Des trois grandes religions monothéistes, l’Islam est celle qui marque de la manière la plus explicite qui soit l’héritage dont elle est porteuse. Ce n’est pas nier son originalité que de reconnaître qu’elle prolonge et reprend de nombreux schèmes du judaïsme et du christianisme l’ayant précédée. La succession des prophètes reconnus par l’Islam – d’Abraham à Mahomet en passant par Moïse ou Jésus – témoigne de cette forme de généalogie religieuse et symbolique. Si Mahomet est officiellement le « sceau des prophètes » c’est que d’autres l’ont précédé et que leur légitimité est reconnue.
Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, après avoir sondé les premiers pas du christianisme, poursuivent leur parcours en s’attardant cette fois sur les premiers pas de l’Islam envisagé à travers la figure de Jésus dans le Coran et la tradition musulmane. L’idée est féconde car en fait, à travers la figure de Jésus tel que l’envisage le Coran, c’est tout le contexte d’apparition de l’Islam qui se dévoile : ses sources, ses nouveautés, ses modes d’interprétation, son rapport avec le christianisme dans ses différentes formes et avec le judaïsme rabbinique.
Car on parle beaucoup de Jésus dans le Coran ; bien plus que de Mahomet. Si Moïse est le prophète le plus cité et Abraham est décrit comme le premier vrai monothéiste, c’est Jésus qui joue un rôle décisif dans l’eschatologie musulmane. Jésus sera bien là à la Fin des temps, lorsque l’apocalypse sonnera l’heure de la reddition et de l’ultime combat contre le Mal et l’Anté-Christ (Dajjâl) avant le triomphe du Royaume de Dieu ; Mahomet ne sera que le témoin de ses exploits. Sur ce point, le rôle du Christ est très proche de l’eschatologie chrétienne des premiers temps du christianisme et des apocalypses – apocryphes ou non – qui ont été écrites. C’est plutôt sur la vie et la nature de Jésus que les choses divergent. À lire le livre de Mordillat et de Prieur qui se fonde sur toute une littérature critique, la vision musulmane de Jésus est originale, prolongeant des hérésies chrétiennes et les conceptions de courants minoritaires.
Un Jésus original

Même si le Coran est un livre « sans contexte », pour reprendre les dires des deux auteurs, on peut dégager, à travers les nombreuses allusions implicites présentes dans le livre, les traits de la communauté religieuse proto-musulmane. Il s’agit manifestement d’une communauté où la familiarité avec les deux grands courants du monothéisme est évidente, alors que les polythéistes semblent très en retrait. Il s’agit d’une communauté où les écrits reconnus comme canoniques, notamment par l’Église catholique, voisinent voire s’effacent devant de nombreux textes apocryphes. Dans cette communauté, aucun dogme ne l’emporte réellement et ce d’autant plus que les idées religieuses se diffusent avant tout sous une forme orale.
Dans de telles circonstances, malgré les polémiques fortes que l’on trouve dans le Coran contre le judaïsme – le Coran accuse les Juifs d’avoir fait mettre à mort Jésus de manière bien plus nette que ne le font les Évangiles – ou contre les Chrétiens, il est douteux que l’originalité radicale du message religieux de Mahomet et de la communauté proto-musulmane ait été claire pour les premiers concernés. Ils proposaient à l’origine une « rectification » du monothéisme, mais au sein de la grande famille des monothéismes juifs et chrétiens, et non d’incarner un courant strictement divergent.
Faire ce que l’envoyé de Dieu n’avait pas fait

Plus intéressant encore est la place de Jésus dans les premières inscriptions islamiques du VIIe siècle : alors que le Coran n’était pas encore fixé définitivement, les inscriptions varient et fluctuent sans jamais reprendre mot pour mot le contenu des sourates à venir. Mais on retrouve une constante importante : dans ces graffitis, il y a des références aux prophètes bibliques (Noé, Abraham etc.) et évidemment à Jésus, mais pas à Mahomet. Ce dernier semble entrer par la petite porte dans le système religieux musulman, malgré son rôle indéniable à la Mecque et à Médine. Il faut attendre 685 pour voir enfin apparaître son nom… sur une pièce de monnaie. Et il n’est cité que comme « envoyé de Dieu » et non son prophète. Il faudra des années pour que la figure prophétique des musulmans soit avant tout celle de Mahomet : à l’origine ce rôle était manifestement tenu par Jésus. C’est bien dans le besoin de faire émerger un prophète spécifique à l’Islam, face à d’autres religions fortement structurées, que le statut de Mahomet est devenu tel qu’il est aujourd’hui. Encore une fois, on constate que non seulement une religion ne nait pas de rien, mais qu’elle se modèle selon des impératifs fréquemment bien peu religieux, comme en témoigne parfaitement l’Islam des origines.
Baptiste Eychart
Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, Jésus selon Mahomet, Seuil/Arte éditions, 271 pages, 20 €.