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Le scénario héroïque de Lénine

Publié le 11 janvier 2016 par Les Lettres Françaises

sriimg20071210-5095966-3-37933740Il est peu dire que la figure de Lénine est largement devenue embarrassante dans la gauche de la gauche. La plupart des organisations politiques qui en relèvent conservent un silence discret sur le fondateur du bolchevisme et – d’une certaine manière – du communisme du XXe siècle. Celui qui avait été jugé par Lukács comme le seul théoricien à la hauteur de Marx ou par Gramsci comme « le plus grand théoricien moderne de la théorie de la praxis » semble susciter un silence gêné, voire s’avère franchement rejeté. Le court ouvrage du chercheur canadien Lars T. Lih, Lénine. Une biographie, constitue une occasion de revenir sur le cas du dirigeant du parti bolchévik. La grille de lecture qu’il propose de l’action léninienne s’avère originale, malgré les dénégations de l’auteur qui rapproche ses propres thèses de celles de certains historiens anglo-saxons progressistes mais aussi de nombreux contemporains de Lénine.
Cette grille de lecture insiste sur l’existence d’un « schéma héroïque » constant chez Lénine, de ses débuts en politique, dans les années 1890, à sa mort en 1924. Cette notion d’« héroïsme » tranche pour le moins avec la vision d’un Lénine froid politique et réaliste quant aux rapports de force et aux conditions historiques. Lars Lih insiste de manière convaincante sur l’optimisme foncier de Lénine et donc son hostilité envers les « philistins socio-démocrates » caractérisés par leur scepticisme voire leur frilosité. Optimisme de Lénine envers le développement du capitalisme en Russie et donc envers la possibilité de l’obtention de libertés politiques et de l’avènement de la modernité comme cela transparaît dans son grand ouvrage de 1899. Optimisme de Lénine envers la classe ouvrière apte selon lui à mener le peuple russe, et notamment ses couches paysannes, vers le renversement du tsarisme. Optimisme à faire de la révolution bourgeoise un processus interrompue vers la révolution socialiste, dont jusque au bout il a pensé qu’elle pourrait s’appuyer de nombreuses ruptures révolutionnaires dans les pays du capitalisme développé. D’une certaine manière, la vision de Lénine semble plus relever d’un « romantisme révolutionnaire » qu’on ne le croit habituellement.

Quel est le scénario de Lénine ?

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Lars Lih se fonde dans son propre travail de recherche sur Que faire ? et son contexte historique, travail qui a donné lieu à une monumentale étude sur la question (What’s to be Done ? in context). Il met en pièce l’image d’un Lénine substituant le parti révolutionnaire à la classe ouvrière et faisant de l’intellectuel révolutionnaire le moteur du mouvement historique. Car c’est à partir du constat des énormes capacités d’agir historique du prolétariat russe que Lénine critique les socio-démocrates et les intellectuels qui s’avèrent totalement en deçà des exigences de l’heure. Son modèle de « révolutionnaire professionnel », de praktik est celui d’un militant révolutionnaire au savoir-faire calqué sur celui de l’usine, d’un militant à la fois « inspiré » et « inspirant », créant des « fils », des « liaisons » avec les masses dont il s’agit de recueillir les volontés contestataires. L’acharnement de Lénine à défendre l’agent provocateur et député bolchevik Roman Malinovsky contre les critiques pourtant avisées s’explique ici : les origines ouvrières de Malinovsky et ses capacités de tribun le rapprochaient nettement de ce modèle de praktik. Le modèle apparaît diamétralement opposé à celui proposé par les populistes russes : des avant-gardes agissantes et coupées de la population. L’auteur rappelle que si Lénine évoqua peu le sort de son frère Alexandre, exécuté à la suite d’un complot déjoué contre le tsar, toute sa pratique politique visait à dépasser les impasses de la politique populiste. Ainsi la konspiratsiia revendiquée par Lénine n’est pas le culte du secret ou du complot, mais la nécessité d’allier les actions légales et illégales, pour toucher les masses mais, aussi à travers l’action clandestine, diffuser les mots d’ordre révolutionnaires.
Sous la plume de Lars Lih, Lénine, son scénario héroïque et le contexte dans lequel il s’inscrit, apparaissent comme tellement caractéristiques de la société russe, que l’historien a choisi généralement de ne pas traduire des notions clés de le pensée léninienne : le pouvoir (vlast) ; le peuple (narod) ; le guide (vozhd) ; la cuisinière (kukharka). À des « termes savants importés d’Europe (prolétariat, révolution, socialisme) se mêle un vocabulaire profondément russe » (p. 211). Ainsi l’orthodoxie kautskienne dont se réclame Lénine jusqu’au moins 1914 se trouve relativisée. Comme le fait remarquer dans sa postface, Jean Batou, l’auteur aurait peut-être pu signaler l’importance de la lecture de la Science de la logique de Hegel par Lénine lue dans la bibliothèque de Berne en 1914, moment de rupture important avec le paradigme kautskien. Tout comme il aurait pu s’attarder plus franchement sur les conclusions de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme qui tranche totalement avec la perspective du « pape du marxisme » d’un « surimpérialisme » pacifique.

Impasses et mises au point

Ces « impasses » sont manifestement des choix tant l’érudition de Lih semble impressionnante, érudition qui lui permet des mises au point importantes sur des sujets martelés régulièrement par les historiens conservateurs. Non, Lénine ne pensait pas que la grande famine de 1891 offrait l’opportunité utile de ruiner la petite propriété paysanne : il a vécu la famine en distribuant de la nourriture pour les miséreux. Non Lénine n’était pas un partisan de la répression acharnée des paysans refusant de livrer leurs surplus durant la Guerre civile : si une de ses directives va dans ce sens, la majorité vont dans un autre, proposant plutôt le recours à la conviction et aux concessions. Quand à la fameuse lettre de Lénine s’en prenant violemment au clergé orthodoxe accusé de conserver ses richesses dans le contexte de la pénurie de mars 1922, Lih l’explique en partie par l’état mental d’un Lénine épuisé et extrêmement stressé alors. Il constate par ailleurs qu’elle ne fut suivie d’aucun effet et que Lénine ne chercha pas à la faire appliquer.
La conjonction de ces « impasses » et de ces « mises au point » laisse toutefois un arrière-goût d’insatisfaction. En partie seulement car le livre de Lih est court avec ses 279 pages et ses nombreuses illustrations par ailleurs souvent très intéressantes. De telle sorte qu’on est parfois plus proche de l’essai biographique que d’une vraie biographie exhaustive et qu’on peut se montrer ponctuellement frustré de ne pas en lire plus. Lars Lih a l’érudition et la profondeur de vue pour rédiger la grande biographie de Lénine qui manque assurément toujours à ce jour. Entretemps on goûtera ce stimulant livre qui amènera assurément à reconsidérer la figure de Lénine mais aussi de toute la Révolution russe.

Baptiste Eychart

Lars T. Lih, Lénine. Une biographie, traduit de l’anglais par Maurice Andreu et Nicolas Vieillescazes, Postface de Jean Batou, Les Prairies ordinaires, 279 pages, 22 €.



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