Magazine Humeur

Ce que le contemporain fait à la culture (suite et fin)

Publié le 04 février 2016 par Ep2c @jeanclp

Rappel de la note précédente

De quoi sommes-nous contemporains ?

Je vous propose d'ouvrir ces réflexions du pont de vue du lecteur ordinaire.  Le lecteur ordinaire est d'ailleurs un personnage du monde contemporain, dont on peut dater l'émergence grâce à un certain nombre de travaux importants sur l'histoire de la lecture.

(...)

Pierre Dumayet :

« À quelle époque commence pour vous le film dans lequel nous vivons aujourd'hui ? Quand est-ce que ça commence, le contemporain ? Même si on ne sait pas décrire toutes ses caractéristiques, toutes ses richesses, toutes ses diversités, on peut essayer de fixer des repères. ».

(…)

Marx et Engels :

« La bourgeoisie a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse dans les eaux glacées du calcul égoïste. » 

(...)

Stendhal dans Le Rouge et le noir :

« Au séminaire, il est une manière de manger son œuf à la coque qui traduit des progrès faits dans la vie dévote ».

(…)

- La suite-

Donc à quelle époque commence le contemporain, comment peut-on essayer de le déterminer ? Vous voyez bien que Pierre Dumayet nous conduit à admettre ou bien que Jeanne d'Arc est notre contemporaine, ou bien que nous pouvons avoir une certaine lecture de Jeanne d'Arc qui se situe dans un espace chronologique. La chronologie du lecteur ordinaire est une chronologie floue, ce qui complexifie la notion de contemporain. Je voudrais d'ailleurs objecter à Pierre Dumayet que ces scansions du contemporain peuvent être discutées.

Il y a par exemple une phrase d'un roman, beaucoup plus récent que Jeanne d'Arc, que je situe avant le commencement du film auquel dont nous serions contemporains. Il s'agit de Du sang, de la volupté, de la mort de Maurice Barrès, dans lequel le narrateur écrit à propos de sa bien aimée :

"Je pouvais dire le soir au lit, d'après ses ardeurs, si elle avait communié le matin."

Je suis là projeté dans un monde passé dont j'ignore tout, que je ne connais pas, aussi lointain que ces frissons sacrés de l'extase religieuse qui ont été depuis longtemps noyés par la bourgeoisie ! Pourtant le texte est chronologiquement beaucoup plus proche de nous que le procès de Jeanne d'Arc...

Apprendre à interroger les rapports entre la fiction, la théorie et le contemporain, amène à une posture qui n'est ni celle des critiques, ni celle des avant-gardes esthétiques ou philosophiques, qui peut introduire la confusion des genres et brouiller les repères chronologiques. Dumayet note quelque part, et cela ressemble un peu à ce que disait Jean-Paul Sartre dans Les Mots, qu'il peut passer dans ses lectures d'Hamlet au Sapeur Camembert, du moment qu'il ne l'écrit pas. Ce qui est intéressant, c'est qu'il ne peut pas ignorer que Sartre l'a écrit et qu'il a fait son autoportrait, non pas de lecteur ordinaire, mais de philosophe, en racontant son accès à la lecture et ses allers et retours entre Heidegger et la Série noire.

Je ne voudrais pas oublier les préoccupations des associations comme le CRL et les implications pratiques de ce discours théorique. On invite des auteurs vivants à rencontrer les lecteurs, jeunes ou non. L'auteur a un corps, il existe, il est notre contemporain. Dumayet qui a longtemps pratiqué l'exercice d'interroger les écrivains, écrit ceci :

« Peu à peu s'installe l'envie d'interroger les textes, plutôt que les auteurs. Cette envie est assez normale puisque tous les écrivains que j'ai relus, ces dix dernières années, sont morts. Bien sûr, je lis souvent des livres écrits par des vivants. Nous avons des amis qui écrivent, d'autres qui peignent ou sculptent. Nous aimons les lire ou aller voir leurs œuvres. Cela fait partie de la vie. Mais la tentation de relire Flaubert, Proust ou Kafka fait aussi partie de la vie. D'autant qu'il peut être possible d'interroger une phrase écrite par l'un de ces trois-là, alors qu'il peut être impossible de questionner une phrase écrite par un contemporain. Et pourquoi donc ? Tout simplement parce que nous ne savons rien de l'écriture cachée de nos contemporains.  Nous ne connaissons pas — et c'est une bonne chose — leur correspondance. Nous ne savons pas (toujours) ce qu'ils pensent de ceci ou de cela. Et c'est très bien. Tandis que "les écrits" de Flaubert, Proust ou Kafka sont presque tous édités. Je sais bien que l'expression "les écrits" est fautive, mais elle a une vertu : elle met dans le même sac l'encre et le crayon, le roman et le billet. Quand on interroge un texte, ce n'est jamais lui qui répond. S'il y a une réponse, c'est un autre texte qui la donne. (...) Interroger un texte, c'est finalement, pour moi, formuler une question que je n'aurais pas pu poser à l'auteur, si j'avais été son contemporain. »

Au-delà de la posture un peu anarchique et libertaire du lecteur ordinaire, celui que Michel de Certeau décrivait comme un braconnier, celui qu'Alain désignait comme un animal mal apprivoisé, (je suis du reste très frappé, au-delà des différences fondamentales des systèmes de référence des deux auteurs, de la proximité des images utilisées !), nous constatons donc cette capacité du lecteur ordinaire à transgresser l'ordre chronologique, à faire résonner les textes ensemble. Cela nous conduit à une réflexion plus profonde sur la place de la formation à la lecture dans notre culture. Je pense que c'est une très bonne chose de faire en sorte que les collégiens et les lycéens rencontrent les écrivains en chair et en os. Mais il ne faudrait pas oublier ce que c'est que d'interroger un texte, ce que c'est que de lire et relire un même texte, — de le lire le jeudi parce qu'on l'avait lu un mardi, le mauvais jour ! — ou d'interroger le texte de fiction à partir de la correspondance.

Voilà donc ce que je pouvais dire sur la question du contemporain, il doit sûrement y avoir un moyen de déterminer un tant soit peu un certain nombre de points communs qui définiraient la contemporanéité de la philosophie et du roman contemporains. Il y a peut-être encore des avant-gardes qui seraient en mesure de montrer à partir de la décrépitude du monde qui s'écroule, lesquelles sont portées d'avenir, mais j'ai choisi un angle modeste, car je reste persuadé que cette posture est intenable. Dévoilons les cartes, il n'y a plus de critique littéraire, plus d'avant-garde, et s’il y a quelque chose de radicalement nouveau dans le contemporain, c'est précisément cet écroulement, cet effacement d'un certain nombre de repères qui ont fonctionné dans la République des lettres. Quand j'ai évoqué tout à l'heure le critique littéraire, c'était dans le but de faire référence à un texte très important à mon sens, de Marcel Gauchet publié en deux livraisons dans la revue Le Débat, qui s'intitule Essai de psychologie contemporaine, dans lequel il essaye de décrire ce qu'il appelle l'individu ultra contemporain, c'est-à-dire cette évolution entre l'individu démocratique et l'individu ultra contemporain. Sa thèse est que cette évolution modifie la façon dont nous avons pu penser l'inconscient psychique depuis Freud. Aujourd'hui le rapport de l'individu à son inconscient, le type de maladie psychique ou de trouble qu'il peut vivre est profondément modifié par la reconfiguration totale des rapports entre l'individu et le social.

« Dans une culture de tradition, le lien de société n'est pas posé comme ce qui découle de l'action des individus, il est posé au contraire, comme un modèle qui les précède radicalement. Nous sommes des héritiers, nous arrivons dans un monde tout constitué, qui comporte non seulement d'insurpassables canons du point de vue de la pensée et de l'art, mais qui s'ordonne autour de formes préréglées de coexistence avec les autres. »

Or toute l'évolution des sociétés individualistes aboutit à effacer, à découpler chaque jour un peu plus, cette relation entre l'inscription du social en nous et nous comme individus.

 « Ce qui est en cause, écrit Marcel Gauchet, c'est l'inscription psychique de la précédence du social ; l'inscription psychique de l'être en société qui permet à chacun de raisonner du point de vue de l'ensemble. »

Dans la société traditionnelle il y a des formes d'éducation, qui sont des formes de socialisation qui au cours de la petite enfance, dans la sphère familiale ou dans l'institution scolaire, inscrivent psychiquement le social dans l'individu. Il faut relire Durkheim, c'est écrit en toutes lettres. D'après Marcel Gauchet, les familles ne socialisent plus, le système éducatif, par conséquent, devient ingérable, car les pré-requis du fonctionnement de l'institution éducative réclament que les familles aient socialisé auparavant, et l’on arrive à ce nouveau type d'individus.

Il donne un exemple, celui de la critique de livre, qui dit-il par deux fois, n'est pas un exemple anecdotique. Ce n'est pas non plus anecdotique que je reprenne aujourd'hui cet exemple, car c'est dans la République des Lettres que s'est forgé le modèle de l'espace public :

« Critiquer un livre ne se résume pas à donner un avis personnel et particulier poursuit Marcel Gauchet. Critiquer un livre, c'est rendre lisible la place de ce livre au sein d'un ensemble ou d'un mouvement, c'est reconstituer ce en regard de quoi ce livre compte ou ne compte pas, c'est se situer du point de vue d'un lecteur idéal. »

C'est grâce à ce travail d'objectivation que peut s'instituer la chose publique comme un espace cognitif commun aux individus dans une même société. Et Marcel Gauchet ajoute que cette critique est en train de disparaître. On revient au point de vue particulier qui ne vise plus à une généralité, ou plus exactement, il dit ceci :

« Le combat entre l'esprit d'impartialité et l'esprit partisan a toujours existé. Mais il y avait combat. Opposition entre un idéal et les manquements à cet idéal. C'est cette opposition même qui se brouille aujourd'hui au profit non pas de la partialité, mais d'une particularité qui s'ignore, particularité de l'auteur qui ne fait que répondre aux particularismes du lecteur renfermé dans le cercle de ses intérêts. »

Cet exemple de la critique littéraire est donc pris par Marcel Gauchet pour signifier ce qu'il entend par le terme contemporain, par la place de l'individu contemporain dans la configuration sociale contemporaine. On peut faire un parallèle avec la corruption des hommes politiques :

« c'est le même mécanisme. Quand on cesse de voir les choses d'un point de vue public, on ne fait plus la distinction entre les intérêts privés et les intérêts publics, et l'on pense naïvement et en toute bonne conscience, qu'agir pour ses propres intérêts est la même chose qu'agir pour l'intérêt général ».

J'en aurai donc terminé, si j'ajoute que cette même démonstration de Marcel Gauchet qui diagnostique la ruine de la critique littéraire, diagnostique également celle des avant-gardes esthétiques ; dans la même logique... Parce que la date d'apparition de l'inconscient est la même que l'apparition, la structuration des religions sécularisées. La bourgeoisie a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse dans les eaux glacées du calcul égoïste, mais Lénine, Staline et les autres vont fabriquer une religion séculière, la croyance dans les lendemains qui chantent, un monde meilleur, la victoire du prolétariat, etc. Et c'est au même moment que se redéfinissent l'esthétique et les pouvoirs de l'art, ainsi que la capacité de l'art à nous proposer, parallèlement aux utopies politiques, une autre vision des choses, le dévoilement du monde.

Il y a une configuration relativement stable, je parle toujours selon Marcel Gauchet : l'apparition de la notion d'inconscience (c'est Freud), la possibilité d'une foi sécularisée (c'est Marx), la nouvelle définition d'un art autonome de tout canon, de toute fonction, l'art pour l'art. Une opération émancipatrice, prométhéenne, qui va nous dévoiler, un peu à la manière des utopies politiques, la vérité de notre vie, le sens du monde, etc. Selon Marcel Gauchet, cette configuration stable s'écroule avec un symptôme majeur selon lui, qui est l'effondrement des religions séculières, la fin des utopies, la fin des grands récits et en même temps, la dissolution des avant-gardes esthétiques. L'avenir ne peut plus faire l'objet d'une foi, il a un statut d'inconnu :

 « dissolvant pour la croyance écrit Marcel Gauchet, il décourage l'utopie en la frappant de vacuité et la route du salut terrestre est coupée ».

De la même manière, la religiosité séculaire de l'art, la foi dans les pouvoirs transcendants de la connaissance ou de la création artistique est en train de s'épuiser, de se dissoudre...

Il faudrait, bien entendu, ajouter à ce panorama, le phénomène du marché, cela va de soi.

Je vais terminer par des notations d'un lecteur ordinaire. Qu'a-t-on pu observer ces dernières années ? Entre le rayon philosophie et le rayon littérature, nous avons assisté à l'expansion d'un rayon situé entre les deux : ni philosophie, ni religion, ni littérature, ni fiction, ni recherche de la vérité ; c'est Paolo Coelho, c'est la spiritualité, le new âge, c'est le fantastique marché d'une littérature à fonction thérapeutique destinée à nous faire du bien et faire semblant de croire...

Je vous remercie de votre attention.

Jean-Claude Pompougnac

Télécharger le texte intégral.

Ce que le contemporain fait à la culture (suite et fin)

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