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Près du cœur sauvage - Clarice Lispector

Par Adélaïde

Près du cœur sauvage - Clarice LispectorJ’ai le contour en attendant l’essence ; c’est ça ? 

Que doit faire quelqu’un qui ne sait pas quoi faire de soi ? S’utiliser comme corps et âme au profit du corps et de l’âme ? Ou transformer sa force en force d’autrui ? Ou attendre que de soi-même naisse comme une conséquence la solution ? Je ne peux rien dire encore à l’intérieur de la forme. Tout ce que je possède est très profond à l’intérieur de moi.


C’est le roman d’un naître à soi, d’un déploiement. C’est la conscience d’un corps qui s’habite. La conscience qu’elle le dépasse, qu’il l’enferme, qu’il définit, c’est une conscience qui n’entend pas s’y arrêter. Et le désir vivace de s’accomplir absolument dans le corps et l’esprit unis.

La jeune Joana se meut, se déploie, s’articule, se surprend prendre corps. C’est le temps d’un devenir femme. Qui s’étire. D’un devenir soi. C’est la surprise de se déceler, de se sentir corps, de le sentir trop peu, de manquer de place dans l’être chair. C’est un corps à esprit qui se joue dans une écriture sensuelle et ouatée, délicate, onirique, parfois flottante, parfois d’une abstraction un peu déconcertante. Où l’on lit une force de vivre éclore.

C’est un ravissement de s’apparaître. L’étonnement de l’incarnation.

La jeune fille rit doucement de joie de corps. Ses jambes minces, lisses, ses seins petits ont surgi de l’eau. Elle se connait à peine, n’a même pas grandi entièrement, elle a seulement émergé de l’enfance. Elle étend une jambe, regarde son pied de loin, le meut tendre, lentement comme une aile fragile. Elle lève ses bras au dessus de la tête, vers le plafond perdu dans la pénombre, les yeux fermés, sans aucun sentiment, seulement du mouvement. Son corps s’allonge, s’étire, resplendit humide dans la demie obscurité - c’est une ligne tendue et tremblante (…).

Joana naît à elle-même envers le monde, dans le choix d’une existence intérieure pure, vécue dans les plis d’une réalité de laquelle elle s’est mise au bord, assouplie et pliée dans les bons vouloirs simples de son mari Octavio, qui ne la limite qu’en faits. Pas en pensée, pas en elle-même. Elle, sera toujours au dessus, au delà. En dedans.

La réalité de Joana n’est que dans son être à elle-même.

Dans le monde des choses, elle échappe, s’échappe et devient impalpable presque, pour le lecteur. Sa réalité n’est qu’incarnée et intérieure ; Joana noue le corps et l’esprit dans une intelligence sensible qui est son mode d’être absolu. Et c’est en ça qu’elle me touche, c’est dans cette possibilité que ce personnage me trouble et m'éblouis. 

Elle fut si corps qu’elle fut pur esprit. Elle traversait les événements et les heures immatérielle, se glissant entre eux avec la légèreté d’un instant (..)

Il ne se produit rien dans l’extérieur d'elle. Son entourage est un décor, les personnages sont le théâtre d’une vacuité qui propulse, plus avant, plus profond, dans son intériorité. Le monde alentours joue en contre-jour pour faire rayonner plus pleinement l’explosion de force de cette jeune fille puis de cette femme qui se découvre pleine, et libre, et avide de ce plein. Le vide est autour, il est le monde environnant. Seule, en dedans d’elle, est la vie, l’explosion de vie qui submerge et détend les limites du corps.

Elle est corps et âme dans un tout qu’elle ne fragmente pas. Dans un tout qu’elle ne parvient pas à fragmenter. Son âme se dissout dans tous ses gestes, dans les mouvements du corps qui vont vers. Vers un dépassement, vers une totalité de l’intelligible et du sensible.


Morceau aimé

« L’oncle et la tante étaient déjà à table. Mais auquel des deux dirait-elle : j’ai de plus en plus de force, je suis en train de grandir, je vais être jeune fille ? Ni à eux, ni à personne. Aussi parce qu’à aucun d’eux je ne pourrai demander : dites-moi, comment sont les choses ? et entendre : moi non plus je ne sais pas, comme le professeur avait répondu. Le professeur a ressurgi devant elle comme au dernier instant, incliné vers elle, effrayé ou féroce, elle ne le savait pas, mais reculant, c’est ça, reculant. La réponse, elle a senti, n’importait pas tant. Ce qui valait c’était que la question avait été acceptée, pouvait exister.

Sa tant rétorquait, surprise : quelles choses ? Et si elle arrivait à comprendre, certainement elle dirait : elles sont comme ça, comme ça et comme ça. Avec qui Joana parlerait maintenant des choses qui existent avec le naturel dont on use pour parler des autres, de celles qui sont là seulement ?

Des choses qui existent, d’autres qui seulement sont là… Elle s’est surprise à la pensée nouvelle, inattendue, qui vivrait, d’autres pensées naîtraient, et vivraient, et elle-même était plus vivante. La joie lui a coupé le cœur, féroce, lui a illuminé le corps. Elle a serré le verre entre ses doigts, a bu l’eau les yeux fermés comme si c’était du vin, le sang de Dieu. Oui, à aucun d’eux elle n’expliquerait que tout changeait lentement. Qu’elle avait gardé le sourire comme qui éteint finalement la lampe et décide de se coucher. Maintenant les créatures n’étaient pas admises dans son intérieur, se fondant en lui. Les relations avec les personnes devenaient de plus en plus différentes des relations qu’elle maintenaient avec elle-même. La douceur de l’enfance disparaissait en ces dernières traces, quelque source se tarissait pour l’extérieur et ce qu’elle offrait aux pas des étrangers c’était du sable incolore et sec. Mais elle cheminait en avant, toujours en avant comme on marche sur la plage, le vent lui caressant le visage, tirant les cheveux en arrière.

Comment leur livrer : c’est le second vertige en un seul jour ? Même si elle brûlait de confier le secret à quelqu’un. Parce que plus personne dans sa vie, plus personne peut-être ne lui dirait, comme le professeur : on vit et on meurt. Tous oubliaient, tous ne savaient que jouer. (…) »


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