Ces chiffres dérangent. Chaque année, près de 10 500 personnes se suicident. La France figure tristement parmi les pays européens les plus frappés. Et, même si la tendance longue est plutôt à la baisse depuis 25 ans, ce nombre reste trois fois supérieur à celui des décès par accident de la route. Et il serait sous-estimé d'environ 25%.
" On ne pourra jamais être certain du nombre de suicides. Une personne âgée qui se trompe de posologie et ingère trop de médicaments: comment être certain qu'il s'agit d'un accident et non d'un suicide? " explique Juliette Côme, psychologue clinicienne, dédiée à la prévention du suicide, à Rouen. Et au-delà des décès par suicide, près de 200 000 personnes fréquentent les urgences hospitalières chaque année à la suite d'une tentative: on les appelle les suicidants.
" Avant, le cadavre du suicidé était traîné dans les rues "
Il n'y a pas, à l'instar des campagnes de choc de la Sécurité routière, d'actions de grande ampleur à destination du grand public. Les habitués et patients des centres médico-psychologiques côtoient des psychologues et des psychiatres, et ont accès à des brochures ou à des numéros d'urgence. Mais il en va bien autrement des salariés isolés et désespérés, vivant en milieu rural ou éloignés de tout lieux de prévention.
Pourquoi l'absence de mobilisation nationale sur cette question qui nous interpelle tous? Pourquoi un tel tabou? " Dans notre culture judéo-chrétienne, les suicides nous dérangent. Mettre fin à ses jours n'est plus pénalisé depuis le Code Napoléon: avant, quand on ne constatait pas d'altération du jugement, le cadavre du suicidé était traîné dans les rues avant d'être pendu, voire même rependu, pour terroriser les populations " raconte la clinicienne. Depuis 200 ans, le suicide, même dépénalisé, reste parfois perçu comme un décès immoral. " Des familles de personnes suicidées me racontent que les prêtres sont encore parfois mal à l'aise pour les enterrer ", poursuit Juliette Côme.
La Fondation Jean Jaurès a réalisé, avec l'Ifop, une grande étude pour dresser un panorama de ces suicidants, mais également des suicidaires. Elle révèle en premier lieu que le nombre de personnes ayant déjà envisagé le suicide -vaguement ou sérieusement- s'élève à 39 % (+9 points depuis 2006). 5% des personnes interrogées ont commis une tentative de suicide et 15% y ont sérieusement pensé: cela représente donc 20 % de la population qui a déjà été soit suicidante, soit suicidaire.
Les athées et les sympathisants frontistes plus exposés
Les catégories les plus enclines à penser au suicide -en ordre croissant- sont:
- Les femmes: 23% contre 17% pour les hommes. Si les femmes l'évoquent davantage, ce sont les hommes qui mènent le plus leur suicide à son terme. Les hommes exposent moins leurs sentiments et surtout, ils utilisent davantage des moyens létaux.
- Les célibataires: 23% contre 17% des personnes vivant en couple. Cela nous confirme, sans surprise, que le lien social protège contre les idées noires. C'est ainsi la force du lien familial, avec la famille royale proposée en exemple, et du sentiment d'appartenance au pays qui expliqueraient ainsi que la Grande-Bretagne enregistre deux fois moins de suicides que la France.
- Les personnes athées: 24% contre 16% des catholiques pratiquants. La religion constituerait l'une des raisons de la faiblesse du taux de suicide dans les pays de tradition catholique tels que l'Italie, l'Espagne ou le Portugal.
- Les sympathisants FN: 26 % contre 16% des Républicains. Il s'agit d'un électorat plus vulnérable que les autres, composé de jeunes, de salariés aux revenus plus faibles que la moyenne et aux positions parfois menacées par le chômage et le déclassement.
- Les jeunes: 25% des 18-24 ans contre 14% des 65 ans et plus. Néanmoins, si l'attention des pouvoirs publics est maintenue sur la jeunesse, les personnes âgées se suicident bien davantage que les jeunes. " Les adolescents sont à un âge de crise psychologique. Leurs émotions vivent des montagnes russes: s'ils ont plus souvent des idées suicidaires que leurs aînés, ils sortent plus rapidement de leur crise ", analyse Juliette Côme.
- Les malades chroniques: 28% contre 17% des personnes non-malades.
Mais le facteur le plus décisif est l'existence de personnes suicidées dans son entourage: 53% des proches de suicidés sont ou ont été traversés par des idées suicidaires. La difficulté de faire le deuil d'un frère ou d'une soeur suicidé? Pas seulement: " On est en présence de personnes qui ont souvent partagé les mêmes facteurs sociaux que le proche, mort par suicide: difficultés économiques ou atmosphère de violence ". Il peut également s'agir de facteurs génétiques partagés par les membres d'une même famille, tels des troubles bipolaires.
La situation économique pèse sur les statistiques
La toile de fond économique et sociale représente une des grilles de lecture pour comprendre les prédispositions aux suicides. Mais elle n'en est pas la seule. Le chômage fragilise psychologiquement. Les chômeurs sont 30% à y avoir sérieusement pensé ou à avoir fait une tentative contre 20% pour les actifs occupés. Ces résultats recoupent des études réalisées par les chercheurs de l'Institut de Veille Sanitaire. Selon eux, au cours de la décennie 2000-2010, une augmentation du chômage de 10% aurait fait grimper le suicide chez les hommes de 25 à 50 ans de 2%. Dans les deux ans qui ont suivi la crise de 2008, près de 600 suicides auraient été directement liés à la hausse du chômage.
Cela étant, salariés et patrons en poste ne sont pas épargnés par la détérioration économique. Les plus touchés par les pensées suicidaires sont ceux ayant vécu un harcèlement (42%) ou un état de stress majeur (35%). C'est ainsi que France Télécom a été mis en examen pour harcèlement moral à la suite des 35 suicides de salariés survenus entre 2008 et 2009.
Parmi les différentes professions, les artisans, commerçants et agriculteurs constituent la catégorie la plus fragilisée (25%) et les cadres et les professions libérales, au contraire, les plus " solides " (17%). Des résultats à relativiser. " Il est vrai que, par exemple, les agriculteurs, et le monde rural en général, représentent un univers plus endeuillé que les autres par le suicide. Mais on remarque que certains métiers, parmi les cadres, les psychiatres ou les anesthésistes par exemple, enregistrent des taux de suicide plus élevés que les autres, explique Juliette Côme ". Et, même suicidaires, ils oseront moins exprimer leur désarroi. Et s'ils ne parlent pas, ils ne pourront donc pas se faire aider. Les policiers représentent une autre profession davantage touchée que les autres, notamment en raison de la possession d'une arme.
Par ailleurs, le niveau de revenu est, sur un plan statistique, décisif: la pyramide des revenus reflète totalement la prédisposition à l'état suicidaire. Les catégories " pauvres " sont 31% à avoir pensé au suicide contre 12% des hauts revenus et des catégories aisées. Mais là-encore, les personnes riches oseront-elles déclarer leur mal-être?
Le chômage, " un facteur de risque supplémentaire "
A chaque coup de grisou économique, doit-on appréhender une diffusion du sentiment suicidaire? Rien d'évident. " Il est faux de dire qu'il existe une seule cause au suicide. Ce n'est pas une situation de chômage qui va engendrer un suicide: tous les chômeurs ne se suicident pas. Mais cela crée un facteur de risque supplémentaire qui pèse sur les épaules. Et si cette situation de chômage se conjugue avec d'autres facteurs, on entre alors dans une période de crise psychique, qui rendra une tentative envisageable. "
C'est la géographie qui nous aide à y voir plus clair. La diagonale allant du Nord jusqu'à la Bretagne, en passant par la Normandie, compte le plus grand nombre de suicides, avec la conjonction de trois facteurs: le chômage certes, mais aussi la ruralité et l'alcoolisme.
La France compte parmi les pays recensant le plus grand taux de suicides par habitant en Europe, bien supérieur à l'Espagne, pays comptant 25% de chômeurs. La détérioration des conditions économiques et sociales peut, certes, amplifier le désespoir, notamment au sein de poches géographiques et sociales déjà atteintes par d'autres maux. Mais les raisons du taux important de suicides en France sont bien à rechercher ailleurs que dans la crise économique.
Article publié dans L'Express.fr