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Paolo d'Iorio, Le voyage de Nietzsche à Sorrente. Genèse de la philosophie de l'esprit libre, Paris, CNRS éditions, 2012, 2015 pour Biblis en édition de poche, 244 p. Bibliogr.
En 1876, Nietzsche, malade, est invité par son amie Malwida von Meysenburg à passer quelque temps avec des amis dans le Sud de l'Italie. C'est ce séjour qui est conté par Paolo d'Iorio. L'auteur tisse habilement éléments biographiques, anecdotes du voyage et mûrissement des idées de Nietzsche. Passeport d'apatride, train de nuit, Gêne, Pise et ses chameaux, Capri, Naples... La philosophie s'épanouit au Sud, proclame Nietzsche : théorie des climats appliquée à la pensée ?
L'auteur saisit la philosophie en train de se tisser tout en montrant un Nietzsche vivant, sympathique. Excursions, lectures, discussions, musique, au-delà des distractions cultivées, le voyage à Sorrente constitue un tournant dans la vie de Nietzsche.
A Sorrente, Nietzsche se dé-wagnerise. Il n'a pas apprécié le premier festival de Bayreuth. Il remet en question son ouvrage sur La naissance de la tragédie dédié à Wagner, il doute même de sa vocation de professeur de philologie, prêt à abandonner le chaire prestigieuse qu'il occupe à Bâle. Il se rapproche d'une philosophie matérialiste (Démocrite) sous l'influence positiviste de son ami Paul Ree. Wagner et Cosima, qui ont pris pension dans le voisinage, détestent cette évolution ; leur antisémitisme s'épanouit à cette occasion. De leur côté, Nietzsche et ses amis imaginent les plans d'une école des éducateurs (en 1872, Nietzsche avait donné à Bâle, quelques années auparavant, une série de conférences sur l'avenir des établissements de formation - "Bildungsanstalten").
Ce livre constitue une rupture dans la manière de lire et comprendre Nietzsche. Il représente un tournant en matière d'analyse et d'histoire de la philosophie. Un éclairage bien construit.
La qualité et la valeur démonstrative du mode d'exposition surprennent heureusement. L'ouvrage commence comme un modeste guide touristique où sont inclues des photographies des lieux évoqués, des portraits des personnages. Puis viennent des reproductions de documents de toutes sortes, mobilisés à l'appui des raisonnements : correspondance, dédicaces, carnets, annotations de livres, manuscrits, épreuves corrigées. Les lecteurs peuvent voir se mettre en place "la philosophie de l'esprit libre", sa "genèse". L'auteur a soin d'apporter la preuve de la réalité et de la validité des arguments qu'il avance. Beau travail que cette analyse philosophique argumentée et illustrée - mise en lumière - à l'aide de documents. On échappe aux élucubrations, aux divagations fumeuses qui encombrent la lecture de Nietzsche, au profit d'une démonstration, preuves à l'appui. Erudition calculée, démystifiante. L'auteur corrige au passage quelques lourdes erreurs de traduction. Finalement, on y voit plus clair. La philosophie comme "science rigoureuse" commence par les textes dans leur matérialité. Nietzsche a tout à gagner à cette approche "selon l'ordre des raisons" (selon l'expresson de Martial Guéroult, lecteur de Descartes).
Et l'on se prend à rêver de ce qu'une édition d'un tel ouvrage pourrait donner, si elle exploitait tous les ressorts du numérique (ebook). Paolo d'Iorio dirige l'Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM) : il ne peut pas ne pas en avoir rêvé. Cet ouvrage est l'ultime étape, pour l'histoire de la philosophie, du livre de papier.