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La division écrite

Publié le 14 février 2016 par Réverbères
La division écriteQuand j’étais instituteur, j’aimais – je l’avoue – beaucoup les leçons où je déversais mon savoir pour permettre de découvrir de nouvelles techniques permettant aux enfants de s’approprier le monde. Ce n’était pas tant le fait de montrer tout ce que je connaissais qui m’intéressait, mais surtout celui de participer à cette construction de leur connaissance en vue de leur donner l’accès à ces outils qui en feraient, à leur tour, les maîtres du monde !
C’est ainsi que lors de ma première année d’enseignement, j’eus le grand bonheur de m’attaquer à la découverte de la division écrite (euclidienne), avec mes élèves de 4e année (CM1). Ça faisait partie du programme et je ne me posais pas trop de questions. Je n’avais personnellement jamais eu de difficultés avec cette procédure de calcul. Je m’étais donc lancé avec délectation dans l’explication de ces « araignées » qui descendaient du plafond pour permettre de continuer la division. Jusqu’au moment où Béatrice leva sagement le doigt. Elle était ce genre d’élèves dont tous les instits rêvent : intéressée, minutieuse, souriante, polie, intelligente… Elle l’était vraiment et n’aimait donc pas ne pas comprendre ! C’est bien pour cela qu’elle levait le doigt. Elle me dit : « D’accord, je vois bien ce que je dois faire. Mais pourquoi fait-on des « moins » alors qu’on est en train de diviser ? ».
Je l’avoue – c’est décidément le jour – je suis restée bouche bée. Je comprenais bien la question et je la trouvais très pertinente, mais je n’avais aucune idée de la réponse qu’on pouvait y apporter ! Pour moi, la division écrite se réduisait à une procédure bien délimitée, avec des petites araignées qui descendaient du plafond. Cela ne m’avait jamais posé la moindre difficulté… En réalité, je prenais soudain conscience que je n’avais jamais cherché à comprendre. J’appliquais juste une procédure, sans me poser la moindre question ! Béatrice me montrait à quel point j’étais stupide ! Il fallait réagir. Je lui ai dit que c’était une excellente question, que je la félicitais de l’avoir posée et qu’on y reviendrait le lendemain…
On y est revenu. La nuit avait porté conseil et j’ai pu apporter à Béatrice une réponse satisfaisante et scientifique. Grâce à elle, j’avais enfin compris ce qu’était une division écrite. Compris aussi sa complexité. Ce qui jusqu’alors me semblait l’application stricte et facile d’une procédure était devenu un véritable problème mathématique et pédagogique. En creusant la question, j’appris que du temps de Pascal, la division écrite était réservée aux grands intellectuels. On me demandait de l’enseigner à des enfants de 10/11 ans !
Jeune enseignant – je rappelle que c’était ma première année d’enseignement – cette histoire m’a profondément bouleversé. D’une part, il ne m’est (quasiment) plus jamais arrivé d’enseigner à mes « élèves » – y compris lorsqu’ils étaient étudiants universitaires ou professionnels en formation continue – des savoirs dont je ne maîtrisais pas moi-même la substantifique moelle. D’autre part, et cela me semble beaucoup plus important, depuis cet épisode, je me suis toujours demandé si le savoir que j’allais découvrir avec mes élèves était à la fois indispensable pour eux et à leur portée. J’avoue – décidément, c’est vraiment le jour – que je n’ai par la suite plus cherché à apprendre à mes élèves de 4e année la procédure de la division écrite. Je l’ai fait, avec prudence, avec des élèves de 5e ou de 6e année. Sans conviction. Par contre, j’ai consacré beaucoup de temps, d’énergie et de passion, déjà avec des élèves de 3e année, à comprendre ce qu’était une division, à identifier dans quelle situation cette opération était pertinente, à la retourner dans tous les sens pour comprendre ce qu’elle signifie véritablement et comment ou pourquoi on peut l’utiliser, à estimer le résultat probable… et à utiliser la calculatrice pour en trouver le résultat exact et à le vérifier ! Cette démarche d’intelligence constructive et maîtrisée, j’ai essayé de l’appliquer non seulement pour la division, mais aussi pour toutes sortes d’autres problématiques bien plus complexes encore.
J’avais compris qu’apprendre, c’est avant tout comprendre. Apprendre vient du latin apprehendere, c’est-à-dire « prendre », « saisir », « attraper ». Comprendre a la même racine, mais avec le cum (« avec »). On ne peut accéder à un savoir qu’en le comprenant, c’est-à-dire en le mettant en lien avec d’autres savoirs. Ceux que l’on maîtrise déjà et ceux que l’on est en train de (re)construire. Un savoir n’a de sens que s’il est compris, que s’il peut être mis en lien avec d’autres savoirs. Il n’a pas de valeur en soi. Il n’existe que parce qu’il est intégré dans un ensemble plus vaste, y compris social. Merci, Béatrice, de m’avoir permis de comprendre !
Pour ceux qui souhaiteraient savoir pourquoi on fait « moins » alors qu’on est dans une division : chaque étape de la division permet de faire une division partielle. Ainsi, lorsque je divise 252 par 12, je vais constater que parmi les 25 dizaines qui sont en ma possession, je peux en diviser sans problème 24 : chacun de mes 12 « amis » en aura 2 dizaines. J’aurai donc déjà divisé 24 dizaines : 2 pour chacun de mes 12 « amis ». Comme je les ai déjà divisées, je vais les retirer. Je retire donc 24 dizaines du compte de départ : 25 dizaines moins 24 dizaines, cela me donne un reste d’une dizaine. Si j’associe celle-ci à mes 2 unités, cela me fait 12 unités qu’il reste à diviser. Je peux donner une unité à chacun de mes amis. Au bout du compte, chacun de mes « amis » aura reçu 21 unités ! Vous avez compris ?

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