François Mitterrand en visite au château de Gaillon. (photo Jean-Charles Houel)
Il y a vingt ans et un jour, le 8 janvier 1996, François Mitterrand nous quittait. Le chat de Château-Chinon, artisan et maître de son destin, avait, d’une certaine façon, choisi de mettre fin à son agonie. Loin du Mont Beuvray où il avait rêvé construire son tombeau, l’éternité qu’il attendait, enfin, s’ouvrait à lui. Au petit matin, Pierre Joxe, pour qui il ne pouvait y avoir de secret, en l’annonçant à Laurent Fabius, me l’apprit aussi. Jarnac, Chardonne, l’entre-deux-guerres, la Charente, celui qui reposait dans la chambre sans apprêt de l’avenue Frédéric Le Play n’était en rien mon père. Comme des millions de Français, j’ai pleuré sa disparition, orphelin d’un symbole, orphelin d’un espoir. Il faut aujourd’hui rendre hommage à cet homme exceptionnel, l’hommage de la mémoire, de la reconnaissance et de la fidélité. Mais pas seulement… Par-delà le temps passé, au-dessus des clivages, celui qui fut, à partir du Congrès d’Epinay, pendant neuf ans le premier secrétaire du Parti Socialiste avant d’être pour deux mandats de sept ans le président de la République, le président de tous les Français, le chef de l’Etat, nous laisse un exemple, une leçon et un message.L’exemple, c’est celui de la dignité. François Mitterrand ne s’en est pas départi un instant quatorze ans durant. Dignité, majesté diront ces critiques et ils ne manquaient pas, face aux obligations de sa charge et aux épreuves du pouvoir. Faut-il le regretter ? Certainement pas et pour une simple raison. On pouvait bien l’attaquer. On en avait rarement honte. En tenant son rang, dans le monde et à l’Elysée, il tenait le nôtre. Pour avoir une certaine idée de la France, il avait choisi d’avoir une certaine idée de lui-même. Ce n’était pas sans grandeur, ni sans vérité. Dignité, courage pensait ses amis et ils restent nombreux, tout au long du « combat honorable » qu’il a mené contre la maladie en osant, lui qui aimait tant la vie, regarder la mort en face. Qui peut, avant l’heure, revendiquer d’avoir ce cran ? Trois fois, à l’Elysée, à Liévin, à Solferino, avec d’autres, je l’ai vu tomber, s’effondrer, inerte, livide, cadavérique et, trois fois, je l’ai vu, de mes yeux vu, se relever comme ressuscité par un miracle qui n’était pas « uniquement » celui de la médecine. Son souffle, son instinct, sa survie, tout chez lui était politique. Une tribune, un micro, un discours et Lazare revenait parmi nous. Le verbe le refaisait chair.
La leçon, c’est celle de la ténacité. Combien de fois, au cours d’un long parcours politique, François Mitterrand, brocardé, raillé, vilipendé, calomnié, n’a-t-il pas été donné pour coulé, pour perdu, pour fini sans jamais cesser d’être égal à lui-même dans l’épreuve et le succès, dans la victoire et dans la défaite ? Il fut bassement insulté, injurié, humilié. Pour autant, les reproches qui lui étaient adressés n’étaient pas tous infondés. L’abeille n’avait pas toujours été architecte. Dans sa jeunesse française, sous l’occupation allemande et, encore, par des amitiés inconsidérées, il commit probablement de terribles fautes. Certaines, hors de leur époque, ne sont pas explicables. C’est dire qu’elles pouvaient l’être sur le moment. Quelques unes, demain comme hier, sont inacceptables. Elles resteront condamnables. Il était complexe. Ce n’est pas une excuse. Il était ambigu. Ce n’est pas une qualité. Il revendiquait ce clair-obscur. Etait-ce un art ? Etait-ce un jeu ? Il poussait, devant lui, comme chacun d’entre nous, mais à son échelle, évidemment plus grande, plus massive, un « misérable petit tas de secrets ». Il s’en défendait. Mais il le savait. Il avait des faiblesses. Mais il avait du génie. Il tenait dans sa main ce qu’il appelait « le talisman de la chance ». Il sût faire face à tous ses adversaires, surmonter tous les obstacles, remporter tous les défis. La France Unie ! Après deux tentatives vaines, en étant élu le 10 mai 1981, il a vaincu le sortilège, brisé l’implacable fatalité qui depuis un quart de siècle fermait à la gauche les portes du pouvoir. Là encore, il commit des erreurs. La tâche était rude. Les temps étaient durs. Une élection ne rend pas infaillible. Faisons la part de la paille et du grain. Devant l’Histoire, décentralisation, abolition de la peine de mort, libération des ondes, démocratie dans l’entreprise, construction européenne, son œuvre demeurera.
Le message, c’est celui de l’espérance. D’où il est, où qu’il soit, François Mitterrand nous rappelle, après l’avoir démontré, qu’il ne faut jamais désespérer. Je continue de croire en les forces de son esprit. Il suscitait l’aigreur, la jalousie, l’envie. Trop intelligent. Trop cultivé. Trop subtil. Ses ennemis disaient « florentin ». Depuis longtemps il avait transformé le sarcasme en compliment. Refusant de voir la haine que lui portaient ceux qui, dans un raccourci méprisant, l’appelaient Mitt-rand, il s’aveuglait, il se rassurait. Il avait une nature qui n’était pas aisé à saisir et à apprécier. Voilà tout. « Après avoir été le plus impopulaire des Français, disait-il, pourquoi n’en serais-je pas le mieux aimé ? ». Les années écoulées vont lui rendre justice. Aujourd’hui, avec le temps qui passe, cent ans après sa naissance, au-delà des tempêtes, du tumulte, des passions, un sondage nous apprend que deux tiers de nos compatriotes gardent un bon souvenir des années Mitterrand. Quel homme politique, quel homme d’Etat, quel homme tout court ne se satisferait d’un tel résultat ? Le modeste hommage que nous lui devons entre en résonance avec ce tribut posthume que rend le peuple français à un homme qui aura finalement incarné dans la légende des siècles, après quelques autres et pendant un long moment de notre histoire, la France, cette Nation qu’un des prédécesseurs de François Mitterrand, sans doute le plus illustre, appelait « son cher et vieux pays ».
Marc-Antoine Jamet Premier secrétaire fédéral