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«Le serment des ancêtres» dans les collections nationales en Haïti

Publié le 15 janvier 2016 par Aicasc @aica_sc

«Le serment des ancêtres»
dans les collections nationales en Haïti
par Gérald Alexis

Les écrits sur le tableau de Guillaume Guillon Lethière (1760-1832) Le Serment des Ancêtres de 1822 disent tous l’importance de ce tableau en tant que symbole de la liberté. Le lire ainsi c’est confirmer l’immédiateté du message assuré par cette capacité que possède l’œuvre d’agir sur l’esprit de celui qui se trouve en sa présence. Cependant, il serait intéressant, pour mieux apprécier cette œuvre majeure, de connaître le récit qui entoure sa production et/ou le projet intellectuel de l’artiste. Pour cela, nous allons tenter de faire une lecture du tableau à travers la forme car c’est à travers cette forme donnée à l’œuvre que sont exposées les idées de l’artiste.

Guillaume Guillon Lethière. (1760-1832) Portrait par Julien Léopold Boilly (1822)

Guillaume Guillon Lethière. (1760-1832)
Portrait par Julien Léopold Boilly (1822)

Pour ceux qui ne le connaissent pas, situons brièvement l’artiste. Dans un article publié en 1865, Charles Blanc, critique d’art et ancien directeur des Beaux-Arts en France, nous apprend que «Guillaume Guillon Lethière est le fils naturel de Pierre Guillon, blanc de Saint Pierre de la Martinique, Procureur du Roi à la Guadeloupe et de Marie-Françoise, dite Pepeye, esclave noire affranchie de La Guadeloupe». Il est donc un mulâtre. Installé en France avec son père, il débute cette formation artistique qui fera de lui plus tard un peintre néo-classique français de talent. C’est en avril 1988 que le Guadeloupéen Gérard-Florent Laballe et Geneviève Capy ont fondé l’Association des amis de Lethière pour mieux faire connaître l’artiste et son œuvre.
L’art tirerait sa grandeur, dit-on, du fait qu’il rend présent
La liberté est une notion abstraite que nous expérimentons et connaissons par le biais du sentiment. C’est dire que nous sommes libres parce que nous avons le sentiment de l’être. Puisqu’abstraite, la liberté ne peut être représentée que par l’allégorie. Ainsi, devant Le Serment des Ancêtres nous sommes en présence d’une allégorie qui est particulière en ce sens qu’elle réunit un ensemble de notions à travers un petit nombre de figures; d’où sa complexité. Signalons par ailleurs que l’artiste, puisqu’il a choisi l’allégorie, a pris la liberté de représenter un moment qui n’est inscrit dans aucun livre d’histoire. En effet, jamais il a été rapporté que Pétion et Dessalines se soient retrouvés autour d’un Autel de la patrie pour faire ce serment créateur de la nation haïtienne. C’est donc une scène imaginée mais vraisemblable. A cela on pourrait appliquer cette citation de l’américain Joseph Campbell : «un mythe est ce qui n’a jamais été et qui pourtant est toujours». Quel est donc ce mythe que Lethière a voulu illustrer?
L’une des définitions données au mot mythe est la suivante : «Évocation légendaire relatant des faits ou mentionnant des personnages ayant une réalité historique, mais transformés par la légende.» Guillaume Guillon Lethière avait appris l’humiliation et la fin tragique réservée à Toussaint Louverture. Il avait vécu de près les avaries subies par son ami le Général Alexandre Dumas, à cause de ses origines. Lui-même, mulâtre, n’a pas non plus été à l’abri de remarques déplaisantes, de préjugés. Il lui fallait montrer dans une œuvre la grandeur de cette race à laquelle il appartient. Il a alors choisi de camper un mulâtre et un noir, deux de ces hommes vaillants qui ont lutté pour libérer un peuple de l’esclavage et en se faisant, rendre indépendant le pays d’Haïti. Pour montrer qu’il était effectivement de cette race, il a pour la première fois dans sa carrière, spécifié a côté de sa signature «né à la Guadeloupe».
En observant le tableau, on peut constater que le premier plan est fait de deux parties. Dans la partie supérieure de l’image se trouve un personnage à la barbe blanche descendant du ciel, entrouvrant les bras en direction de deux officiers. L’iconographie traditionnelle chrétienne permet, sans équivoque, d’identifier ce personnage barbu à Dieu. Par ailleurs, ce personnage est identifié par le mot Yahvé écrit en caractères hébraïques dans un triangle lumineux au-dessus de sa tête.

Guillaume Guillon Lethière Le Serment des Ancêtres (1822)

Guillaume Guillon Lethière Le Serment des Ancêtres (1822)

Dans la partie inférieure se trouvent deux hommes vêtus d’uniformes de grande tenue qui signalent leur rang et, un peu comme des hussards, leur courage exceptionnel. Ces uniformes les situent dans leur temps. Ils ne nous viennent pas d’une quelconque antiquité comme dans beaucoup d’allégories. Ils sont dans une position dynamique mais stable. Sous leurs pieds, des chaines brisées disent leur victoire sur l’esclavage.
Les deux hommes se situent de part et d’autre d’un Autel de la patrie ou Autel de la liberté, témoin de l’unité, un symbole de civisme hérité de la Révolution française. Dans l’image on peut lire sur cette stèle les devises de la jeune nation : «l’Union fait la force» et «Vivre libre ou mourir». Plus bas, se trouve une phrase qui définit ce qui est essentiel à une véritable liberté. Quoique partiellement cachée par les mains des protagonistes, il est possible de lire, avant les mots : loi et constitution, le mot religion. Ce petit détail qui s’ajoute à la présence divine donne une importance particulière à la religion dans cette narration. Dans son histoire de la restauration de ce tableau, Pierre Curie, conservateur en chef, responsable de la filière peinture du département restauration du Centre de recherche et de restauration des musées de France, remarque que cette mention de la religion renvoie au contexte de la Restauration dans lequel Lethière a peint ce tableau.
Cette combinaison du monde céleste et du monde terrestre n’est pas rare dans l’histoire de la peinture allégorique européenne. Ici, par un procédé remontant à la Renaissance, l’artiste a fait pénétrer les nuages de la partie supérieure dans la partie inférieure du tableau, procédé qui aboutit ainsi à une seule image. La présence de Yahvé est ainsi signifiée dans le même lieu et dans le même temps que celui des deux hauts gradés. Il est bon de préciser que cette association divinité/homme se base sur des références antiques et catholiques.

G.G. Lethière L’Union ou Allégorie de la Révolution française

G.G. Lethière L’Union ou Allégorie de la Révolution française

Cet avant-plan du tableau de Lethière, est incontestablement apparenté à un dessin qu’il a exécuté en 1793 : L’Union ou Allégorie de la Révolution française. L’idée est à peu près la même: une union celée par un geste fraternel, reflet d’une confiance mutuelle. L’iconographie est cependant très différente. Le format est lui aussi différent. Le Serment est de grande dimension. L’artiste pensait sans doute que le traitement du thème nécessitait une grande surface. Cela lui permettait de dramatiser.
Sans définir précisément ses sources, on peut considérer deux images qui, combinant histoire et foi religieuse, permettraient d’atteindre l’effet que recherchait Lethière. Il s’agit d’une image de la Sainte Famille avec Jean Baptiste (17ème siècle) par Bartolomé Estéban Murillo (1618-1682) dans les collections du Louvre et de cette gravure de Bernard montrant la Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen de 1795, préambule à la Constitution de l’an III qui fonde le Directoire, conservée à la Bibliothèque nationale de France.

Detail de la Sainte Famille avec Jean Baptiste de Murillo (le Louvre)

Detail de la Sainte Famille avec Jean Baptiste de Murillo (le Louvre)

Gravure de Bernard montrant la Déclaration des droits et des devoirs de l'homme et du citoyen de 1795, préambule à la Constitution de l'an III qui fonde le Directoire (BNF)

Gravure de Bernard montrant la Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen de 1795, préambule à la Constitution de l’an III qui fonde le Directoire (BNF)

Les mains semblent jouer un grand rôle dans le Serment des Ancêtres de Lethière. Elles créent un lien entre les deux personnages et lient ces personnages et l’Autel de la patrie. En se faisant, elles affirment, sous le regard de Dieu, loyauté et fidélité l’un vis-à-vis de l’autre ainsi qu’aux devises inscrites sur la stèle. Poussant plus loin cette réflexion, on pourrait penser que ce n’est pas un hasard si les mains de Yahvé sont placées au-dessus de la tête de chacun des personnages. Ce geste, en effet peut se lire comme une influence spirituelle et, les mains étant ouvertes, leur position peut être vue comme un de signe de confiance. Ce geste pourrait surtout signifier que l’avenir de cette nation issue d’une révolution est entre les mains de Dieu car, «C’est par sa main qu’Il a réalisé son Œuvre». Dieu étant considéré par certains comme le Grand Architecte de l’Univers, tous nos jours, nos biens sont entre Ses mains.

Croquis montrant la composition du tableau : Le Serment des Ancêtres

Croquis montrant la composition du tableau : Le Serment des Ancêtres

De telles considérations liées à la main de Dieu pourraient bien se trouver dans l’esprit d’un franc-maçon. La question qui se pose alors est celle-ci : Guillaume Guillon Lethière était-il franc-maçon? La réponse serait probablement oui car la relation des personnages entre eux et avec Dieu est établie selon un motif qui ressemble fort à l’équerre et au compas de la Franc-maçonnerie. Pierre Curie, se référant à des sources fiables signale qu’en effet, Lethière a participé activement à la fondation de la loge du Grand Sphynx, affiliée à la Grande Loge générale écossaise dépendant du Grand Orient.
Si nous allons maintenant de l’avant du tableau vers l’arrière, on peut voir qu’il y a plusieurs plans. En bas du tableau, sur un deuxième plan, on peut voir un groupe d’individus, hommes et femmes. Dans ce groupe, il y a des noirs et des mulâtres et plusieurs d’entre eux tendent la main vers les protagonistes de la scène du premier plan. Dans la religion chrétienne, c’est une geste qui signifie l’imploration de la grâce d’en haut et l’ouverture de l’âme aux bienfaits divins. Dépassant le côté religieux, il peut être interprété comme un appel à la justice et, dans le cas qui est considéré ici, à cette émancipation de l’esclavage qui ne serait que justice.
S’il est vrai que ce tableau parle de liberté, les plans lointains montrent, par la charge de cavaliers à droite, par la fumée qui monte de quelques points du paysage, que la liberté n’est pas encore acquise et donc que la lutte n’est pas terminée. Ces plans successifs qu’a créé Lethière serait en quelque sorte des sous récits qui viennent amplifier le récit central. Ainsi, l’artiste a pu dire dans un seul tableau un ensemble de faits que l’historien ne pourrait donner qu’en plusieurs pages.
Dans les discours sur ce tableau, il est pris pour acquis que les deux personnages sont Alexandre Pétion, le mulâtre à gauche, et Jean-Jacques Dessalines, le noir à droite. On peut cependant se demander si Lethière avait, au départ, l’intention de donner à ces personnages une identité propre? Probablement pas, car il est évident que la ressemblance n’a pas été recherchée. N’avait-il pas alors voulu faire de ces hommes des figures allégoriques comme il l’a fait dans son dessin L’Union ou Allégorie de la Révolution française? Par ailleurs, lorsqu’il a peint ce tableau en 1822, Lethière qui s’intéressait à Haïti, ne savait-il pas que Dessalines, l’Empereur, avait été assassiné et que beaucoup croyaient que Pétion était complice de ce crime? Ne savait-il pas que suite à cet assassinat, Dessalines était tombé en disgrâce et qu’ainsi, aucune image de lui n’était proposée? La réalité est que contrairement aux portraits d’art où la ressemblance est importante, il s’agirait ici de portraits iconiques qui tiennent essentiellement compte des apparences physiques des personnages. L’artiste aurait alors voulu laisser à ceux qui regardent le tableau le soin d’identifier les personnages, de leur donner un nom à partir leur imaginaire collectif.
On notera à ce propos qu’en 1900, dans des chroniques que publient des journaux haïtiens : Le Soir, Haïti littéraire et Le Nouvelliste, on donnait au tableau les titres : Union ou encore Union du Jaune et du Noir. Aujourd’hui, c’est par Le serment des Ancêtres qu’il est désigné. Nous avons ici le parfait exemple de la diversité des facteurs qui sont liés à un titre. En effet, il n’est pas rare qu’une œuvre ait plusieurs titres découlant de la possibilité d’en faire des lectures différentes. Ce tableau de Lethière est donc une image-texte.
La référence à l’Histoire avec un grand H est évidemment très présente ici et c’est à cause de cela que l’on peut en apprécier la dimension dramatique mais aussi le romantisme qui tient en réalité au fait que c’est un moment imaginé comme je l’ai dit au début. Ce type de rapport particulier entre le récit et l’Histoire est une des grandes qualités de cette œuvre.
Un portrait représente généralement quelqu’un qui n’est plus et ce qu’il était durant son existence. Ici, comme cela a été dit, nous sommes en présence de portraits allégoriques qui, parce que situés dans une structure narrative, ont une toute autre importance. Il ne s’agit pas de leur représentation réaliste mais plutôt du fait que la narration est rendue accessible en temps réel, avec la possibilité pour le spectateur de voir les personnages et d’interpréter leurs mouvements corporels vecteurs d’émotion. C’est comme au théâtre où la présence des personnages prend une réalité grâce au jeu des acteurs. Ainsi, comme une pièce de théâtre, le tableau recrée le passé au présent et permet aux spectateurs de ressentir les émotions des personnages représentés en réalisant leurs émotions intérieures.
C’est dans des cas comme celui-ci où agit une présence extérieure illusoire que s’affirment la puissance et la grandeur de l’art.


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