Car Patrick Boucheron prend la parole en citoyen. Avec un engagement renouvelé pour la chose pour publique, il invite à la vigilance contre les usages politiques de nos passions mauvaises, transformées en arme politique redoutable ou un instrument de répression. Il en témoigne dansConjurer la peur, montrant combien « avoir peur, c’est se préparer à obéir » et dansL’Exercice de la peur, un dialogue mené avec Corey Robin paru récemment aux Presses universitaires de Lyon.Avec toute la retenue qu’exige le scrupule à penser trop hâtivement et qu’impose la sidération de la catastrophe, Patrick Boucheron expliquait, dans un entretien qu’il nous accordait peu après les attentats du 13 novembre, comment « si l’on veut conjurer la peur, c’est-à-dire la contenir, la réorienter politiquement pour construire une forme de calme vigilant, il faut commencer par dire : “oui, il y a de quoi avoir peur.” Et c’est ce qu’on va faire : ce n’est pas tout à fait vrai qu’on a envie de passer toutes nos soirées en terrasse, on va se forcer un peu mais surtout on va se surveiller soi-même, faire attention à ne pas laisser monter en nous les passions tristes, prendre soin de ceux qui sont vivants et de ce qui est vivant en nous. Tout cela, c’est de la vigilance, quelque chose comme le courage d’avoir peur. La vie reprend toujours ses droits, mais quand elle reprend, elle peut en avoir moins. Les droits, ça se perd politiquement et c’est difficile à reconquérir. »
Que peut l’histoire
Déjà, dans Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015(Verdier), écrit avec l’écrivain Mathieu Riboulet, il témoignait du désarroi de l’historien face à l’événement qui surgit. Que peut l’histoire ? « Certains lecteurs de Prendre dates nous ont demandé si, parfois, nous n’avions pas éprouvé une sorte d’excitation à voir passer l’Histoire, raconte-t-il. En tant qu’historien, mais aussi en tant que journaliste, c’est une question que l’on doit sérieusement se poser. Machiavel, soucieux de rendre compte des urgences de son temps, définissait la tâche de l’intellectuel comme ce “courage de la vérité”, pour reprendre Foucault, qui consiste à se déprendre de l’éclat trompeur des mots pour “aller droit à la vérité effective de la chose”. C’est une tâche très périlleuse à mener dans le bruit de l’immédiat. »Alors, que peut l’histoire ? L’interrogation le hante. Elle aura guidé sa leçon inaugurale au Collège de France. Ravigotant, il cite Michel Foucault, ravivant sa « mise en alerte toujours brûlante qui permet de se prémunir contre la violence du dire, de ne pas se laisser griser par sa puissance injuste », mais aussi Victor Hugo et sa croyance dans la chose publique : « Tenter, braver, persister, persévérer, être fidèle à soi-même, prendre corps-à-corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête, voilà l’exemple dont les peuples ont besoin et la lumière qui les électrise. »
Les mots de la riposte
Soucieux de participer à la compréhension du fait politique, l’historien, auteur d’un essai sur Léonard et Machiavel (Verdier, 2008), s’inscrit dans les pas des penseurs politiques. Il rend hommage aux enseignements humanistes, ceux de Budé – fondateur du Collège de France–, d’Érasme et de Montaigne, tous contemporains de la l’élargissement du monde au XVe siècle. Avec eux, il rappelle à qui veut l’entendre que nous sommes tous toujours l’autre de quelqu’un. Cet effort continu pour réduire l’altérité imprègne d’éthique sa pratique historienne. Convaincu de la nécessité de « réorienter les sciences sociales vers la Cité en abandonnant d’un cœur léger la langue morte dans laquelle elle s’empatte », il croit qu’un « historien ne sachant pas se montrer horripilant pratiquerait une discipline, aimable, savante, plaisante sans doute pour les curieux et les lettrés mais inefficaces en terme d’émancipation critique. »Le nouveau professeur au Collège de France s’attellera donc à l’invention des « mots de la riposte » autorisant à penser une émancipation critique, contre la « certitude muette de l’Institution ». Il travaillera avec enthousiasme à dissiper les rêves mortifères des réactionnaires et à dévier la tentation de la continuation, entendant se donner tous les moyens de« réconcilier en un nouveau réalisme méthodologique l’érudition et l’imagination. L’érudition car elle cette forme de prévenance dans le savoir qui permet de faire front à l’entreprise pernicieuse de tout pouvoir injuste consistant à liquider le réel au nom des réalités. L’imagination, car elle est une forme de l’hospitalité et nous permet d’accueillir ce qui dans le sentiment du présent aiguise un appétit d’altérité. » Sur ces promesses revigorantes, il débutera ses cours à partir du 4 janvier 2016, le lundi matin de 11 heures à midi. http://www.philomag.com/lepoque/breves/lhistorien-patrick-boucheron-prononce-sa-lecon-inaugurale-au-college-de-france-13448