Par Michelle Bienvenue
Du haut de mes huit ans, en soufflant mes bougies d’anniversaire, je faisais le souhait de devenir mince; je voulais me sentir belle. Ce fût mon vœu pour les dix prochaines années.
Grande, costaude et mal dans ma peau, c’était infaillible, j’avais à peine entamé le primaire et j’avais déjà automatiquement été projetée dans le répertoire des enfants à humilier dans la cour d’école. Puis le secondaire, n’en parlons pas!
Je me souviens de tous ces moments passés dans la salle de bain à pleurer toutes les larmes de mon corps, ce corps qui était le mien et que je détestais, en observant avec dégoût ces cuisses que je trouvais trop grosses, ce ventre trop mou enrobé de poignées d’amour et ces vergetures qui s’étaient amusées à se frayer un chemin sur ma peau.
J’avais un souhait, un seul. Ce souhait, c’était celui que je faisais en fermant les yeux le soir, en me réveillant le matin, en soufflant les bougies de mon gâteau d’anniversaire et puis un jour, en me privant de manger ce morceau de gâteau. C’est alors que la restriction a commencée, puis simultanément c’est ainsi que mon trouble alimentaire a débuté.
Du haut de mes seize ans, j’étais passée par toutes sortes de régimes, j’étais obsédée par le temps que je passais au gym ou à dépenser de l’énergie, et surtout, je n’étais jamais aussi mince que telle ou telle fille. Puis, le secondaire 5 arriva, cette période stressante supposée déterminer notre avenir (ce qui n’est a-u-c-u-n-e-m-e-n-t le cas en passant). Pour la fille que j’étais, avec l’estime de soi refoulée et aucun talent particulier, c’était terrifiant. «Mon métier de rêve? Aucune idée». J’étais perdue, totalement. Puis, ce sentiment de néant et la dégradation de la maîtrise que j’avais sur ma vie a ouvert le poste de PDG de ma propre existence à bras ouverts à ce fameux trouble alimentaire qui pointait du nez depuis quelques années. Et, pour être honnête, ça me soulageait.
À partir de ce moment, ma vie a dégringolée. J’avais un besoin profond de tout calculer, tout contrôler ce qui allait me servir de carburant pour la journée, c’était le chemin du bonheur qu’il disait. Mais il ne m’avait pas prévenue que ce bonheur n’était qu’éphémère, qu’il allait non seulement me priver de tous ces plaisirs gustatifs, mais aussi me dépouiller de la compagnie des gens que j’aime. Jamais je n’aurais imaginé qu’il réussirait à m’isoler à ce point et me faire crouler sous la culpabilité. Parce que oui, chaque fois que je mangeais, je me sentais coupable, impuissante et dégoutée. Bonheur qu’il disait? Je dirais plutôt control freak manipulateur.
Le moment où il est arrivé pour de bon dans ma vie, mon existence s’est mise sur pause. Je voyais défiler le temps et la vie qui m’entourait, mais je n’existais pas réellement. Je m’étais éteinte, enclavée. Même si des vies bourdonnaient autour de moi, la mienne on lui avait coupé les ailes. Mon trouble alimentaire s’est spécifié en anorexie sévère. En l’espace de quelques mois, mon poids avait dégringolé de 140 lb à 85 lb. C’était le cas de le dire, j’avais la peau sur les os.
Mon anorexie m’a rendue profondément égoïste et inconsciente de la vie qui se déroulait sous mes yeux. J’étais égoïste face à toutes ces personnes que j’aimais tant, mais aussi face à moi-même, cette adolescente qui s’était interdit de vivre au détriment de sa propre santé, de sa propre personne. Je n’étais plus Moi, j’étais l’anorexique. Cette personne égocentrique rejetant l’aide de tous, cette personne qui ne fait confiance qu’à son maître, qui doute toujours, se méfie et ment constamment. L’anorexique que j’étais devenue faisait semblant, était hypocrite, rageait intérieurement à chaque invitation au restaurant et évitait les gens pour ne pas avoir à manger avec eux.
Et bien sûr, il y avait cette santé qui chutait en exponentielle au fil de mes privations de plus en plus excessives. Il ne m’avait pas mise au courant que mon corps allait s’éteindre à petit feu, que mes os allaient se fragilisés, mes cheveux s’envoler et que les migraines allaient s’emparées de mon cerveau. Il ne m’avait pas dit que tous ces étourdissements allaient m’empêcher de fonctionner, que mon corps allait devenir le pôle nord (moi déjà frileuse de nature). Il ne m’avait pas dit non plus que je cesserais de me rappeler que j’étais une femme, une fois par mois. Le plus triste, c’est qu’il ne m’avait pas prévenu qu’au bout du chemin qu’il avait dessiné pour moi, loin d’être le bonheur qui m’y attendait, c’était la mort. Il m’a noyé à force de se regarder dans le miroir. Moi qui pensais marcher vers la perfection, je marchais en ligne droite vers ma propre tombe.
Eh bien vous savez quoi? Un jour j’ai choisi la vie plutôt que la mort et j’ai renvoyé ce PDG de merde parce que j’ai réalisé que personne d’autre ne pouvait le faire à part moi. Cette décision s’est transformée en réel périple pour retrouver ma vie, retrouver l’adolescente que j’avais délaissée sur le bord de la route. Tristement, je me suis tout à coup sentie honteuse. J’étais maintenant consciente de ces regards se fixant sur moi à mon passage. Ces regards remplis de dégoût et de pitié. J’essayais de me cacher derrière ces amples morceaux de tissus, mais ce n’était pas assez. Je ne pouvais quand même pas mettre mon habit de ski en plein été!
Le matin de ma première journée d’école au Cégep, je me suis regardée dans le miroir et j’ai pleuré. J’étais maigre et pour la première fois depuis le début de cette maladie, j’avais la chienne. C’est à ce moment que je me suis dit «C’est assez, tu vas manger». Hélas, réapprendre à manger normalement et sans restrictions pour une personne qui a été victime d’un trouble alimentaire, ce n’est pas difficile, le mot est trop faible, je dirais plutôt que c’est comparable à tenter de monter le Kilimandjaro de reculons, sans eau, avec une seule jambe (j’exagère même pas).
La guérison n’est jamais totale. À 19 ans, je suis encore très sensible et fragilisée par mon trouble. En apparence j’ai l’air sain, mais en réalité j’ai encore le cœur brouillé dans ces pensées noires. Vous savez, lorsque je pesais à peine 85 lb, je ne me suis jamais sentie plus lourde de culpabilité, de détresse et de dégoût. J’avais un poids plume, mais un cœur lourd. L’anorexie laisse des cicatrices profondes et douloureuses. Mais vous savez quoi? J’ai espoir en cette jeune femme imparfaite, mais pleine de capacités et forte, que je suis.
Tout au long de ce périple qu’est l’anorexie, le sentiment le plus récurrent que je ressentais était la solitude. Je me sentais seule face à cette maladie et je me sentais la seule prise avec ce foutu trouble alimentaire. Mais, c’est complètement faux. Des milliers d’individus sont touchés par cette maladie. Et surtout, un trouble alimentaire n’est pas synonyme de maigreur extrême. Une personne peut souffrir tout autant sinon plus d’un trouble alimentaire et paraitre tout à fait en santé. Alors où que vous soyez, sachez que vous n’êtes pas seule à être piégée dans cet «attrape-bonheur» et qu’il y a une issue de secours, je vous le promets. Gardez espoir, car l’espoir fait vivre.