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L’abolition universelle de la peine de mort : un combat interminable

Publié le 22 février 2016 par Les Lettres Françaises

L’abolition universelle de la peine de mort : un combat interminableIl faudrait écrire un jour une histoire de l'engagement des philosophes sur la scène publique, dont le principal critère de distinction serait le rapport à la violence qu'il aura impliqué, pour les uns et les autres. Il séparerait ceux qui se sont risqués à lui trouver des raisons, sous quelque prétexte que ce soit, et ceux qui se seront non seulement gardés de lui trouver la moindre justification, mais qui n'auront jamais cessé en outre d'en déconstruire la logique, la rhétorique et la sémantique. Tandis que les premiers n'auront pas toujours su résister à la soif de sang, au plaisir-désir du meurtre qui sommeille en chacun et que l'histoire réveille à intervalles réguliers, les autres n'auront jamais voulu céder, en aucune circonstance, à ce que Camus appelait si justement " la casuistique du sang ". Nul doute alors que c'est dans ce second ensemble qu'il faudrait inscrire la pensée et l'engagement, philosophique, politique et même éthique de Jacques Derrida, telle qu'ils se sont déployés, dans un interminable questionnement de la violence, de ses ruses langagières et de ses constructions frauduleuses, des premiers livres de 1967 ( L'Ecriture et la différence, De la grammatologie) au dernier séminaire qu'il donna à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales : La bête et le souverain entre 2001 et 2003. Le penseur de la déconstruction n'aura jamais cru, en effet, sa vie durant, pouvoir apporter sa caution, encore moins applaudir à quelque violence que ce soit. Il n'aura consenti à aucun meurtre - et cela suffit à le distinguer, dans le siècle, de tant de ses contemporains qui n'auront pas résisté à la tentation de lui trouver des raisons.

Il n'est pas surprenant, dès lors, que, parmi les nombreux combats qu'il a menés, le premier qui retienne l'attention soit son refus inconditionnel de la peine de mort et sa lutte infatigable en faveur de son abolition universelle. Outre ses nombreuses interventions et protestations, en faveur de condamnés à mort, notamment aux Etats-Unis, comme le militant des Black Panthers, Mumia Abu Jamal, injustement condamné, la peine capitale fut, deux années durant, l'objet de son séminaire, entre 1999 et 2001. Après avoir édité en 2012, les séances de la première année, ce sont celles de la seconde que publient aujourd'hui les éditions Galilée[1], dans une époque troublée qui se prête plus que jamais à leur lecture. Car il faut dire et répéter qu'il y a de quoi s'alarmer. Pour au moins trois raisons, nous n'en avons pas fini avec cette question ; et il y a fort à craindre que le temps d'une abolition universelle qui renverrait aux oubliettes de l'histoire le châtiment suprême - ce temps qu'auront tant attendu Victor Hugo, Jacques Derrida et aujourd'hui encore Robert Badinter, et nous avec eux - n'est pas prêt d'arriver. D'abord ont surgi, un peu partout en Europe, des formations politiques nationalistes et réactionnaires, au succès croissant, qui font du rétablissement de la peine de mort un argument de campagne. Et même si les verrous institutionnels sont solides, puisque l'adhésion à la communauté européenne fait de l'abolition une condition sine qua non, elles contribuent à distiller le poison de son idée dans la population. Ce qui semblait devoir faire l'objet d'un inéluctable progrès, à savoir que partout et pour tous la condamnation à la peine capitale et son exécution deviendraient intolérables menace de se retourner en une inexcusable régression. Un sondage d'opinions, publié au mois de mai dernier, montrait ainsi que 52 % des Français se déclaraient favorables à son rétablissement, avec une progression de 7 points par rapport à l'année précédente. On imagine aisément ce qu'il pourrait en être après les attentats du 13 novembre dernier. Ensuite, la peine de mort continue de partager le monde entre les pays qui en maintiennent le principe et ceux qui l'ont définitivement écarté de l'arsenal des peines, comme l'a montré la cartographie dynamique de l'abolition réalisée par une équipe du collège de France et de l'Ecole Normale Supérieure[2], avec pour un grand nombre d'Etats, aucun signe indiquant que le rythme des exécutions pourrait faiblir et qu'on pourrait s'acheminer, à tout le moins vers un moratoire. Jamais l'Arabie Saoudite, La Chine, l'Iran, L'Irak, le Pakistan, les Etats-Unis, etc. n'ont semblé plus éloignés d'une telle démarche - et le terrorisme leur donne le prétexte idéal pour le rester. Mais surtout, le dernier rapport publié par Amnesty International, en 2015, montre qu'un nombre croissant d'Etats ont eu recours à la peine capitale en 2014 et que, par rapport à l'année 2013, le nombre des exécutions était en augmentation de près de 28 %.

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Enfin - et c'est là que nous retrouvons le séminaire de Jacques Derrida sur la peine de mort, dont toute la force est d'en apporter la démonstration - ces mêmes Etats qui restent indéfectiblement attachés au principe de la peine de mort ne le sont pas seulement pour le caractère exemplaire qu'ils prêtent à la peine capitale, dont aussi bien Hugo que Camus ou Robert Badinter ont montré depuis longtemps ce qu'il fallait en penser, ils le sont avant tout, parce qu'ils restent convaincus que c'est ainsi que se manifeste le plus visiblement aux yeux du monde l'exercice de leur souveraineté. C'est si vrai que lorsque l'Etat Islamique veut se donner les atours d'un Etat souverain, il n'y a pas de voie qu'il emprunte avec plus de détermination meurtrière que celle qui consiste à multiplier, à filmer et à diffuser les exécutions capitales qu'il ordonne, comme la marque la plus probante, parce que la plus sanglante, de sa souveraineté. Que ce soit celle du sujet, maître et possesseur de sa langue, ou celle des Etats, jaloux de leur prérogative - par exemple de leur droit d'accueillir ou de refuser l'hospitalité aux réfugiés qui frappent à leurs portes (dont nous savons désormais qu'il s'agit aussi d'un droit de vie et de mort), la souveraineté, c'est la grande affaire de la déconstruction derridienne, le fil qui relie les uns aux autres les livres, leurs thématiques, les lectures qui les ordonnent, de Platon à Carl Schmitt et Heidegger, en passant par tant d'autres, poètes, et philosophes (Celan, Kafka). Et c'est parce que la peine de mort est inséparable du droit de grâce, compris l'incarnation même du pouvoir du souverain que la déconstruction constitue le premier coin enfoncé dans la construction politique de cette même souveraineté, mais aussi de tout l'édifice des châtiments qui l'accompagne. Comme à son habitude, le parcours que Derrida propose, dans son séminaire sur la peine de mort, est jalonné de confrontations majeures. C'est ainsi que le premier accordait une grande importance à la lecture de Rousseau, Beccaria, Nietzsche, Hugo et Camus. Dans ce second volume, ce sont essentiellement les positions de Kant ( La doctrine du droit) et celles de Freud, sous la plume de son disciple Reik ( Le besoin d'avouer) qui sont convoquées, mais on y croise également la pensée de Heidegger, Schmitt, ainsi que celle de Robespierre, Cortes et quelques autres. On ne résumera pas ici l'ensemble qui s'articule autour de trois questions, au fil conducteur d'une " histoire du sang ", qui est aussi une histoire des châtiments : " Qu'est-ce qu'un acte ? ", " Qu'est-ce qu'un âge ? " et " Qu'est-ce qu'un désir ? ". Mais on dira un mot de ce qui porte la conviction de cet engagement en faveur d'une abolition universelle de la peine de mort. Attardons-nous un instant sur la différence entre " être condamné à mourir ! ", comme tout être mortel, et " être condamné à mort ! ", en vertu d'un jugement définitif, contre lequel il n'existe plus de recours. Ce qui distingue la première condamnation, c'est qu'à la différence de la seconde, une autorité se donne le pouvoir de contrevenir à ce qui fait pourtant l'essence de la vie qui est l'indétermination du moment donné de la mort. " S'il y a une chose qu'il n'est pas donné de savoir, et donc de calculer dans son absolue précision, écrit Derrida, c'est le moment donné de ma mort. Sauf peut-être dans le cas de la peine de mort, qui implique, en principe, que l'on connaisse, que l'autre connaisse, et parfois que je connaisse, à la seconde près, le moment, de façon donc calculable, le moment de "ma mort". [...] Là où la mort me vient de l'autre, la peine de mort est la seule expérience qui permette en principe que le moment donné de la mort soit un moment voulu et publiquement daté ". Voilà ce qui est insoutenable. Que le moment de la mort puisse être un temps voulu et imposé ! Qu'il puisse faire ainsi l'objet d'un calcul ! Car cela reviendra toujours à décider l'injustifiable : ôter à la vie cette possibilité qui fait son absolue singularité, irremplaçable et insubstituable, celle d'être encore et toujours, jusqu'à son dernier souffle, à venir.

Marc Crépon

[1] Jacques Derrida, Séminaire La peine de mort, volume II (2000-2001), Paris, Galilée, 2015.

[2] Cf. Marc Crépon, Jean-Louis Halpérin, Stefano Manacorda (éd), La peine de mort. Vers l'abolition absolue, avec une postface de Robert Badinter, Paris, Presses de l'Ecole Normale Supérieure, 2016.

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