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Lever le masque c'est mettre au jour ce qui est caché, paraître tel qu'on est en effet, livrer ses intimes sentiments ou encore parler franchement ; le porter c'est donc l'inverse : se cacher, dissimuler ses traits et ses émotions ou parler indirectement. C'est offrir à autrui une fausse apparence de soi, c'est créer un personnage dont les attributs visuels ne sont que symboliques, sociaux et esthétiques.
Ainsi comme avec le déguisement, de manière temporaire, le masque, qui représente l'identité d'un personnage, permet l'altérité, le changement d'identité.
À l'inverse du monde animal, c'est effectivement par le visage que l'identité individuelle s'objective prioritairement et que les humains se reconnaissent de manière civique et cognitive.
En ce sens, la carte d'identité des pays occidentaux ne conserve, en image, que le sommet du corps, comme si l'identité individuelle ne se résumait qu'à cette partie visible – pourtant facilement muable et modifiable – du corps humain.
Le masque a alors ce pouvoir esthétique de modifier et de dissimuler l'attribut principal de l'identité individuelle humaine.
Toutefois, la notion de personne a longtemps été du seul ressort de la psychologie et de la philosophie : une longue tradition occidentale et judéo-chrétienne s'est interrogée sur la persona, devenue progressivement la catégorie permettant de penser comme indissociables l'âme et le corps, doués de raison et donc fondamentalement perfectibles. 

Du théâtre, il est passé de l'autre coté de la scène, c'est-à-dire à un rôle social, joué par un personnage social. Ce personnage et son rôle pouvaient être alors considérés soit selon un sens purement sociologique, le rang, la richesse ou la responsabilité par exemple, soit selon la conscience apportée à remplir les devoirs de la charge, à assumer la dignité requise par la fonction ou le statut.
La persona latine constitue donc le rôle social que joue un individu qui est positionné sociologiquement. Le masque, dans cette terminologie, permet ainsi de jouer un rôle, mais un rôle reconnu par le reste de la société.
Loin d'être naturelle et univoque, l'idée judéo-chrétienne et dogmatique de la personne s'est donc progressivement révélée n'être qu'une forme particulière parmi d'autres de la représentation de l'être humain, tant pour les éléments constitutifs de celui-ci que pour son fonctionnement et son insertion dans l'organisation sociale d'un groupe donné. 
C'est pourquoi le masque, ou le fait de masquer le visage, symbolise la métaphysique de la présence, et devient ainsi l'outil d'anonymat le plus fonctionnel et le plus usité dans les fêtes carnavalesques. Il bouleverse, en ce sens, un certain ordre, une hiérarchie sociale établie et reconnue.
Porter le masque est donc une expression et un acte politique subversif, en déréglant les références d'une structure admise de la vie sociale et de la notion établie de personne, en s'opposant à son essence même, c'est-à-dire l'ordre .L'étymologie même du terme masque reste équivoque.

Cependant, une voie historique prétend que le mot serait issu du latin larva, dont le sens se rapporterait à un être de l'au-delà ou plus précisément au spectre du à une mort violente, mais reste néanmoins l'expression courante pour désigner le masque .
L'usage s'étant progressivement imposé dans le registre théâtral pour assurer la non identification des acteurs, et par extension dans le monde profane et quotidien pour protéger l'anonymat du porteur occasionnel.
Sorcière, spectre, mort, revenant, fantôme, le mot larva, en latin conserva son sens premier et fut, pour ces acceptions, très rapidement négativement connoté par la hiérarchie de l'Église, comme la présence néfaste et précisément incontrôlée du démon, mêlant sacré et profane, vie et mort.
Le masque est donc, par son essence même, subversion ».
NICOLAS Jérôme - 2006 - Université Lumière Lyon 2


On comprend bien le rapport et la présence originelle du masque au théâtre qui retrouve toute sa place de nos jours. Ce que donne à voir la scène à travers une production artificielle qui fut d'abord masquée, c'est l'être de chacun une vérité épurée, une révélation de la passion, du désir, de la mort .on y côtoie le mythe par son pouvoir de révélation et le jeu par celui de conjuration et de catharsis.

L'identité est d'abord affaire de visage. Le discours psychanalytique a insisté depuis Freud, sur une dialectique de soi et du visage de l'autre (la mère du tout jeune enfant) puis du visage en miroir. Tout en insistant (trop ?) sur le caractère illusoire (Lacan). L'expérience du visage est cependant ce qui m'accueille dans le monde humain, m'humanise comme être ouvert à l'autre. L'enfant éprouve très vite un intérêt psychique pour cet autre qui est aussi l'autre de la puissance: puissance de donner et de priver, d'être là ou pas, de répondre à la demande ou de la refuser. Mais parce que cette expérience est au-delà de ce qui s'offre à ses facultés de compréhension, gestes et présence de l'autre, ses apparitions éparses ou régulières, il y a de donc de l'énigmatique, du désir face à un désir inconnu qui me marqueront à jamais. C'est donc une expérience vulnérable parce que reposant sur un jeu d'images comme on l'a vu dans l'expérience du jeune Sartre des Mots. Mais cette vulnérabilité débouche justement sur une exigence éthique ; l'identité n'est pas qu'affaire de connaissance, puisque que la fabrication du visage comporte une part d'inconnaissable, d'infinie insatisfaction .J'ai à m'en faire le dépôt le défenseur intransigeant le garant éthique. C'est ce qui me revient de véracité.



« Sa signifiance, en revanche, il la révèle à l'observateur dans un champ d'antithèses. Masquer, c'est cacher, camoufler, dissimuler, tromper; et, d'une certaine façon, le masque est imposture. Le masque cependant proclame, exhibe, révèle, désigne; et d'une autre façon, il s'offre comme épiphanie. C'est bien là, dans cette double relation qu'il entretient avec chacun, que le masque témoigne de son ambivalence fondamentale : en revêtant un masque de démon, le prêtre ne confère pas davantage à son visage une apparence démonique que, par l'image insolite, il ne souligne le démonique que masque habituellement son visage démasqué. Témoignant de nos ambivalences, le masque est ainsi l'agent double d'une dialectique de l'imposture et de l'épiphanie. Par les modifications de quelque nature qu'il impose à l'apparence, le masque paraphe culturellement l'incertitude qu'au plus profond de l'âme, l'homme éprouve de sa propre condition ». Jacques Bril Le Masque Ou Le Pere Ambigu .Payot

Personne ne sait où et quand a décidé pour la première fois un être humain de prendre un objet pour se couvrir le visage. Mais l'effet du masque sur celui qui le portait et sur son public dut avoir été immédiat et puissant. Les masques et les déguisements ont ainsi une longue omniprésence dans la société humaine. Mais peut-être faut-il voir plus loin, dans l'origine, que le fait d'un héritage culturalisé. Il s'inscrit peut être dans les profondeurs de la phylogenèse, dans le mimétisme animal où il se confond avec son milieu pour échapper au prédateur. L'animal pratique ainsi le leurre, l'illusion visuelle pour tromper l'agresseur ou le rival. Homochromie couleur du milieu qui eut devenir changeante épousant les variations de celui-ci. Dans l'ethos de l'animal se révèle ce qui sera le paradoxe du masque :le camouflage , la dissimulation comme l'exhibition(parades amoureuses ou agression).il y est donc question de défense et de jeu vital par aliénation d'identité. Le jeu animal justement (simuler un comportement) pourrait parfois apprendre à l'animal l'usage de conduites qui, au cours de sa vie, lui permettront de faire face à des situations de menace ou de danger.

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En Orient, perdurent les représentations traditionnelles masquées ou à peintures faciales (Kathakali, nô, opéra pékinois) et le masque retrouve sa place dans les mises en scènes contemporaines(Craig, Théâtre Du Soleil)

De meme La Suisse ou les pays de l'Est ont conservé dans leurs carnavals(voir l'article correspondant) des rites masqués qui ne sont pas sans quelque analogie avec certaines pratiques africaines ou indiennes. Solstice d'hiver, sortie de l'ours annonçant le printemps donnent encore lieu à des cérémonies variées qui s'apparentent aux rites de fertilité ou aux visites des « étrangers ». Les « perturbateurs » s'habillent en secret et ne doivent pas être plus reconnus que l'anonyme porteur du masque de feuilles chez les Bobo.
De ci, de là, des coutumes carnavalesques demeurent donc :les grands carnavals contemporains(Nuremberg, Binche, les Antilles ) par leur musique par exemple, gardent quelque chose de la fête primitive ritualisée..

Comment déchiffrer ces vestiges énigmatiques, protéiformes, si nous les examinons dans des vitrines de musée ? Il est possible que les fêtes à masques contemporaines, (mascarades), ne soient que les résidus et les traces d'une liturgie primitive dont les détails nous demeureront à jamais inaccessibles. Seules nous en seraient parvenues des bribes de rituels ou de comportements festifs ,telles les pratiques chamaniques ou le carnaval, dont l'élaboration culturelle, depuis des millénaires, continue de se poursuivre au gré de l'évolution des courants historiques ;sans cesse donnant lieu à des renaissances dans le théâtre contemporain par exemple. C'est sans doute dans la profondeur du temps qu'il faut situer l'invention et la signification du « faux visage » .



Ainsi que dans la lumière aveuglante d'un éclair ils aperçurent soudain /'IMAGE DE L'HOMME, criarde, tragiquement clownesque, comme s'ils le voyaient pour la PREMIÈRE FOIS, comme s'ils venaient de se voir EUX-MÊMES. Ce fut à coup sûr un saisissement qu'on pourrait qualifier de métaphysique ….. » TADEUSZ KANTOR.
Terminé le rituel, brulé le roi-carnaval, disparue la communauté, l'objet masque devrait disparaître. Sa forme durable est un leurre. Certaines sociétés ont ainsi la coutume de brûler leurs masques après les célébrations qui les concernent. En Nouvelle-Guinée, des tribus procèdent à cette destruction chaque année et c'est également le cas de nombreuses sociétés africaines en ce qui concerne les masques funéraires. Il ne s'agit pas là d'une destruction pure et simple car les masques sont sculptés à nouveau aussitôt que de nouvelles célébrations se préparent. Il s'agit bien plutôt d'empêcher qu'une habitude ne finisse par coder des formes et des significations. En détruisant les masques, et chaque nouvelle génération se trouve devant de nouvelles possibilités de créativité, en référence à un pulsionnel sans cesse débordant et par invention d'objets sans cesse créés.
S'il acquiert avec nous une nouvelle sacralité comme « objet muséal » c'est au prix d'une métamorphose et une éternisation de l'éphémère qui le fait entrer comme objet d'art à contempler dans le Musée Imaginaire dont l'occident serait le dépositaire désormais comme l'a voulu Malraux

. Les sociétés traditionnelles ont d'ailleurs vite compris que le masque-objet, déchu du rite, gagnait ainsi « une valeur ajoutés » dans le tourisme et l'échange marchand : elles fabriquent à la demande et fabriquaient déjà, dès les temps coloniaux, des masques, bien plus spectaculaires (et rigoureusement propres) que ceux des rituels.Ainsi les masques dogons, évolutifs et intégrant des éléments de dérision(masques peuhls, de colons, de touristes) se sont figées dans des formes immuables suite à la demande des touristes, s'attendant à ne voir que ceux dont avait parlé Griaule. C'est donc la copie sur demande, parfois faite à partir d'exemplaires de musée qui est plus fidèle à un canon de formes (styles) ;l'artisan africain s'il a bien reçu des techniques de fabrication produit souvent son masque sous l'inspiration d'un rêve ou d'une apparition quelconque. Si œuvre d'art il y a, c'est parce qu'elle possède une « agentivité », en s'écartant du modèle strict ;ce qui est vrai de toutes formes d'arts vivant au dépens de l'académisme décadent.

. » Les masques renversent en effet les hiérarchies, au niveau des générations comme des lignages. Ils autorisent simultanément certains comportements prohibés dans la vie quotidienne. 

Qu'il soit donc élément de parure ou pièce de vêtement, qu'il entre dans les rites et liturgies du sacré ou parmi les débordements des réjouissances profanes, porté devant les foules ou réservé au secret des initiations, l'objet masque universel , participe de par ses fonctions , du ludique, du festif du religieux, du théâtral, autant et plus que de l'esthétique .A ces divers titres, tout masque — de bois, de métal, de peau, de fibre, de poterie — interpelle l'ethnologue, le préhistorien, l'historien des religions, le psychanalyste, l'homme de théâtre, le folkloriste. On peut donc se demander quelle nécessité ancienne et contraignante, toujours présente cependant, a pu ainsi donner naissance à ce symbole du simulacre associé à un si grand nombre de rituels, de réjouissances et de cérémonies. Peu de sociétés ont ignoré le masque appliqué sur le visage si ce n'est peut-être l' Australie et la Polynésie. Encore Levi Strauss a –t-il par ailleurs signalé l'équivalence, dans maintes cultures, de l'élément graphique de la peinture corporelle ou du tatouage et de l'élément plastique constitué du visage lui-même, et d'un décor qui l'accuserait et le soulignerait . Une parenté essentielle et profonde existe entre le masque et le tatouage ou d'autres inscriptions corporelles comme les scarifications.

« Une réelle parenté symbolique existe donc bien entre les innombrables techniques de modification des expressions faciales et corporelles. Sans doute, les pratiques épidermiques du maquillage et de la peinture, les pratiques dermiques du tatouage et même les pratiques scarificatoires s'enracinent-elles aux mêmes nécessités d'impliquer le corps lui-même dans les croyances et les attitudes de la Société à l'égard de ses plus hautes préoccupations. Mais il en va de même des revêtements : qu'il s'agisse du voile, destiné à assurer l'anonymat des traits — vis-à-vis des humains comme des esprits —, ou du masque mortuaire destiné, lui, à en perpétuer les particularités identificatoires ; qu'il s'agisse aussi des revêtements corporels, déguisements et métamorphoses, extension souvent nécessaire du masque proprement dit, qui conduiront aux immenses constructions à structure d'osier comme les Géants des Flandres par exemple ou les Dragons de partout. Dans l'espace sémantique que limite l'inscription dans les corps et la projection dans le dé-cor(ps), entre la scarification et la statue, se rencontreront tous les aménagements physiques : l'intérieur, le contigu et le lointain définissent, selon le cas, l'une des dimensions d'un univers dont une autre se constitue autour du dualisme de l'immobilité et du mouvement, ce dernier impliqué dans une troisième et l'impliquant : le sens, que nous chercherons à découvrir. » Jacques Bril Le Masque Ou Le Père Ambigu .Payot.


Le masque est inséparable de ceux qui appartiennent à un même clan, des objets rituels, fétiches, totems, d'une société donnée, inséparable des mythes qui l'ont engendré. Tenter de comprendre les masques, c'est vouloir entrer dans le mystère d'autres civilisations, c'est essayer à un autre mode de représentation et de pensée.

A SUIVRE.
