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Devenir Walt Whitman

Publié le 14 février 2016 par Les Lettres Françaises

34931Les Écrits de jeunesse de Walt Whitman paraissent pour la première fois en français aux éditions Acte Sud. De quoi s’agit-il ? Six nouvelles, écrites entre 1841 – Whitman n’a alors que 22 ans – et 1845, c’est-à-dire dix ans avant la première publication de Feuilles d’herbe (1855), qui ira s’agrandissant, comme l’herbier gigantesque de sa vie. D’où nous viennent ces nouvelles ? Whitman, devenu le grand poète fondateur de l’Amérique naissante, broda ce qu’il faut bien appeler une mythologie autour de ses origines littéraires. Il voulait que Feuilles d’herbe fût la manifestation miraculeuse, primordiale, de l’Amérique, qu’elles sortissent de sa bouche comme un feu immédité, une épiphanie. C’est ainsi qu’il voulut enfouir tout ce qui précédait Feuilles d’herbe, effacer les traces du littérateur débutant, tâtonnant, n’ayant sans doute aucune idée du chantre qu’il deviendrait.

Mais avec le succès vint la célébrité et le culte qui entoure une idole. Whitman apprit que certains avaient épluchés les vieilles gazettes et s’apprêtaient à publier sans son consentement ses écrits de jeunesse. Il préféra leur couper l’herbe sous le pied, et publia lui-même cinq nouvelles, celles qui lui semblaient les meilleures des vingt-quatre textes qu’il jugeait lui-même « grossiers et infantiles ». Les nouvelles que nous avons sous les yeux sont celles que Whitman a choisies, plus une sixième, « Fleurs de tombe », et sont, à en croire l’excellente postface de Pauline Choay-Lescar, effectivement les plus intéressantes.
Disons-le tout de suite, ces nouvelles n’ont rien d’exceptionnel. Whitman n’a pas encore trouvé sa grande voix lyrique. Le style, très XIXe , est plaisant à lire, parfois un brin explicatif. Mais Whitman sait parfois trouver de ces brusques dénivellations de style qui marquent déjà son mépris pour les cloisonnements idiots des champs lexicaux et niveau de langage. À l’image de l’incipit de la première nouvelle – qui est vraiment ce qu’on peut appeler une entrée en matière ! : « Ding, ding ! Le maître d’une école rurale venait d’agiter la petite cloche posée sur son bureau, interrompant la classe au milieu de la matinée et informant ainsi les élèves qu’il souhaitait le silence ». Ces moments demeurent toutefois assez rares.
On lit assez bien au fil des pages quelles sont les influences et les obsessions du jeune Whitman. Celui qui se dira plus tard « le fils de Manhattan » écrit sur les villages, les mœurs paysannes. La philosophie Quaker, qu’il pervertira mais l’influencera jusqu’au bout, lui dictent ses descriptions naturelles comme les conclusions édifiantes qui ternissent un peu ses nouvelles et qu’il emprunte aux petits récits moralisateurs, très en vogue à l’époque.
La postface lumineuse de Pauline Choay-Lescar permet de débroussailler ces nouvelles et de comprendre que, plus complexes qu’il n’y paraît, elles ne sont pas sans préfigurer, même faiblement, les thèmes de Feuilles d’herbe. L’analyse qu’elle fait de la scène de voyeurisme dans « L’enfant et le libertin » met au jour la pulsion scopique qui régnera plus tard dans les poèmes. Beaucoup fait sens : l’amitié avec la mort, le concept d’adhésivité qui s’ébauche pour désigner l’amour entre camerados, l’eau comme symbole du féminin, et de la mère qu’on aime…

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Whitman n’est encore Walt Whitman, certes. Mais il est en gestation. Il est notable que la seule figuration de soi qu’on trouve dans ces pages se trouve dans la dernière nouvelle. Whitman s’y présente en vieillard, racontant son histoire au coin du feu à des jeunes gens. Le jeune homme qu’il est alors, qui débute avec énergie dans la vie, a besoin de cette figure du vieillard : comme si, prenant peu à peu possession de lui-même, la vieillesse devenait la seule forme adéquate pour abriter Walt Whitman, récipient de tous les souvenirs de la terre. C’est ainsi que jeunesse et vieillesse se reflètent : à nous qui lisons ces lignes, après tant d’années mortes, le vieux Whitman nous semble un personnage du jeune.

Victor Blanc
Walt Whitman, Écrits de jeunesse

Acte Sud, 155 pages, 16€.



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