« Encore aujourd'hui dans les sociétés traditionnelles d'Afrique occidentale, l'institution des masques est étroitement liée à des rites agraires, funéraires ou initiatiques qui intéressent les communautés villageoises. Les cérémonies au cours desquelles les masques sont exhibés ont presque toujours pour but de rappeler les événements mythiques qui se sont produits à l'origine et qui ont abouti à l'organisation de l'univers dans sa forme actuelle.
C'est pourquoi, lorsqu'on tente aujourd'hui de décrire un masque dans le cadre de la cosmogonie où il s'inscrit, on ne peut plus se permettre de le réduire à la partie qui couvre la tête de son porteur. Dans les grandes sociétés d'initiation Bambara, quand un initié parle de la « tête du Komo », il entend par là un ensemble qui constitue le masque proprement dit : la tête qui emprunte ses éléments morphologiques au crâne enflé de la vieille hyène, associé à la connaissance profonde, à la « bouche » (gueule) du crocodile qui arrima le premier dans la mare l'arche de la création, et aux cornes de l'antilope qui symbolisent par leurs extrémités pointues l'éclair initial de la création ; la tunique faite de bandes de coton sur lesquelles sont fixées des plumes de vautour, chargées de 266 signes de la création ; les « pattes de l'éléphant », fixées à la cheville du danseur symbolisant les « piliers, les poutres ou les étais de l'univers » ; le sifflet en fer ou en cuivre évoquant par son cri strident le « sifflement initial de la création » ; le stylet de thaumaturgie, instrument par excellence des exécutions rituelles, etc. Enfin la « tête du Komo », dite komo kû, désigne également le porteur de tous ces objets et la danse que ce porteur effectue.
Ainsi se trouvent mis en évidence le caractère hautement sacré et le sens profond s'attachant à l'accoutrement du masque du Komo, lequel apparaît comme un véritable microcosme, un résumé dynamique de l'univers appelé pour cette raison «charge de l'univers» et, par analogie à ce nom, «connaissance profonde de l'univers ». A l'origine cette connaissance infaillible, dont le masque est ici le support, fut donnée à Faro, qui est considéré chez les Bambara et les Malinké comme l'auxiliaire de la création et le moniteur de l'univers. Cette connaissance, comme toute chose existante, a deux natures, l'une visible, palpable, concrète, et l'autre cachée, secrète, intime et profonde. Faro enseigna ces deux aspects de la connaissance à deux de ses élus, le vautour et l'hyène, futurs patrons des sociétés des masques et les auditeurs les plus assidus, les plus attentifs et les plus respectueux des commentaires de leur éducateur sur la création. C'est sous le patronage de ces deux animaux charognards, l'hyène et le vautour, que sont placées les sociétés des masques qui les représentent chez les Bambara, les Malinké et les Minyanka. Ces sociétés sont de ce fait considérées comme les dépositaires des « vraies valeurs », des « vrais signes » et de la totalité du savoir.
C'est ensuite au cours des danses masquées que le sens des grandes initiations est rappelé : l'adolescent doit mourir à sa condition ancienne pour naître à sa condition d'adulte. Dans la société du Komo, le héraut crie, un peu avant la sortie des masques : « les initiés vont mourir l'un après l'autre ; la vieille hyène n'a appelé personne ; bienvenue à tous ; pourris-les ! pétris-les ! Vieille hyène... » Dans la société du Nama Koro, les masques vont même jusqu'à simuler une dévoration des postulants. Car on dit que le Nama Koro est une hyène qui mange les initiés pour les expulser ensuite dans ses excréments d'où ils sont extraits, lavés et purifiés.
Tout autre est l'usage des masques qui, après avoir été taillés dans des enclos de brousse (cavernes ou bois), font des apparitions publiques au village à l'occasion des funérailles, de l'ouverture et de la clôture des travaux saisonniers (semailles, labours et moissons). Ce sont généralement des masques qui appartiennent à une association masculine du village, voire même une association d'enfants comme le N'domo bambara.
Chez les Dogon, chaque circoncis devient membre de la société des masques du village ; il doit tailler (ou faire tailler) et porter le masque de son choix pour danser lors des cérémonies funéraires de levées de deuil. Cette société nommée awa constitue l'association masculine chargée entre autres du culte rendu au premier mort — l'ancêtre mythique Dyongou Sérou — représenté par le Grand Masque qui est la propriété du village. Les dignitaires responsables sont les olubaru recrutés dans chaque famille du village à tour de rôle lors de la cérémonie du Sigui, qui réactualise tous les soixante ans les événements qui ont entraîné la mort de cet ancêtre. Ces dignitaires subissent alors une retraite et un enseignement de trois mois : ils vivent en brousse dans la caverne qui est affectée au masque nouvellement taillé, où ils sont instruits par les anciens. La nouvelle promotion de dignitaires apprend par cœur des incantations et des textes en « langue du Sigui » qui relatent sous une forme résumée l'histoire de la création du monde et de l'apparition de la mort sur terre et chez les humains. Jusqu'à l'exécution des rites du Sigui soixante ans plus tard, ils seront chargés du culte rendu au « premier ancêtre » mort par l'intermédiaire du Grand Masque, support de ses principes spirituels.
Ici, comme d'ailleurs dans la plupart des régions de l'Afrique, le masque est au point d'articulation de la vie et de la mort. Sa confection restera associée — sur le plan cosmique — à la rupture d'un ordre cosmique préalablement établi par Dieu. » Germaine Dieterlen. Masques. Sociétés traditionnelles d'Afrique occidentale dans le Masque du Rite au Théâtre
Outre sa nature religieuse, les intermédiaires obligés des prières et des offrandes que les hommes s'efforcent de faire parvenir aux dieux, le masque est souvent, au plan social, signe hiérarchique, symboliquement relié aux systèmes des relations et des pouvoirs. Il est ainsi véhicule de la discipline groupale. Les membres des sociétés secrètes d'Afrique l'utilisent très pragmatiquement pour éviter d'être reconnus par les maraudeurs qu'ils sont chargés de poursuivre. Ce sont également des membres de sociétés secrètes, les Du Duk, à qui, porteurs d'énormes masques, incombent, en Nouvelle Bretagne, les fonctions de police ainsi que de jugement et d'exécution des transgresseurs de l'ordre. Dans d'autres cultures, les juges, pour des raisons analogues, portaient un masque, de même qu'en Europe, œuvres, le bourreau. Les aînés portent le masque lors des cérémonies d'initiation des plus jeunes. Mais à l'issue de la longue série d'apprentissages et de rites initiatiques le jeune Pende du Zaïre se voit gratifié d'un masque distinctif très apparent, peint de couleurs vives, qui désignent à chacun son nouveau statut d'adulte. Déposé, ce masque sera ensuite remplacé par une amulette d'ivoire — masque encore -qui assurera à celui qui s'en pare honneur et protection. L'autorité se détient de quelque être surnaturel dont le masque abrite l'esprit; les fondateurs mythiques des lignées humaines appartiennent le plus souvent au règne animal et le masque, effigietotémique, reproduira alors les traits distordus ou exagérés d'oiseaux, de poissons, de mammifères, de chimères ou de monstres
Roger Caillois est un ce ceux qui souligne avec émerveillement le paradoxe que révèle l'universalité du masque :
« C'est un fait, que toute l'humanité porte ou a porté le masque. Cet accessoire énigmatique et sans destination utile est plus répandu que le levier, le harpon, l'arc ou la charrue. Des peuples entiers ont ignoré les plus humbles, les plus précieux ustensiles. Ils connais saient le masque. Des civilisations parmi les plus remarquables ont prospéré sans avoir l'idée de la roue ou, ce qui est pire, la connaissant, l'idée de l'employer. Le masque leur était familier... Il n'est pas d'outil, d'invention, de croyance, de coutume ou d'institution qui fasse l'unité de l'humanité, du moins qui la fasse au même degré, que le port du masque ne l'accomplit et ne la manifeste. »
C 'est en tout cas au Paléolithique supérieur -approximativement entre -15000 et -10000 ans que remontent les vestiges archéologiques les plus anciens, des représentations, dessins et gravures pariétales dont on retrouve les formes tout au long de l'histoire. Les localisations anciennes sont peu nombreuses. L'une des plus archaïques représentations d'un « homme au masque » est sans doute celui de la Grotte des Trois Frères, dans l'Ariège, auquel l'abbé Breuil a consacré une monographie célèbre et qui présente des similitudes étonnantes avec des masques-costumes d'Amérique du sud (costumes entier car celui que nous nommons masque chez nous n'est en fait ailleurs qu'une pièce d'un déguisement d'ensemble ).Parfois vu comme un chaman dansant, il porte une queue, des bois de cerf, de grandes oreilles et une peau de bête velue qui pourrait être d'un loup Ces danseurs masqués et travestis, on les retrouve dans un grand nombre de décorations pariétales méso- ou néolithiques. On en trouve dans la grotte de Mège, en Dordogne come à Marsoulas. L'« Homme cornu » de la vallée des Merveilles dans les Alpes-Maritimes, fait écho aux personnages masqués des compositions tassiliennes, et aux figures rupestres du Kalahari, comme la fameuse Dame Blanche namibienne.
Ce qui cause la surprise, c'est la similitude de morphologie entre ces représentations millénaires et les objets ethnographiques voire folkloriques actuels-comme les représentations masquées de l'homme sauvage des carnavals d'Europe de L'est (voir article correspondant sur le « Spectre De L'homme Sauvage ».
On a discutée de la signification shamanique des peintures et gravures rupestres sans pouvoir conclure quelque chose de probant. Aussi n'est –il sans doute pas possible de parler de l'origine du masque autrement que par l'intermédiaire du mythe et du conte .Ainsi Paul André Sagel, dans le THATRE DU MONDE , Histoire des Masques .Archambaud. nous narre e t-il celui de « l'homme cerf » , en s'inspirant du relevé et de la monographie que l'abbé Breuil a entrepris dans la grotte des trois frères.
« Il traque la bête depuis deux lunes. Il pleut sous le soleil bas. La forêt est molle. Le feu n'a pas tenu. Il a peu dormi, œil et oreille tendus aux prédateurs de la nuit. Il a mangé des baies et des racines comme la mère le lui avait conseillé, a bu dans une feuille recourbée. Il prend une fois encore a lance. Il scrute les empreintes sur la terre, le dos courbé, ; souffle retenu, le pied souple, la main légère sur l'arme, la arine ouverte, le regard au-dessus. Il se souvient de ce que le Père lui a dit.
Regarde les dessins de la terre. Ne les confonds pas. Sois attentif aux branches brisées! Déchiffre les déjections avec Précision! Hume le vent! Sois le gibier que tu chasses. Aie la Patience de l'animal! »
Des cinq jeunes chasseurs de son clan, il veut être le premier. Il sera considéré. Le temps presse. Il rabat un grand cerf dont il fera un trophée. La bête est pleine en viande mais forte et rusée. Il la repère à trois jets de pierre. Il est trop loin. S'approcher est risqué. Le vent trahira sa sueur d'homme. Il pense aux félins dont le pelage épouse les arbres. Il sait la grenouille qui ouvre son masque de feuille quand le serpent menace. Il connaît le poisson aux énormes yeux jaune et noir sur le flanc qui trompent l'ennemi. Il a vu les jambes tiges du phasme dans les branchages. Il a épié les singes qui se comprennent en jouant de leurs mimiques. Le père lui a montré les fleurs qui se parent d'artifices pour attirer les insectes. Il se souvient des parades d'oiseaux avant l'accouplement, les uns gonflant leur jabot comme une calebasse, les autres dansant les plumes éclatées au-dessus de leur tête. Pendant ce silence intense, 'homme-cerf pense que les êtres humains sont bien mal lotis par la nature qui les a faits nus, sans poils, ni plumes, ni écailles, ces excroissances qui aideraient si bien aux simulacres. Les grands carnassiers se font invisibles parmi les détails verts de la forêt. C'est ce que fait l'homme-cerf. Il se roule dans la boue silencieusement, évitant d'exhaler son odeur. Il embrasse son talisman de dents de renard. L'homme poterie bondit et lance la sagaie pourvue d'une pointe de silex. La bête s'affaisse sur les pattes avant. Il court, un poignard d'os à la main. Le cerf vacille. Le jeune chasseur se recueille devant la bête agonisante. Il lui parle. Tuer la bête, qui sera sacrifiée au festin de son clan, relève de la magie. Le chaman pourra d'une pointe de manganèse fixer son exploit sur les flancs du sanctuaire troglodyte. Soufflant l'ocre de sa bouche, il marquera l'empreinte de sa main sur l'écorce de la pierre ou bien il noircira les traits du cerf vaincu en ourlant les volumes de la paroi. Il marche pesamment.
Il rejoint son clan qui l'attend et qui va l'honorer. Il entre avec la bête à peine froide dans le campement de peaux et de bois. Le clan se moque de lui. Il est le dernier des chasseurs. Les autres sont arrivés hier avec leur gibier. Il s'effondre sous le poids de son dépit et de sa fatigue. Les rires l'achèvent. Il hait le cerf qui roule à ses pieds. Il frappe le sol de son poing. Il a envie de pleurer. Le père s'accroupit, tranche la tête de l'animal ornée des andouillers et la remet à son fils. Le clan va poursuivre les agapes de viande autour du feu. Il se lève, traînant le massacre par les bois. Il va à la rivière. La nuit s'annonce. Il décolle la peau des os du crâne et s'en affuble. Il se couvre le corps de l'argile que la terre exhume sur la rive après l'orage. Il se noircit le torse avec des charbons de bois, restes d'un feu de pêche. Il s'enroule de lianes arrachées aux arbres. Il habille son sexe d'un manchon de pailles grappillées dans les buissons. Il mâche de grosses bouchées de baies rouges qui le rendent sanguinolent. Dans une mare, où le soleil finit sa journée, il se regarde effrayé de lui-même mais satisfait de sa représentation. Il attend que les ombres enveloppent les humains. Il s'élance en hurlant dans le campement. Le clan affolé croit en l'apparition d'un monstre, d'un démon nocturne ou d'un revenant. On crie, on court, on s'arme. Lui saute partout en éructant avec sa tête de cerf attachée sur la sienne. Il est exalté. Il joue à faire peur. Les guerriers se sont ressaisis et regroupés, les pieux acérés braqués sur le fou à la tête de cerf. Ils arment leurs bras. Les femmes serrent des pierres dans leurs mains. L'homme-cerf s'est immobilisé.
Avec sa tête toute boisée, une peau de loup sur le dos, l'nomme-cerf, danseur masqué, nargue le temps. Tout paléolithique qu'il est, inscrit depuis treize mille ans dans le roc de la Grotte des Trois Frères en Ariège, il ne sait pas qu'il a une fabuleuse descendance masquée. Il porte la parole immédiate du temps et aspire à épouser l'univers pour mieux le comprendre et s'en libérer. Il veut représenter ce monde rond, habillé d'océans, de montagnes et de forêts, emballé dans un ciel changeant et peuplé d'êtres vivant debout.
Couronné de son scalp de cerf, l'homme ne sait pas qu'il sera une énigme. Il est le père inconnu qui erre dans les couloirs de l'identité. Quand l'homme-cerf chausse ce masque, pressent-il qu'il est le messager entre le pays du dedans et celui du dehors? Mille pensées toutes confuses l'assaillent quand il passe la frontière de ses territoires de chasse. Il voit les femmes lacustres au corps maquillé de longs rubans de calcaire blanc. Dans la plaine, il est tétanisé par le spectacle d'une troupe d'humains dansant nus, teints en noir et masqués de gueules de loup. Très jeune, il comprend que sa tète pense avec le mouvement qu'il produit, qu'elle doit s'unir à son corps pour réfléchir et pour agir. Lorsqu'il met le masque terrifiant, l'homme-cerf sait qu'il lefait vivre par la danse. La horde lui a appris à danser devant les morts. Il faut tout apprendre, même à marcher, car la nature a refusé à l'homme le don de déambuler d'instinct. L'homme-cerf claque et roule sa langue sur son palais. Le son est scandé, rocailleux ou sifflé. Ses lèvres font une musique. L'oreille accueille les accords. Ces mots, qu'on ne peut voir, sont lâchés dans le vent. L'homme-cerf s'aperçoit que le langage engendre la pensée et que la pensée organise le monde. Il parle aux autres et beaucoup, bien que son mouvement soit plus convaincant. Le mouvement, c'est de l'émotion qui bouge. Une émotion entretient le dialogue. Sa pensée fomente le langage de ses gestes dont il aime jouir. Le jeu est bâtisseur de mémoires parce que pétri d'images et de sensations. L'homme-cerf ne sait ni lire ni écrire, mais son corps est le réceptacle de toutes les ondes vivantes qui parlent. L'homme-cerf n'est pas un animal qui se contente de sa journée : il a un lendemain. L'enfant cerf joue à cache-cache, à colin-maillard, à cache-tampon, au porteur aveugle. En bande, il s'embusque dans la forêt, s'y perd pour qu'on ne le retrouve pas. Il est tour à tour chasseur et gibier. Sous une peau de bête ou une toile végétale, il se fait animal. Chaque fois, l'aveuglé volontaire voit de l'intérieur une réalité extérieure. Il est en masque. Il peut voir sans être vu et être vu sans être reconnu… »
Si l'on est en présence ici d'un conte, il trouve son répondant dans un des grands mythes de la Grèce antique et qui a donné naissance à une nombreuse iconographie, le mythe d'Actéon. S'il n'y 'est pas directement question de masque ,on en est proche cependant puisque Actéon est transformé en cerf par Artémis puis dévoré par ses propres chiens. On sait d'ailleurs que le masque dans beaucoup de cultures ne se réduit pas au visage mais constitue une totale métamorphose, un déguisement. Sur certains vases, Actéon, vêtu d'un manteau et d'un large chapeau de chasseur, porte des oreilles pointues et des cornes de cerfs. Sur une autre terre cuite, il est doté d'une tête intégrale de cerf. Ces « parties animales » signalent une métamorphose.
L'intérêt du mythe D'actéon réside dans son hybris : un jeune chasseur encore adolescent et donc en période probatoire : La chasse (surtout à Sparte) était le lieu où le jeune homme faisait l'apprentissage de la maîtrise : savoir se diriger, reconnaître les territoires ; ne pas se laisser emporter par les instincts et les ardeurs de son âge. Or, enfreindre le jardin secret d'Artémis, c'est méconnaître la frontière entre le divin et l'humain, frontière qui a une réalité concrète dans l'espace de la forêt où hommes, animaux et dieux se côtoient. Ce qui précisément en fait un lieu d'expérimentation pour l'homme qui doit apprendre à trouver sa place dans l'entre-deux.
On ne peut ainsi franchir directement certaines limites sans initiation contrôlée. la vue directe, est aussi une transgression et la démesure est ici sexuelle : le regard étant pour les grecs anciens une émission de particules qui touchent leur cible, le voyeurisme d'Actéon est une sorte de caresse du corps de la déesse, un viol sexuel de la vierge divine.
Ce viol est incestueux de plus puisqu'Actéon est « apparenté à la déesse,. Comme les mythes « se parlent entre eux » selon la formule de Lévi-Strauss, ce mythe rejoint un autre sur l'interdit de voir celui de Tirésias, coupable d'avoir vu le corps d'Athénée sans son armure.(il aurait en fait vu deux serpents enlacés. La déesse portant d'ailleurs sur son bouclier le masque de la gorgone). Il est puni de cécité mais y gagne un statut de voyant (mythe chamanique ??) une vie sept fois plus longue que la durée habituelle de l'existence, la compréhension du chant des oiseaux et le droit de conserver après sa mort le sens et la raison. Par ces privilèges il outrepasse la condition humaine. Pour avoir été aveuglé à la vue d'Athéna, il ne voit plus le monde qui l'entoure mais voit dans le monde des dieux. La déesse en fait celui qui peut ainsi graviter dans un espace intermédiaire entre nature et culture.
« Actéon, qui s'est « laissé mener par des pas incertains », au lieu de marcher droit, est coupable d'incertitude. Par manque de contrôle, il tombe inévitablement sur le lieu le plus interdit, réservé à la divinité au plus profond de la forêt : un espace où sauvagerie et divin s'interpénétrent, mais d'où l'homme est exclu s'il veut rester homme.
Coupable au moins d'avoir échoué à l'examen de passage, comme quelques autres jeunes chasseurs. Comme Narcisse, en particulier, don l'histoire suit de près celle d'Actéon dans le récit d'Ovide qui ne manque pas de suggérer une symétrie entre les deux héros. Victimes l'un et l'autre de leurs regards, auteurs involontaires d'infractions contraires, ils occupent une position antithétique. Fatigués par la chasse, également assoiffés et menés par un désir obscur, le premier entrevoit l'extrême altérité de la nudité de la déesse, et s'y perd, animalisé et englouti dans l'estomac de ses chiens ; le second tombe sur lui-même et, s'enfermant dans la proximité maximale de son propre double, s'anéantit dans l'auto-contemplation, tantôt noyé, aspiré par son image, tantôt après dessication, disparu des bords de la source où, à la place de son corps, on trouvera une fleur blanche au cœur jaune safran. » Françoise Frontisi-Ducroux l'Homme-Cerf et la Femme-Araignée.Gallimard.
Les personnages vêtus de peaux de bêtes sont nombreux dans l'imagerie grecque. Bergers, chasseurs, géants, héros, ménades et Dionysos lui-même peuvent arborer, à titres divers, ce type de vêture. Il indique un statut, marginal, permanent ou temporaire, qui les tient à l'écart de la norme civilisée et urbaine que dénote le vêtement tissé. Et en complément la peau de bête renvoie au monde animal, que ces exclus côtoient dans une proximité plus ou moins périlleuse. C'est de cette manière qu'Athénée dissimule Ulysse, vieillissant ses traits et jetant sur ces épaules une peau de cerf : la peau est donc déguisement
L'humain peut ainsi changer d'espèce et de catégorie, ce que les grecs nomment métamorphoses : celle-ci est similaire à l'être masqué. L'humain disparait pour être remplacé par un être hybride. Les mythes s'attachent à marquer la juxtaposition de l'état initial, humain, et du résultat, voire leur coexistence en une double nature, l'hybridation monstrueuse. La métamorphose symbolise aussi les étapes de l'existence. La vie de chaque individu est vécue moins dans une évolution régulière de la naissance à la mort que dans le franchissement d'une série de stades, d'âges, ponctués par des rituels sociaux et marqués par des statuts différents. Mais c'est aussi la symbolique d'un monde fluide où tout est possible, où tout peut changer de formes, où de révèle un désir puissant de l'Autre.
« Le goût pour ce genre d'histoires est inséparable d'une conception nouvante, voire fluide, du monde …Il est significatif qu'Ovide place le dernier vre de ses Métamorphoses sous l'autorité de Pythagore, à qui il donne la parole : «Je vous dis qu'il n'est rien dans l'univers entier ni soit stable; tout fluctue, toute image qui se forme est changeante. »
La conscience que peut avoir l'être humain de sa spécificité s'obtient nécessairement dans une confrontation avec le reste du vivant et du monde. Les catégories que la pensée se construit, quelles qu'elles soient, fonctionnent par séparation et contact. L'écart est nécessaire à la définition des termes en présence et à leur délimitation. C'est là une donnée transculturelle, probablement aussi ancienne que l'être humain, dit Homo Sapiens, comme le révèle la présence de figures hybrides, homme-cerf ou chasseur à tête d'oiseau, sur des peintures pariétales4. Mais ce qui est peut-être plus spécifiquement grec, c'est le développement complaisant et suggestif d'une rêverie sur la perméabilité des barrières et des catégories, comme correctif nécessaire aux classifications (elles-mêmes nuancées, nous l'avons dit).
De fait, et ce sera notre dernière remarque, à parcourir ces mythes de métamorphoses, on est frappé par la force du désir qui les traverse. Désir du différent, de l'étrange, de l'étranger, de Tailleurs ; désir de fusion avec l'autre. Attirance masculine, prêtée aux dieux aussi, pour la femme, mortelle ou déesse. Soif de savoir et de voir, envie de dépasser son sexe, sa condition sociale, son univers même. Volonté de se montrer le meilleur à la chasse ; ambition d'être proclamée la mère la plus admirable, la tisserande la plus habile. Tentation explicite pour la fille d'égaler l'homme, ou de lui échapper. Et pour le garçon parfois, désir secret, inavouable, de se faire femme... L'espèce humaine paraît occupée à une constante négociation entre himeros et hybris - cette tension entre les pulsions désirantes et les dangers de l'excès caractérise certes la plupart des mythes grecs ; c'est ce qui explique pour une bonne part le charme euphorisant qu'ils continuent à exercer. L'événement miraculeux de la métamorphose, même si elle est présentée souvent comme le châtiment d'une infraction ou du franchissement d'une limite, réalise en quelque sorte, souvent ironiquement, ce besoin tenace d'aller voir du côté des autres, femme, animal, oiseau, fleur, astre ou même dieu. Et lorsque la force impérieuse du désir est projetée dans le monde sans contrainte des dieux, lorsque c'est Zeus lui-même, le tout-puissant dieu mâle, qui se livre sans crainte et sans remords à l'ivresse des étreintes, à la jouissance des contacts multiples, à l'exploration voluptueuse de la pluralité des formes, les récits de ses expériences et leur mise en images tiennent lieu pour les mortels qui les entendent, les regardent et se les transmettent d'expérimentation ludique et imaginaire du bonheur d'échapper à l'enfermement du corps, en faisant éclater les limites.
Les mythes grecs de métamorphoses ? Une immense rêverie chatoyante pour répondre à l'aspiration irrépressible de se sentir à la fois soi-même et un peu plus, identique et différent, changé, transformé, renouvelé. ». Françoise Frontisi-Ducroux l'Homme-Cerf et la Femme-Araignée.Gallimard.
La « paideia, l'initiation du jeune était ambivalente : Pour les garçons, il leur fallait, avant d'accéder à la citoyenneté, acquérir les qualités physiques et morales nécessaires au combattant citoyen. Ce processus était particulièrement institutionnalisé à Sparte, où d'ailleurs la population masculine était, de la petite enfance à la vieillesse, répartie en classes d'âge fortement organisées. Dès l'âge de sept ans, dans le cadre d'une éducation communautaire, on soumettait le garçon destiné à rejoindre un jour la catégorie des Égaux à un dressage très rigoureux, comportant des devoirs imposés et des épreuves successives, avec une démarcation très nette au passage de l'enfance à l'adolescence.
Le comportement mimétique jouait un grand rôle dans cette initiation tant sous la forme de comportements quotidiens obligatoires que lors de mascarades occasionnelles. Les jeunes garçons devaient, par exemple, la sophrosuné, (le contraire de la démesure «marcher en silence, dans la rue, les mains sous le manteau, sans regarder à droite ni à gauche, les yeux fixés au sol. Ne jamais répondre, ne pas faire entendre sa voix). Mais parallèlement à ce maintien chaste et réservé, hyper-féminin, ils devaient faire ce qui normalement est interdit : voler à la table des adultes, ruser, se débrouiller, se faufiler sans se faire prendre pour se procurer de la nourriture. Il leur fallait , au cours de féroces batailles collectives, où tous les coups sont permis, morsures, griffures, etc., faire preuve de la plus extrême brutalité, pratiquer la sauvagerie absolue, atteindre à un état proche de ce que Platon appelle l'andreia : folie furieuse du guerrier qui veut vaincre à tout prix, prêt à dévorer le cœur et la cervelle de son ennemi, et sur le visage de qui se dessine le masque effroyable de Gorgô. Hyper-virilité, basculant vers l'animalité, cette fois. En d'autres occasions ces adeptes de la pudeur et de la réserve se livrent à des manifestations bouffonnes, faisant assaut d'incongruités verbales, d'injures et d'obscénités.
Au lieu de l'apprentissage réglé, sur lesquels insistent les sociétés de chasseurs où l'on demande pardon aux forces de la foret pour la dette de gibier, Actéon sombre dans la démesure : démesure du chasseur qui selon certaines versions aurait tué trop de gibiers et se serait vanté d'être meilleur chasseur que la déesse ; démesure du voir puisque selon la version la plus connue , il aurait bravé l'interdit de voir la déesse au bain dans sa féminité, interdit de l'inceste puisqu'enfin il aurait pu vouloir l'épouser ,lui qui était son petit neveu par alliance.
Or l'espace sauvage est la propriété d'Artémis l'une des trois grandes déesses au masque, selon J.P.Vernant. A ce titre elle est la déesse de l'apprentissage de l'initiation. Artémis était une déesse ambivalente et occupait une place à part dans le panthéon. A l'instar de Dionysos, elle venait de de Scythie,(Artémis Taurique) que les grecs voyaient comme le comble de la barbarie. L'Artémis taurique était assoiffée de sang humain sur son autel les Scythes ,disait-on sacrifiaient les étrangers. Pourtant « accueillie par les Grecs, intégrée à leur culte, elle devient déesse de l'homme civilisé, c'est-à-dire de celui qui, contrairement au barbare, au sauvage, ménage une place à ce qui n'est pas lui. Dès lors que l'Artémis étrangère se fait grecque, sa fonction s'inverse. Elle ne traduit plus, comme en Scythie, l'impossibilité propre au sauvage de côtoyer le civilisé mais au contraire la capacité qu'impliqué la culture d'intégrer à elle ce qui lui est étranger, de s'assimiler l'autre sans pour autant s'ensauvager. Elle assiste aux couches des femmes, et les petits humains lui appartiennent. Elle les « redresse », comme l'indique l'épithète Orthia («Droite») qu'on lui a donné à Sparte. Elle prête ses forêts et ses montagnes comme terrain d'entraînement et ses hordes animales comme adversaires. Mais elle veille aussi à la juste répartition nature/culture punissant des lors qu'on empiète trop sur le domaine naturel.
« Si Artémis est une divinité au masque c'est que son culte, et plus précisément les rituels initiatiques de jeunes auxquels elle préside, font aux masques et aux mascarades une place de choix. Pour en dégager les significations et tenter de comprendre ce qui relie la sœur jumelle d'Apollon avec cette zone du surnaturel que le masque a spécialement fonction d'exprimer, il est nécessaire de dessiner le profil d'Artémis, de la situer dans l'ensemble du panthéon, de repenser plus nettement la place qui lui revient dans l'organisation des pouvoirs surnaturels.
L'espace artémisien se déploie sur les zones frontières : montagnes qui bornent et séparent les états, lieux éloignés des villes et où ses grands sanctuaires sont souvent l'enjeu de peuples voisins et ennemis, marges où, dans les forêts épaisses et sur les crêtes arides, la déesse mène sa meute, massacrant les bêtes sauvages, qui sont sa propriété et qu'elle protège aussi. Mais elle règne également sur les grèves et les rivages marins, limites des terres et de la mer, où la légende la fait parfois aborder, étrange statue venue d'un pays barbare. Sa place est encore, dans les plaines intérieures, au bord des lacs, sur les sols marécageux et sur les rives de certains fleuves, là où les eaux stagnantes, les inondations toujours possibles créent un espace mi-aquatique mi-terrien, où entre sec et humide, entre liquide et solide, la démarcation reste floue.
Entre ces espaces si divers quels sont les traits communs ? Plutôt que d'espace de complète sauvagerie, représentant, par rapport aux terres cultivées de la cité, une altérité radicale, le monde d'Artémis est celui des confins, des zones limitrophes où l'Autre se manifeste dans le contact qu'on entretient avec lui, sauvage et civilisé se côtoyant, pour s'opposer certes, mais pour s'interpénétrer tout autant.
Déesse courotrophe, Artémis préside à l'accouchement, à la naissance, à l'élevage des enfants. Située à l'intersection du sauvage et de l'apprivoisé, son rôle est de prendre en charge les petits des hommes, qui lui appartiennent au même titre que les petits des animaux, bêtes fauves ou bestiaux domestiqués. Ces enfants, elle les mène de l'état informe de nouveau-né à la maturité, les apprivoisant, les adoucissant, les façonnant pour leur faire franchir le seuil décisif que représente pour les filles le mariage, pour les garçons l'accès à la citoyenneté. Au cours d'une série d'épreuves, en milieu sauvage, aux marges de la cité, il faut que le jeune réussisse à couper les liens qui, depuis sa naissance, l'unissent à ce monde autre. Il faut d'abord qu'entre le garçon et la fille, au stade ambigu où les sexes hésitent encore, une démarcation s'instaure, nette et sans retour.
Artémis fait mûrir les filles, les rend nubiles, les prépare au mariage où l'union sexuelle doit s'accomplir sous la forme la plus civilisée. La violence de l'acte sexuel, qui terrifie les jeunes épousées comme un épouvantai!, Artémis la refuse pour elle-même en rejetant le mariage. Et la hantise du viol et du rapt, conduites qui, au lieu d'intégrer la féminité à la culture, sont occasion d'ensauvagement pour les deux sexes, se lit dans les récits mythiques des parthénoi vouées à Artémis. Violence masculine bien sûr, mais aussi menace provenant du côté féminin, lorsque la jeune fille, qui veut trop imiter sa déesse, refuse le mariage et bascule dans la bestialité totale, chasseresse farouche qui poursuit, tue et dévore le mâle qu'elle devrait épouser.
Le rituel de Brauron en Attique est exemplaire de la façon dont Artémis prépare la bonne intégration de la sexualité dans la culture. Les petites filles d'Athènes ne pouvaient se marier — cohabiter avec un homme — si elles n'avaient, entre 5 et 10 ans, mimé l'ourse. Mimer l'ourse n'indique pas un retour à l'état sauvage, comme dans le cas de Callistô, punie par une métamorphose pour n'être pas restée fidèle au monde virginal de la déesse, ayant connu, par violence, union sexuelle et enfantement. Dans le cas des jeunes Athéniennes, il s'agit de refaire le parcours d'une ourse, jadis apprivoisée, qui était venue, familière, cohabiter avec les humains, au sanctuaire d'Artémis. Une petite fille, insolente ou impudente, imprudente certainement, avait trop joué avec l'animal : elle fut griffée au visage, et son frère, en colère, tua l'ourse. Depuis, en réparation, les filles des citoyens d'Athènes imitent l'ourse, comme elle s'apprivoisant lentement, détruisant en elles la sauvagerie latente, afin de pouvoir, sans danger pour les deux partenaires, venir cohabiter avec un époux. »J.P Vernant .Divinités au Masque dans la Grèce Ancienne.
Si l'emploi direct des masques n'est pas avéré dans ces rituels festifs ,l'imitation d'un modèle animal fait fonction de mascarade symbolique.
C'est dans ce contexte qu'il faut sans doute replacer les masques découverts lors des fouilles archéologiques dans le sanctuaire d'Artémis a Orthia Il s'agit d'ex-votos de terre cuite, en majorité plus petits que des visages d'enfants, et que l'on interprète comme la reproduction des masques de bois qui étaient portés lors des cérémonies du culte de cette déesse.
Certains représentent des vieilles femmes à la figure complètement ridée, à la bouche édentée, qui évoquent les Grées, sœurs lointaines des Gorgones. Il y a aussi des satyres grimaçants, des Gorgô en grand nombre, des faces grotesques, plus ou moins bestiales, parfois informes. On y trouve aussi des visages impassibles de jeunes guerriers casqués. L'on sait aussi que certains autres rituels initiatiques omportaient, toujours à Sparte, des danses à caractère mimétique — danse du lion, par exemple —, ou franchement obscène.
« Tout ceci permet de supposer qu'au cours de ces mascarades et de ces jeux rituels les jeunes Spartiates devaient mimer, par leur gesticulation et à l'aide de déguisements et de masques, les attitudes les plus diverses et les plus contrastées : réserve féminine, férocité animale, pudeur et obscénité, dégradation du vieil âge et vigueur du guerrier, explorant successivement tous les aspects de la marginalité et de l'étrangeté, endossant tous les possibles de l'altérité, apprenant la transgression pour mieux souligner la règle à quoi désormais ils devraient se tenir.
De la même façon, dans bien des sociétés, l'ordre, pour être réaffermi, a besoin d'être périodiquement contesté, bouleversé pendant quelques jours de Carnaval où règne l'inversion : femmes vêtues en hommes, hommes costumés en femmes ou en animaux, esclaves prenant la place des maîtres, roi de carnaval chassant symboliquement le chef de la cité. Pendant ces journées, l'obscénité, la bestialité, le grotesque, le terrifiant et le bouffon, négation de toutes les valeurs établies, déferlent sur le monde de la culture.
De même, sous la protection vigilante d'Artémis, divinité des marges et des transitions, les enfants grecs font l'apprentissage de l'identité sociale, fillettes mimant le lent trajet qui les mène de la foncière sauvagerie de leur sexe à la civilité de la bonne épouse, garçons s'initiant à repérer tous les excès afin de reconnaître et de rejoindre, sans risque de retour ni rechute, la norme de la citoyenneté. » ». Françoise Frontisi-Ducroux l'Homme-Cerf et la Femme-Araignée.Gallimard.