Tristes tribunes. Le pépiement étourdi des petites polémiques franco-françaises ont jeté leur médiocre liturgie sur la république des idées, troublant comme toujours la sérénité des débats. Depuis quelques jours la prise de position sur les événements de Cologne de Kamel Daoud fait couler beaucoup d’encre : les pour, les contre. Les pour, surtout. Tous pris mêmement au piège de l’origine pure, du déterminisme géographique, du fantasme de l’irréconciliable de tous avec tous. On avance.
Rappel des faits : la nuit de la saint-Sylvestre 2015 fut à Cologne, mais aussi dans plusieurs autres villes d’Allemagne, le théâtre de violences faites aux femmes, allant jusqu’au viol. « Tous les réfugiés ne sont pas des violeurs, mais tous les violeurs étaient des réfugiés », s’empressa de proclamer l’ubuesque Elisabeth Lévy (Causeur), dont il faudra un jour dénoncer l’insondable bêtise. C’est là la réponse populiste à l’accueil par la chancelière Merkel des flots de réfugiés venus de Syrie et de Libye : on vous l’avez bien dit.
Sauf que : renseignements pris, 60% des violences étaient des vols. Sur 58 agresseurs, 55 n’étaient pas des réfugiés. Première faute factuelle : tous les violeurs n’étaient donc pas des réfugiés. Que cela soit dit. L’accueil massif de populations chassées de chez elles par des guerres crées de toutes pièces par l’Occident n’est donc pas en cause. En revanche la majorité des crimes ont été commis par des individus d’origine maghrébine, installés en Allemagne de longue date.
Qu’à cela ne tienne. Le premier argument ayant été contredit par les faits, on va en trouver un second. Plus pervers encore : en racialisant, en essentialisant les crimes commis. C’est Kamel Daoud qui va s’y coller. Sans doute par imprudence. Car on ne doute ici ni de son combat pour la liberté de penser ni de sa lutte en faveur de l’émancipation des femmes musulmanes. Il est tout à fait fondé à écrire par exemple que «le sexe est la plus grande misère dans le monde d'Allah» et de travailler la question en écrivain, en artiste, en libre penseur. Pour autant les arguments déployés dans sa tribune « Cologne, lieu de fantasmes » sont-ils en soi acceptables ? A commencer par ce déni de réalité : « On n’a pas attendu d’identifier les coupables, parce que cela est à peine important dans les jeux d’images et de clichés ». On est d’accord : le propos se situe donc au milieu des clichés, il n’est pas là pour en dissiper les aspects caricaturaux mais au contraire pour forcer le trait. Alors en effet autant lire « Causeur » et s’en tenir là.
« Cologne, lieu de fantasmes » a paru dans le Monde daté du 31 janvier 2016. Dans ce texte mal écrit, peu construit et irrévocablement mal pensé, l’auteur de « Meursault, contre-enquête » (Actes sud, 2013), par ailleurs sous le coup d’une fatwa prononcée par un imam salafiste qui semble le dédouaner de tout, va tenter d’assimiler constamment réfugiés, immigrés, islamistes radicaux. Il se fait procureur général pour fustiger la naïveté européenne qui voit en l’autre avant tout « un statut » (de réfugié, d’immigrant) sans s’émouvoir que la culture de cet autre entretient « un rapport trouble à l’imaginaire, au désir de vivre, à la création et à la liberté ». S’il faut offrir l’asile au corps, dit-il, il faut aussi « convaincre l’âme de changer ». Daoud conditionne ainsi le principe de droit d’asile à celui d’effacement, chez l’immigré, de sa culture propre musulmane. Le demandeur d’asile est avant tout un être à rééduquer. Tournons l’argument comme l’on veut : il est inacceptable. Il pose là un principe en rupture totale avec l’humanisme dont Daoud se réclame pourtant.
Et ça continue : « L’Autre vient de ce vaste univers douloureux et affreux que sont la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir». Comme au plus fort de l’ethnocentrisme, l’Autre est donc avant tout l’essentiel malade, le misérable. L’accueillir consistera donc avant tout à le guérir de lui-même, à le rendre autre qu’il n’est, en individu « assimilable ».
D’argutie en argutie, la tribune de Kamel Daoud s’achemine vers une seule question qui contient toutes les autres : « Le réfugié est-il donc sauvage ?». On serait consterné à moins, face à cette rhétorique simpliste qui consiste à extrémiser, puis à essentialiser à toute une civilisation. Au fond, l’écrivain incarne sans doute une forme de haine de soi qui consiste pour un oriental occidentalisé à rejeter l’oriental non occidentalisé, du haut d’un mépris qui n’a rien à envier au colon d’autrefois.
L’Autre, suspect fondamental
Dans les jours qui ont suivi, un collectif d’intellectuels chercheurs (historiens, sociologues, anthropologues, philosophes), dans un texte mesuré intitulé : « Nuit de Cologne : Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés », a tenté d’apporter une critique constructive à la tribune de Kamel Daoud. Déclenchant tout aussitôt un véritable tir de barrage. « L’auteur recycle les clichés orientalistes les plus éculés, de l’islam religion de mort cher à Ernest Renan (1823-1892) à la psychologie des foules arabes de Gustave Le Bon (1841-1931) », lit-on ; ce qui n’a rien d’insultant. Le collectif s’autorise simplement à énoncer trois failles dans le discours de Daoud : l’essentialisation du musulman au mépris de l’hétérogénéité d’une civilisation de plus d’un milliard d’habitants, défini uniquement dans son rapport à la religion ; la psychologisation qui définit tout musulman (tous sans exception) par une supposée « frustration sexuelle » qui le rend potentiellement prédateur et expliquerait les viols de Cologne ; la rééducation disciplinaire qui serait en quelque sorte la contrepartie de l’accueil de l’immigrant, qui par le fait même de son origine autre, serait donc un suspect fondamental.
« Nous nous alarmons de la banalisation des discours racistes affublés des oripeaux d’une pensée humaniste qui ne s’est jamais si mal portée », conclut le collectif. Cette position, qui en temps « normal » aurait dû avoir l’assentiment de tous les démocrates et amis des libertés, a provoqué un tollé. « C’est une fatwa laïque ! », s’est emportée la romancière franco-tunisienne Fawzia Zouari, toute en nuance. Montée au créneau des inévitables Bruckner and Co, mais aussi, plus inattendu, du premier ministre Manuel Valls en personne, qui s’est fendu d’une tribune intitulée « Soutenons Kamel Daoud ». « Les attaques, la hargne inouïe dont Kamel Daoud fait l'objet depuis quelques jours ne peuvent que nous interpeller, nous indigner. Et pour tout dire: nous consterner », écrit le chef du gouvernement, celui-là même qui fustigeait quelques semaines auparavant « la sociologie, culture de l’excuse », avec ses grands airs de duce de sous-préfecture.
Tout tourne encore une fois autour de l’islamophobie décomplexée qu’Elisabeth Badinter a été la première à reconnaître, ouvrant le bal des Fourest, des Finkielkraut... Devra-t-on être sommé de choisir entre la cause des femmes et le refus de l’ethnocentrisme ? Comment faire en sorte de ne rien céder, ni sur l’émancipation des unes, ni sur la nécessaire ouverture à l’autre ? Doit-on être raciste au nom de la liberté ? Deux réalités s’entrechoquent : nous sommes confrontés à l’immensité des rencontres migratoires en cours et à venir, et nous sommes conscients de la condition faite à certaines femmes dans la tradition de populations allogènes.
Ce qui est en train de se mettre en place, c’est le renvoi de chaque communauté en une altérité à la fois radicale et irréductible. Si ce mouvement devait se poursuivre, c’en serait alors fini de la concorde, de la compréhension toujours possible. Dans un monde livré comme jamais aux pulsions identitaires, dans une France dont le premier parti politique est à l’extrême-droite de l’échiquier, l’air du temps veut en finir avec le « vivre ensemble ». A en croire la rumeur, l’expression ne serait d’ailleurs plus qu’une forme de bien-pensance boboïdale propre aux gauchos parisiens. Mais que serait le contraire du « vivre ensemble » ? Un « se foutre sur la gueule ensemble » ? Cherchez bien : entre les deux il n’y a rien, et il va bien falloir choisir son camp en arrêtant de se raconter des histoires.
C’est dans ce contexte, et dans nul autre, que Kamel Daoud a publié sa tribune. A y regarder de près, celle-ci entre en résonnance avec un autre texte paru dans L’Obs quelques jours auparavant, sous la plume de Slavoj Zizek cette fois. Dans « Les mille salopards de Cologne », le philosophe slovène développe une thèse on ne peut plus radicale : il y a chez la brute, le sauvage, en un mot le réfugié, un désir d’Occident frustré. Car Zizek en est convaincu, le moteur du fascisme fondamentalisme est l’envie : « Dans sa haine même de l’Occident, le fondamentalisme reste enraciné dans le désir d’Occident. Nous avons ici affaire au renversement classique, décrit par la psychanalyse, du désir frustré en agressivité ».
Courtisans de la plume, les intellos de gazette à la Zizek ne valent au fond que ce que les poncifs qu’ils trimbalent doivent à la mode et à l’air du temps, celui-ci fut-il clairement empreint de haine et de rejet de l’autre. Le fond de l’air est réac ? Eh bien on se fera réac. Il s’agit d’abord pour Zizek de décrocher l’argument victimaire : «Nous avons tendance à oublier qu’il n’y a rien de rédimant dans la souffrance: être une victime tout au bas de l’échelle sociale ne fait pas de vous une sorte de voix par excellence de la morale et de la justice ». Salauds de réfugiés, salauds de pauvres : « Les réfugiés et les migrants ne doivent donc pas être trop vite identifiés à une sorte de prolétariat nomade, d’avant-garde virtuelle de cette gigantesque masse des laissés-pour-compte du capitalisme global. Les migrants (du moins la majeure partie d’entre eux) ne sont-ils pas ceux qui sont les plus fortement possédés par «le désir d’Occident», les plus fortement enferrés dans la servitude de l’idéologie hégémonique ? Ils se montrent complètement désorientés, dévorés par ces attitudes antinomiques que sont l’envie et la haine – une haine qui, en définitive, exprime son propre désir refoulé d’Occident (raison pour laquelle elle se mue en autodestruction) ». Bref, des damnés de la terre capitalo-compatibles dont les immenses frustrations déchaînent la haine la plus pure sur le gentil Occident des gentilles classes moyennes.
Tous violents ? Non pas. Mais chez ces gens-là, vus par Zizek, même lorsqu’ils respectent la femme ils ne la respectent pas, ils font semblant : « Il est de bon ton d’affirmer que les réfugiés violents ne sont qu’une minorité et que la grande majorité d’entre eux montre un profond respect pour les femmes. Si cela est bien évidemment vrai, il nous faudrait néanmoins jeter un regard plus attentif sur la structure même de ce respect: quel type de femme est «respecté» ici ? Et qu’est-il attendu de cette femme dans ce respect même ? Et si une femme n’était ici «respectée» qu’à la condition (seulement à la condition) de correspondre à l’idéal d’une servante servile accomplissant sans sourciller ses corvées domestiques, de sorte que son époux aurait le droit d’exploser de fureur à la moindre velléité d’autonomie ? »
S’accorder aux lieux communs véhiculés par le mainstream de la société du spectacle paraît aussi pour Zizek une urgence absolue : « Nos médias opposent généralement les réfugiés appartenant aux classes moyennes «civilisées» et les «barbares» des classes inférieures, qui volent, qui harcèlent les femmes et les violentent, qui défèquent en public, etc. Au lieu de dénigrer tout ce discours en le présentant comme une propagande raciste, nous devrions avoir le courage de discerner un élément de vérité en lui: la brutalité, qui va jusqu’à la cruauté absolue pour les faibles, pour les animaux, les femmes, etc., est un trait caractéristique traditionnel des «classes inférieures» ».
Voilà au moins qui a le mérite d’être clair : les classes moyennes contre les barbares des classes inférieures ou d’origine étrangère réactivent une guerre civile comme on les aime, en haut lieu, pour s’assurer d’un pouvoir sans limite sur les unes comme sur les autres. Bravo Zizek, merci Daoud.
Radicalisation de l’altérité
Et si Cologne avait été « comme une rébellion carnavalesque des laissés-pour-compte ? Je ne crois pas qu’il s’agissait simplement pour ces hommes jeunes et affamés de sexe de satisfaire de toute urgence leurs pulsions: cela, ils auraient pu le faire de façon plus discrète, dissimulée. Le plus important pour eux, me semble-t-il, était de donner un spectacle public destiné à installer dans les esprits des sentiments de peur et d’humiliation: les pussies, les chattes des Allemandes des classes privilégiées devaient faire l’expérience d’une douloureuse vulnérabilité », poursuit Zizek avant de porter l’estocade : « Voilà pourquoi les tentatives naïves visant à «éclairer» les immigrants (visant à leur expliquer par exemple que nos mœurs sexuelles sont différentes, qu’une femme marchant tout sourire dans la rue en mini-jupe n’invite pas ce faisant à un rapport sexuel, etc.) sont d’une impressionnante bêtise. Ils savent très bien tout cela, et c’est précisément pourquoi ils agissent ainsi. Ils savent parfaitement que ce qu’ils font est radicalement étranger à notre culture, et ils le font dans le but précis de blesser nos sensibilités. Voilà pourquoi nous devons contribuer à ce que change cette posture faite d’envie et d’agressivité vengeresse, et non pas leur enseigner ce qu’ils savent déjà parfaitement ».
Cette altérité est donc sans rémission possible. Elle s’avère radicale. Rédhibitoire. Impossible à amender, à instruire. C’est là la différence entre Zizek et Kamel Daoud : la rééducation disciplinaire lui paraît, à lui, parfaitement inutile. Nous devons « changer cette posture » sans chercher à convaincre. Par la force, donc. Par la contrainte.
« Si des demandeurs d'asile ou des réfugiés se livrent à de telles agressions, il s'agit d'une éclatante trahison des valeurs de l'hospitalité et cela doit conduire à la fin immédiate de leur séjour en Allemagne », s’est récemment réjoui Andreas Scheuer, secrétaire général de la CSU (parti conservateur bavarois). Voilà l’objectif : transformer l’opprimé un oppresseur. Créer un climat propice à davantage de répression pour le faible, à davantage de puissance pour le fort. Sous nos yeux s’organisent tous les éléments d’une guerre civile, larvée ou effective, entre les différents groupes sociaux dont la relégation est désormais programmée par un niveau d’inégalité incompatible avec la poursuite du souci démocratique.
Dans cette bataille qui transforme le féminisme en cheval de Troie du racisme ordinaire, l’oriental occidentalisé en supplétif du colonialisme et l’humaniste en figure du passé, le citoyen oublie d’où vient la pestilence de ce temps. La pestilence de ce temps, elle est dans ce retour de la férocité imposé par le capitalisme hors-la-loi de la dérégulation et de la pléonexie ; elle est dans cette mondialisation qui exacerbe les pulsions identitaires et l’horreur de l’altérité ; elle est dans cet affaiblissement de l’Etat-nation qui fait place aux maffias et aux fascismes qui se nourrissent de ses désertions. L’horizon de la modernité et du progrès se confond aujourd’hui avec une logique d’Ancien Régime et de restauration. Dans ce contexte, la seule chance de survivre à pareil couvre-feu est de nouer de nouvelles alliances avec les hommes et les femmes du lointain avec lesquels nous saurons enfin inverser la courbe de la haine, à seule fin de jeter les bases d’un commun planétaire reposant avant tout sur la fraternité. Entre assimilation et altérité radicale, inventer la troisième voie.