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Fethi Benslama : Subjectivité et politique de la radicalisation

Publié le 19 mars 2016 par Les Lettres Françaises

Fethi Banslama, ed. LignesDans le livre collectif L’Idéal et la Cruauté. Subjectivité et politique de la radicalisation, qui paraît aux éditions Lignes, Fethi Benslama écrit qu’ « un jihadiste ne désire la mort que parce qu’il est convaincu d’en triompher avec la perspective d’être un survivant éternel, jouissant d’une vie supérieure, celle du paradis. » C’est ce qu’il entend être une vie parfaite : « une vie où l’idéal l’a emporté sur le moi » juge le professeur de psychopathologie clinique.
Paul-Laurent Assoun cite de son côté une phrase de Hitler : « On ne peut mourir que pour une idée que l’on ne comprend pas », où l’on voit bien que l’ignorance est une vertu… « L’ambition terroriste n’est pas que de tuer, mais de faire de la Mort une œuvre » renchérit le psychanalyste. C’est au nom d’un certain Bien, il faut le souligner, que se commettent les actes les plus destructifs : « en sorte que la radicalisation n’est pas seulement ce qui va du « mal au pis », mais du Bien fantasmé… au pire réalisé. »
Fethi Benslama dit de la radicalisation qu’elle a aujourd’hui absorbé des notions qui avaient cours depuis longtemps, telles que celles d’ « extrémisme », d’ « intégrisme », de « fanatisme », etc., « comme si elle introduisait un ordre global dans des faits hétérogènes, en les rendant assimilables dans une représentation commune. » L’intellectuel avait publié l’année dernière, chez le même éditeur un ouvrage important, La Guerre des subjectivités en islam. Ici, dans L’Idéal et la Cruauté, il avance que « le monde musulman connaît aujourd’hui une guerre civile généralisée dont l’objet est son sujet : « le musulman en tant que tel. » « Dans bien des cas, précise-t-il, c’est l’individu qui porte la discordance dans un combat intime contre lui-même, aux limites de la dissociation. Cette guerre constitue la condition de la vie psychique des musulmans sur le plan individuel et collectif. »
Benslama situe l’accélération de la divergence subjective autour des années 1920-1930, « lorsque la rencontre du monde musulman avec les Lumières au début du XIXe siècle a abouti à une césure irrémédiable. » L’abolition du califat en 1924 constitue un point de rupture. Elle signe la fin du dernier empire islamique et l’instauration de l’Etat laïque turc à la place du règne ottoman qui avait duré 624 ans… C’est dans cette période, rappelle-t-il, en réaction aux prémisses et aux conséquences des événements de 1924, que « les théories islamistes ont été élaborées et que les mouvements associant la prédication et la conquête du pouvoir ont vu le jour, tels les Frères musulmans en 1928. » Deux sortes d’ennemis émergent ainsi pour l’idéologie islamiste : « l’ennemi extérieur (l’Occidental, le colonial, etc.) et l’ennemi intime, celui qui est à l’intérieur du musulman, qui sépare le musulman du musulman du dedans. » Il n’est pas innocent qu’il ait titré son texte « L’idéal blessé et le sur-musulman », la figure du « sur-musulman » étant la « position subjective dans laquelle un musulman est amené à surenchérir sur le musulman qu’il est. »
Dans tous les pays musulmans, on assiste à un accroissement vertigineux du sentiment de culpabilité, « du besoin de s’infliger des contentions pulsionnelles et des autopunitions» ; et malgré les dictatures,  « on éprouve le besoin d’en créer à l’intérieur de soi-même ». Dans un tel contexte, l’offre de radicalisation peut trouver preneur : « elle consiste précisément en une proposition de projection d’un dictateur intérieur vers l’extérieur ».
Dans « L’Ecole des malentendus », l’enseignante Nathalie Broux préconise, elle, de ne pas cesser d’écouter les sociologues. Il faudrait enfin prendre à bras-le-corps les questions de ghettoïsation, « cesser de confondre les mots pour mieux jeter le trouble, enfin prendre la mesure de la violence sociale dans les cités (dans les quartiers dits « sensibles »)… car c’est bien le lit de cette radicalisation dont nous parlons ».

Revue Ligens n°48
On creusera tout aussi utilement cette réflexion dans le n°48 de la revue Lignes (octobre 2015), intitulé « Les attentats, la pensée ». Dans un texte intitulé « Guerre de religion. (Capitalisme et djihadisme) » son directeur Michel Surya écrit qu’on ne se demanderait sans doute pas autant pourquoi est apparu l’islamisme politique radical (le djihadisme),  « si l’on admettait que le capitalisme a lui-même alors atteint au stade religieux du radicalisme politique (exactement, depuis la chute du mur de Berlin et la fin du communisme).  Et c’est en tant que le capitalisme est ce radicalisme religieux qu’est né, de lui, contre lui (peu importe à ce stade) ce radicalisme antagonique qu’est l’islam politique radical. » Un constat dont l’affirmation de Fethi Benslama selon laquelle le jihadiste qui s’auto-sacrifie investit sa vie comme un capital, en vue d’une plus-value dans l’au-delà, prolonge l’écho.

Didier Pinaud

L’Idéal et la Cruauté. Subjectivité et politique de la radicalisation, de Fethi Benslama. Nouvelles éditions lignes, 208 pages, 20 euros. Revue Lignes N° 48, 224 pages , 20 euros.

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