Corps massif et regard doux dans un visage difficile à déchiffrer, Pio Marmaï a tout d’un animal traqué. Dans la scénographie spectaculaire conçue par Anouck Dell’Aiera pour Richard Brunel, directeur de la Comédie de Valence, il incarne d’emblée le héros de l’ultime pièce de Bernard-Marie Koltès (1948-1989). Roberto Zucco, tueur aux motifs obscurs, exprimés par bribes à la poésie brute. Éloignée dans le temps du fait divers qui l’a inspirée, l’histoire de cet assassin au nom sucré ne fait pas seulement figure de mythe ; elle ramène à un présent proche. À une brèche dans le quotidien, que devrait idéalement provoquer toute pièce de théâtre. Lorsqu’il sort comme un diable de sa boîte d’une petite ouverture au milieu d’un mur de tôle ondulée, le Roberto Zucco de Pio Marmaï vient de tuer son père, et s’apprête à poignarder sa mère (Évelyne Didi). Sans figurer une prison – Richard Brunel a pris, avec bonheur, le parti de tourner le dos à toute forme de réalisme – le décor de ce Roberto Zucco est celui d’un cauchemar bordélique, où une passerelle de métal suspendue accueille des êtres en déshérence. Les gardiens ridicules de la première scène (Babacar M’Baye Fall et Christian Scelles, délicieusement beckettiens), puis Roberto Zucco et un vieil homme qui s’est laissé enfermer dans le métro (Axel Bogousslavsky).
Entre ciel et terre, les quatorze comédiens de ce Roberto Zucco, qui endossent pour la plupart plusieurs rôles, incarnent avec talent le ballottement de l’homme par l’Histoire qui traverse l’ensemble de l’œuvre koltésienne. À côté d’un Roberto Zucco mi-mythique mi-empêtré dans une actualité qui le rattrape et qu’il interroge par son absence de mobiles apparents, les autres comédiens – tous excellents – ont l’air d’hallucinations prêtes à se dissiper au moindre sursaut de conscience du meurtrier. Noémie Develay-Ressiguier est une gamine toute en courses et en révolte, qui dans une scène surréaliste émerge nue de sous la table où dîne sa famille, après une étreinte passionnée avec Roberto Zucco, son violeur. Luce Mouchel est une dame blonde peroxydée dont l’allure superficielle rend mystérieux son désir, complexe et sombre, de suivre son agresseur…
Comme l’écriture de Koltès, la mise en scène de Richard Brunel est éminemment cinématographique. En dehors même des moments les plus visuels – celui du repas avec gamine aux seins nus, et de l’assassinat du fils de la dame, recouvert par une pluie de sacs en plastique – chacun des dix tableaux de la pièce est accompagné d’une transformation du plateau qui se révèle un véritable espace gigogne. Quelques panneaux soulevés, une variation de lumière et les crimes et errances de Roberto Zucco apparaissent sous un jour nouveau. Celui que leur donnent les différents personnages qui composent avec le criminel le portrait d’une société en crise. Voire en fin de course.
Car si on a souvent l’impression que l’étrangeté des êtres qui peuplent la pièce est liée au regard que porte sur eux le criminel, l’inverse est tout aussi vrai. Qu’elle débouche ou non sur un meurtre, chaque rencontre provoque chez Roberto Zucco un tremblement. Une remise en question de sa vision du monde, jamais formulée mais sensible à la manière de Pio Marmaï de s’exprimer et de se mouvoir. D’osciller entre tendresse extrême et violence sanguinaire. Son Roberto Zucco évolue dans un monde de pures sensations. Où la notion de choix semble n’être plus qu’un lointain souvenir.
Anaïs Heluin
Roberto Zucco, de Bernard-Marie Koltès mis en scène par Richard Brunel, au Théâtre de Lorient (56) les 6 et 7 janvier 2016, au TNT à Toulouse (31) du 13 au 16 janvier, au Théâtre Gérard Philippe à Saint-Denis (92) du 29 janvier au 20 février. Reste de la tournée sur www.comediedevalence.com.