"Cette nuit, j’ai rêvé pour la première fois à l’un des épisodes les plus tristes de ma vie. Quand j’avais dix-sept ans, mon père, pour se débarrasser de moi, avait appelé un après-midi police secours, et le panier à salade nous attendait devant l’immeuble. Il m’avait livré au commissaire du quartier en disant que j’étais un « voyou ». J’avais préféré oublier cet épisode, mais, dans mon rêve de cette nuit, un détail effacé lui aussi avec le reste m’est revenu et m’a secoué, quarante ans après, comme une bombe à retardement. Je suis assis sur une banquette tout au fond du commissariat, et j’attends sans savoir ce qu’ils veulent faire de moi. Par moments, je tombe dans un demi-sommeil. À partir de minuit, j’entends régulièrement un moteur et des portières qui claquent. Des inspecteurs poussent dans la salle un groupe disparate, des gens bien habillés, d’autres l’allure de clochards. Une rafle. Ils déclinent leurs identités. Au fur et à mesure, ils disparaissent dans une pièce dont je ne vois que la porte grande ouverte. La dernière à se présenter devant le type qui tape à la machine est une femme très jeune, les cheveux châtains, vêtue d’un manteau de fourrure. À plusieurs reprises, le policier se trompe sur l’orthographe de son nom, et elle le répète avec lassitude : JACQUELINE BEAUSERGENT.
Avant qu’elle entre dans la pièce voisine, nos regards se croisent."
Patrick Modiano, Accident nocturne, Gallimard ed. 2003, p. 76-77