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Detroit : Une étude de la révolution urbaine

Publié le 14 janvier 2016 par Les Lettres Françaises

En cette fin des années 1960, l’Amérique est puissante. Les constructeurs automobiles tirent la croissance et font la loi. Des syndicats bien nourris transmettent les ordres. Mais ce qui paraît si solide est aussi destiné à être ébranlé. Les émeutes bourgeonnent aux quatre coins du pays.

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« Il y en avait eu à Detroit dès 1946 », rappelle Marvin Surkin, co-auteur avec Dan Georgakas d’un livre consacré à la Ligue des Travailleurs Noirs Révolutionnaires. Les Lettres Françaises ont rencontré le chercheur américain en sciences politiques alors qu’il était à Saint-Denis, en octobre dernier, pour parler de son livre, Detroit : pas d’accord pour crever, que les éditions Agone ont traduit en français. « Il y avait une atmosphère de soulèvement », explique-t-il. « Entre 1964 et 1967, il y eut des émeutes à Los Angeles, à Newark, à Philadelphie, à Cleveland ; et dans tout le pays après l’assassinat de Martin Luther King, Jr. (en avril 1968). » La phase « classique » de la lutte pour les droits civiques est alors terminée. « Dans tout le pays, on trouvait cette atmosphère de contestation des brutalités policières, du racisme, de l’oppression fondamentale, » poursuit le chercheur. « A l’époque, la ségrégation était encore en vigueur dans l’armée, dans le sport professionnel… Des choses se passaient également au niveau électoral. En 1970, un Africain-Américain, Kenneth Gibson, devient maire de Newark, dans le New Jersey, mais il ne peut toujours pas se rendre dans certains clubs de la ville à cause de la ségrégation ! Tout cela fait partie de la toile de fond. »

A Detroit, les troubles éclatent dès 1964. « Dans les media de l’époque, on n’y parle que d’émeutiers noirs. Les choses sont simples en apparence : la police est envoyée contre la partie la plus visiblement oppressée, qui commet les actes les plus violents. Mais ce soulèvement n’était pas le fait des plus démunis, des plus marginaux, d’un « lumpen » prolétariat », tempère Surkin. « Dans les rues de Detroit, on trouvait beaucoup de gens avec un emploi, une maison, une famille, des membres ordinaires de la classe moyenne, qui étaient Noirs par ailleurs. D’ailleurs, il n’y avait pas que des Noirs. Les médias n’avaient aucun intérêt à relayer ce fait. A partir du moment où on le prend en considération, où l’on essaie d’expliquer la présence dans les rues de Blancs, souvent des immigrés issus de la population ouvrière ou minière, alors ce ne sont plus des émeutes de race, et il faut une autre explication. Pour ma part, je pense que c’était un mouvement de classe, parce que ces gens-là, Noirs ou Blancs, travaillaient dans les mêmes usines, et leurs revendications convergeaint. »

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Le 8 juillet 1968, une grève sauvage éclate dans une usine Chrysler de Detroit, pour protester contre l’augmentation des cadences. Elle est lancée par les milliers d’ouvriers Afro-Américains traités comme des citoyens et des salariés de second ordre. Là aussi, des ouvriers blancs se joignent à eux. Aux élections syndicales qui suivent, le « Dodge Revolutionary Union Movement » défie le syndicat majoritaire en présentant une liste divergente. Son militantisme attire l’attention des autres usines d’une ville qui concentre à elle seule une grande partie de l’industrie automobile du pays. D’autres groupes similaires voient le jour. En juin 1969, ces groupes s’unissent pour former la Ligue des Travailleurs Noirs Révolutionnaires. « Detroit est une ville avec une longue histoire de contestation, de développement industriel, de discrimination raciale et de relégation sociale, et avec des institutions adaptées à ce contexte », avance l’auteur. « Chaque mouvement politique, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, y est représenté. Les syndicats ont diffusé les courants anarchiste, socialiste, communiste. Ce n’était pas insolite de rencontrer des gens qui avaient lu Marx ; on trouvait des librairies où l’on tenait des groupes de lecture des théoriciens d’extrême-gauche. Il y avait aussi une tradition de politiciens progressistes, officiellement acceptés. La Ligue des Travailleurs noirs révolutionnaires a éclos sur ce terreau. »

Pendant six ans, ses membres vont s’organiser pour lutter contre les licenciements arbitraires, contre les syndicats trop conciliants avec le patronat, pour de meilleures conditions de travail. Plus largement se met en place un mouvement contre la violence policière, contre le racisme de la société américaine, contre l’exploitation capitaliste, et pour la justice sociale. La Ligue cherche à s’étendre, à gagner d’autres villes. Parallèlement, elle crée des liens avec les étudiants et publie des journaux qu’elle distribue à la sortie des usines. Pour Surkin, « dans sa volonté de rassembler les ouvriers, à travers le pays et au-delà des couleurs de peau, la Ligue est l’héritière historique du programme unitaire de l’IWW » (Industrial Workers of the World), le grand syndicat radical internationaliste du début du XXème siècle.

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Cependant, dans son élan, la Ligue se divise en deux courants : ceux qui cherchent développer le mouvement dans les usines, et ceux qui veulent lui trouver des soutiens en dehors, dans le reste de la société. En 1971, la scission au sein de la Ligue est rendue publique. (Une partie de ses membres rejoint alors la Ligue Communiste, qui contribuera à former le « Communist Labor Party » en 1974.) « La raison pour laquelle la Ligue a disparu si vite, c’est le succès qu’elle a rencontré tout de suite. Ces gens avaient lu Marx, ils comprenaient que tout cela devait être un mouvement, un phénomène de classe. Mais les tensions entre l’élément « racial » et l’élément de « classe », ainsi que les divergences entre ceux qui souhaitaient se concentrer sur l’action syndicale, et ceux qui voulaient sortir des usines, tout cela les a déchirés. La vision d’une révolution urbaine était là, mais elle n’a pas vécu longtemps : elle contenait trop de choses à accomplir en trop peu de temps par trop peu de gens »

La Ligue des travailleurs n’a pas réussi non plus à intégrer le féminisme. « Les mouvements étudiants, celui de Martin Luther King, les Black Panthers, tous ont gardé les femmes dans des positions inférieures. La Ligue n’a pas fait exception : Edna Watson ou Sheila Murhpy, des activistes avec le talent nécessaire pour diriger, sont restées dans l’ombre. Mike Hamlin, l’un des fondateurs de la Ligue, me disait encore récemment que la question de l’égalité entre les hommes et les femmes restait l’un des plus grands échecs de leur mouvement. Tout en combattant l’oppression, ils ont reproduit un système oppressif dans leur propre sphère. »

Même si les transformations sociales attendues ne se sont pas réalisées, Surkin et Georgakas continuent d’affirmer leur optimisme dans les capacités révolutionnaires de la base et dans le destin d’une ville comme Detroit, ravagée par la crise économique de 2008, à incuber les embryons de mouvements sociaux à venir.

Cette histoire est particulièrement précieuse à l’heure où la société américaine est une nouvelle fois traversée par la double exigence d’égalité raciale (le mouvement « Black Lives Matter ») et de justice économique (la candidature « socialiste » de Bernie Sanders). Ceux qui cherchent à articuler aujourd’hui les questions de race et de classe trouveront de quoi nourrir leur réflexion dans ce récit. « Ce qui devrait déranger tous les Américains », écrivent ses deux auteurs dans un chapitre intitulé « Trente ans après », « c’est que l’analyse des fondateurs de la Ligue concernant l’avenir de l’industrie automobile, de ses syndicats, de la ville de Detroit, et des Africains-Américains, s’applique aujourd’hui de mieux en mieux à l’ensemble du pays. 

Sébastien Banse

Dan Georgakas et Marvin Surkin« Detroit : Pas d’accord pour crever. Une étude de la révolution urbaine (1967 – 1975). 368 pages, 24.00 €



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