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L’Égypte et « le retour de l’esprit » : l’emprisonnement de l’écrivain Ahmed Nagy

Publié le 24 février 2016 par Gonzo

ahmed-naji

Au début de l’année, un peu d’espoir était revenu avec l’annonce, par un tribunal du Caire, d’un verdict favorable à Ahmed Nagy (أحمد ناجي), poursuivi (ainsi que l’éditeur en chef de la revue littéraire Akhbar al-adab) pour atteinte à la morale (voir ce précédent billet et, en anglais, un bon résumé des faits sur le blog de Brian Whitaker). L’éclaircie aura été de courte durée et le Parquet a cru bon de faire appel du jugement. Il y a quelques jours, le jeune écrivain égyptien n’est sorti du tribunal que pour aller en prison où il doit en principe rester deux ans (la peine maximale prévue par la loi).

Bien que les atteintes à la liberté d’expression – et les atteintes aux libertés tout court – soient légion dans le pays, cette décision a suscité plus de réactions qu’à l’accoutumée. Par exemple, le très frileux Al-Hayat, rarement en pointe sur ces questions, s’est fendu de plusieurs articles sur cette condamnation, pour diffuser la protestation de l’éditeur et même présenter l’affaire sous un titre qui sonne, chose rare dans cet organe saoudien, comme une critique : Deux ans de prison pour Ahmed Nagy… accusé d’une prétendue atteinte à la pudeur (السجن لأحمد ناجي سنتين … والتهمة خدش موهوم للحياء).

Le jugement de la cour égyptienne « s’explique » par le fait qu’un des aspects les plus intéressants de l’écriture d’Ahmed Nagy consiste à réfléchir sur le lexique arabe des termes sexuels, notamment pour « conserver » l’usage de termes anciens présents dans de multiples textes du patrimoine (en plus d’un lien vers un article sur cette question, donné dans le billet déjà mentionné, les arabophones pourront lire ici le chapitre qui a suscité la plainte en justice ; traduction en anglais ici).

Sur place, le monde des lettres et des arts essaie de faire entendre sa voix un peu plus vigoureusement que d’habitude. L’éditeur a ainsi organisé une prise de parole en soutien au romancier, avec les grandes figures habituelles (l’écrivain Sonallah Ibrahim et le critique et ex-ministre de la Culture Gaber Asfour entre autres intervenants). On a pu remarquer à cette occasion la présence assez peu habituelle de représentants de l’important syndicat des éditeurs, dont Ibrahim al-Moallem (إبراهيم المعلم ), le responsable des éditions Shourouq.

La Une de la revue Al-Qâhira (Non au procès contre l'imagination)La Une de la revue Al-Qâhira (Non au procès contre l’imagination)

Avec plus de 400 signatures, l’inévitable pétition protestant contre cette incarcération regroupe bon nombre des figures les plus importantes du paysage littéraire et artistique local. Même s’il a bien pris ses distances avec le pouvoir, après avoir chaudement applaudi (comme beaucoup d’autres) au coup d’Etat qui a jeté en prison le précédent président, le romancier Alaa El-Aswany (L’Immeuble Yacoubian, entres autres best-sellers…) n’a pas craint de s’associer à un texte qui, tout de même, « tire la sonnette d’alarme sur l’évolution effrayante du régime, précipitant tout le pays dans le gouffre, en “assassinant” l’expression publique et en monopolisant le domaine politique » (جرس إنذار على مسار مرعب يسير فيه النظام، دافعاً البلاد بأكملها إلى الهاوية، بـ«اغتيال» المجال العام للتعبير، ومصادرة المجال السياسي). Sur Facebook, on appelle les créateurs à se réunir devant le tribunal, le 1er mars prochain, pour « brûler [leurs] œuvres car l’État ne veut pas qu’on pense ! » (احرق عملك الإبداعي الدولة مش عايزة مفكرين) Le dernier numéro de la revue Al-Qâhira, pourtant éditée par le ministère de la Culture, est sorti avec une couverture totalement blanche, et pour seul texte : Non au procès contre l’imagination (illustration ci-contre).

Développé, entre autres exemples, par le Front de la création égyptienne (جبهة الإبداع المصري ) lors d’un meeting qui réunissait également plusieurs organisations professionnelles et syndicales, l’argumentaire des protestataires est pratiquement toujours le même : l’article 67 de la nouvelle Constitution reconnaît expressément la liberté de création littéraire et artistique. Par ailleurs, une telle décision de justice va à l’encontre de la volonté du président Sissi de réformer l’institution religieuse. On peut même considérer qu’elle complique les efforts du régime contre le terrorisme ajoutent encore nombre de protestataires. Ils semblent découvrir tout à coup que le régime, né d’un coup d’État (appuyé par une bonne partie de l’opinion), ne s’embarrasse guère de leurs propres libertés…

Ce « retour de l’esprit » (عودة الروح : pour pasticher le titre utilisé par Tewfiq al-Hakîm [en 1933 et non عودة الوعي “le retour à la conscience”], publié lui peu de temps après la mort de Nasser : voir commentaire) d’une partie de l’intelligentsia égyptienne ne rendra pas la vie aux centaines et même aux milliers de morts et de disparus : Frères musulmans, activistes de la révolution de janvier 2011 et même chercheurs étrangers, à l’image de l’épouvantable destin de Giulio Regeni. Mais il n’est peut-être pas trop tard pour entraver, à défaut de l’inverser, le cours inexorable d’une « évolution effrayante » qui, de fait, risque de « précipiter le pays tout entier dans un gouffre ». Pour le dire avec les mots d’Ahmed Nagy, interrogé (en janvier dernier) sur sa vision de l’avenir – sachant que son roman, L’usage de la vie (استجدام الحياة) est en quelque sorte une œuvre d’anticipation :

ــ لا أمتلك حس النبوءة وليس لديّ هذه الرغبة والقوة. الوضع في مصر والمنطقة كلها شديد السوء، وما نشهده من صراعات وتفتيت للمنطقة وتفسّخ المجتمعات التي أسرتها السلطات الحاكمة. نحن بمثابة أسرى لدى هذه السلطات، وسط أجواء إقليمية تتسيّدها الصراعات المذهبية والسياسية. الوضع برمته يؤكد أننا نسير باتجاه الهاوية. شخصياً، أشعر باليأس، خصوصاً أننا بتنا في مصر 90 مليون نسمة، وسنصل بعد عقد من الزمن إلى 123 مليوناً يعيشون في البقعة الجغرافية نفسها التي لا تتوسع إطلاقاً، بينما يزيد عدد السكان بهذا الشكل المدهش. نحن مقدمون على كارثة لا نعيها. ولن تحلها، لا ديمقراطية ولا ثورة، إلا إذا تعلمنا كيفية استخدام تلك الموارد بحيث تواجه الزيادة السكانية المتوقعة قريباً.
 Je ne suis pas devin, je n'en ai ni l'envie, ni la capacité. La situation en Égypte et dans la région est très mauvaise : des luttes, des pays qui s'émiettent, des sociétés qui se lézardent... Les pouvoirs en place nous tiennent en prison, nous sommes comme leurs prisonniers. Dans un contexte régional dominé par les conflits politiques et confessionnels, on se dirige vers le précipice. Personnellement, je suis désespéré. D'autant plus que nous sommes 90 millions en Égypte, et que nous serons 123 millions dans une décennie, vivant sur un territoire qui n'aura pas augmenté alors que la population aura connu un accroissement phénoménal. La catastrophe arrive. On n'en a pas conscience, rien ne pourra y faire, ni la démocratie, ni la révolution, sauf si nous apprenons à utiliser les ressources de telle manière que nous puissions faire face à ce prévisible et prochain accroissement de population.

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