler eux-mêmes des revendications et une parole politiques. Il s'agit d'un impensé raciste et d'un schéma de pensée néocolonial, pour lequel un-e réfugié-e est essentiellement un objet de l'aide humanitaire et non pas un sujet capable d'avoir une parole propre ou de construire un engagement politique dans un rapport d'égalité avec un-e citoyen-ne français-e. Un tel type de présupposé ne devrait avoir aucune place dans notre société et encore moins dans nos institutions. Il convient donc de le dénoncer fermement. Si les soutiens se mobilisent, c'est donc à la fois contre les injustices subies par les réfugié-es et par solidarité avec eux, mais c'est aussi, en se positionnant en tant que citoyens, afin de refuser que ces schémas pernicieux et racistes ne gouvernement notre société.

Il convient enfin de rappeler qu'aucune organisation politique ou association ne contrôle ou domine cette mobilisation du collectif de " La Chapelle en Lutte ". Par ailleurs, la notion de manipulation suppose des individus calculateurs, cyniques et intéressés. Or, quels dividendes politiques y a-t-il à tirer d'une pareille lutte, dont les difficultés et le degré d'investissement personnel qui est demandé sont disproportionnés par rapport à de prétendus bénéfices qui seraient escomptés ? S'il y a eu de telles attentes, principalement de la part des partis politiques issus de la gauche municipale, leurs dirigeants ont aujourd'hui bien compris qu'elles n'étaient pas réalistes, et si certains militants de ces partis continuent à participer aujourd'hui c'est par engagement personnel plus que dans une logique partisane. Ce mouvement, comme les mouvements d'indignés, met en œuvre une autre conception, populaire, désintéressée et non partisane, de l'engagement politique. Nos dirigeants, afin d'y répondre autrement que par la violence policière ou par la violence verbale de leurs discours, auraient tout intérêt à le comprendre pour ne pas se discréditer davantage, eux et les institutions qu'ils sont supposés incarner.

Il est des moments où les classes dirigeantes semblent perdre le sens des réalités et de la bienséance. De tels schémas ne font que traduire leur arrogance de technocrates et leur mépris de l'engagement citoyen. Mais il arrive aussi parfois qu'au lieu de décourager, de tels outrages agissent comme un signal d'alarme. En cette date symbolique du 14 juillet, contrairement à une conception assujettie de la citoyenneté que ces dirigeants, qu'ils soient de droite ou prétendument de gauche, tentent de faire passer pour gouverner les populations à leur aise, il semblerait qu'une autre conception, responsable et résolument engagée, n'ait pas dit son dernier mot.

[1] http://www.franceinter.fr/emission-ils-changent-le-monde-pascal-brice

[2] http://www.histoiresordinaires.fr/%C2%A0Notre-mission-est-d-etre-plonges-dans-les-convulsions-du-monde_a1522.html

[3] Il affirme ainsi, dans une interview : " La difficulté à laquelle nous sommes confrontés est que le système de l'asile doit aujourd'hui faire face à une augmentation importante de demandes mais dont bon nombre ne relèvent pas du besoin de protection. Notre taux d'accord, y compris à la Cour nationale du droit d'asile, oscille entre 25 et 30 %. Quelque 70 % des demandeurs ne relèvent donc pas aujourd'hui d'une logique de protection. Il y a nécessité d'être plus attentif pour identifier les besoins de protection. " http://www.histoiresordinaires.fr/%C2%A0Notre-mission-est-d-etre-plonges-dans-les-convulsions-du-monde_a1522.html

[4] http://www.ile-de-france.gouv.fr/index.php/Presse-et-communication2/Communiques/Mise-a-l-abri-des-migrants-de-la-halle-Pajol

[5] A Calais, à l'occasion d'une conférence de presse du préfet où Pascal Brice est invité pour faire la publicité de son nouveau dispositif en juin 2014, le blog Passeurs d'Hospitalité, observatoire régulier de la situation locale des migrants, note que le directeur de l'Ofpra a également esquivé toute les questions des migrants. " Fin de la comédie. Le directeur général de l'OFPRA part en laissant des questions vitales sans réponse. Le tout laissant une impression de bricolage, comme le prétendu traitement de la gale et l'hébergement de mineurs pendant cinq jours dans la campagne béthunoise. " https://passeursdhospitalites.wordpress.com/2014/06/18/theatre-dombres/

[6] http://rue89.nouvelobs.com/insomnuit/2010/04/17/derriere-la-video-choc-le-quotidien-dun-centre-pour-sdf-147411

[7] http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/12/18/l-etat-condamne-a-indemniser-une-victime-de-tir-de-flash-ball_4336494_3224.html

[8] http://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/paris-les-migrants-du-bois-dormoy-ont-investi-une-caserne-de-pompiers-abandonnee-553954.html

[9] http://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/evacuation-de-migrants-a-paris-ie-prefet-de-police-a-fait-son-boulot-et-a-applique-la-loi-a-souligne-jean-francois-carenco-550214.html

[10] A propos de l' ouverture de cette enquête du défenseur des droits, le préfet affirme sur France Inter " ça fait 20 and que je suis préfet, j'ai souvent eu droit à des observations, à des enquêtes..." http://www.franceinter.fr/player/reecouter?play=1110717

[11] http://www.lexpress.fr/actualite/societe/migrants-deloges-a-paris-le-defenseur-des-droits-ouvre-une-enquete_1687974.html

[12] http://www.bfmtv.com/societe/paris-les-migrants-du-bois-dormoy-investissent-une-caserne-de-pompiers-abandonnee-894056.html

[13] http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/09/28/le-delit-de-solidarite-outil-d-intimidation-des-benevoles-est-supprime_1767173_3224.html#X8dsTQfbKeQhAiBJ.99


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