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Fraude fiscale: comment le verrou de Bercy ruine le travail des inspecteurs

Publié le 27 mars 2016 par Blanchemanche
#DGF #Fraudefiscale
DIEGO CHAUVETJEUDI, 24 MARS, 2016HUMANITÉ DIMANCHE
Fraude fiscale: comment le verrou de Bercy ruine le travail des inspecteurs©AFPUn inspecteur des finances publiques a pris la plume pour décrire les embûches qu’il rencontre dans l’exercice de son travail au sénateur communiste Éric Bocquet. Son courrier explique que, face à leur hiérarchie, ces fonctionnaires, responsables d’enquêtes fiscales, sont seuls. Et que ce n’est pas la récente législation sur les lanceurs d’alerte ou encore le fameux article 40 du Code pénal qui peuvent les protéger des pressions. Un document qui mérite débat, quand on sait que l’évasion fiscale représente 60 à 80 milliards d’euros chaque année…En fin d’année 2015, un inspecteur des finances publiques a pris la plume. Un an auparavant, cet homme avait rencontré un sénateur communiste, Éric Bocquet, rapporteur de la commission d’enquête parlementaire sur l’évasion fiscale. Dans cette missive de douze pages, cet inspecteur fiscal décrit, documente et argumente le « verrou de Bercy » de l’intérieur (voir encadré). L’inspecteur des finances publiques y interroge la législation existante : les statuts du fonctionnaire et donc son devoir d’obéissance, la législation récente sur les lanceurs d’alerte et enfin l’obligation pour tout fonctionnaire, selon l’article 40 du Code pénal, de dénoncer tout fait susceptible de contrevenir à la loi.

Sans motif ou ordre écrit

En France, l’ampleur de l’évasion fiscale est chiffrée dans le rapport d’Éric Bocquet : entre 60 et 80 milliards d’euros échappent ainsi aux caisses de l’État. Le travail d’enquête des inspecteurs des finances publiques est donc la base de ce qui pourrait permettre de recouvrer ces sommes. Peuvent-ils le faire et dans quelle mesure ? Répondre à cette question implique de prendre en compte plusieurs paramètres, dont les moyens humains mis à disposition de l’administration fiscale est le plus important. Mais il n’est pas seul. Que peut-il se passer lors des différentes étapes d’une enquête fiscale ? Le dossier arrivera-t-il au bout ? Si la hiérarchie décide de le refermer, l’inspecteur des finances a-t-il les moyens de s’y opposer ? Pour l’auteur du courrier à Éric Bocquet, la réponse est non. Il rappelle en effet ce que peut décider son chef de service tout au long de la procédure : « Interdire l’ouverture du dossier, ne pas permettre l’accès au dossier, ordonner l’arrêt du contrôle, interdire de notifier au contribuable la lettre lui signifiant ses manquements, ordonner l’abandon total ou partiel des redressements initialement notifiés », sans motif ou ordre écrit. Et le fonctionnaire doit obéir, « sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ». C’est au juge administratif de décider de cette légalité, et particulièrement au Conseil d’État. Or, depuis 1945, « un seul arrêt a reconnu un cas de désobéissance comme régulier », rappelle l’auteur du courrier. Cet arrêt date de mars 2012, et a donné raison à un policier municipal qui avait refusé de travailler en civil lors d’une fête à Biarritz, et s’était vu infliger un blâme par la municipalité. C’est encore peu pour encourager à ne pas se conformer à un ordre…

Protection insuffisante des lanceurs d’alerte

L’article 40 du Code pénal peut-il être invoqué ? Sauf que « toute dénonciation au procureur devra recevoir l’aval de sa hiérarchie », explique l’auteur du courrier ! Et la protection des lanceurs d’alerte, mise en œuvre par la loi de décembre 2013, est insuffisante à ses yeux : « La sanction n’est que civile (et non pas pénale) pour l’autorité qui aura en quelque sorte maltraité le lanceur d’alerte. » Enfin la loi vise l’existence de faits « constitutifs » – et non « susceptibles de constituer » – d’un crime ou d’un délit. Le potentiel lanceur d’alerte doit être lui-même en mesure de certifier la qualification pénale des faits ! Pour appuyer son argumentation, l’auteur du courrier cite le cas d’un de ses confrères, Rémy Garnier, un nom est apparu au moment de l’affaire Cahuzac. Vérificateur fiscal à Agen à la fin des années 1990, Rémy Garnier, à la retraite depuis 2010, avait croisé la route de l’ex-ministre du Budget. En 1999, il avait signifié un redressement fiscal à la coopérative France Prune, redressement en terré par le ministre du Budget de l’époque, Christian Sautter, sur intervention du député du Lot-et-Garonne Jérôme Cahuzac. Rémy Garnier avait pourtant maintenu les conclusions de son enquête fiscale. Dans « Libération », en décembre 2012, au moment où éclate l’affaire Cahuzac, il témoignait : « À partir de là, j’ai été placardisé. J’ai passé 3 ans au service du contentieux, puis 1 an aux domaines, avant un nouvel emploi fictif à la programmation du contrôle fiscal en 2006, à Agen. » Rémy Garnier a fini par obtenir gain de cause, soutenu par la CGT, après 10 ans de procédure. Mais lanceur d’alerte apparaît ainsi « très risqué et assez mal perçu »…

« Application mesurée de la loi fiscale »

Il reste l’appui de syndicats pour se défendre face à la hiérarchie. Emmanuelle Planque, syndicaliste de la CGT, reconnaît que, dans l’exercice de leur métier, les inspecteurs des finances publiques, les vérificateurs, sont amenés à prendre connaissance de situations « sensibles ». Elle indique qu’une note interne « demande l’application mesurée de la loi fiscale », qui « prenne en compte toute la situation » lorsqu’un dossier est ouvert. « Cette application mesurée est mise en œuvre par la hiérarchie. La perspective, c’est le respect de la réglementation et le recouvrement. Mais le recouvrement est mauvais », regrette-t-elle. Ce que la Cour des comptes, selon elle, a déjà relevé : Bercy ne dépose qu’un millier de plaintes par an.Vincent Drezet, secrétaire général du syndicat Solidaires finances publiques, estime aussi que « le sentiment qui se dégage de l’article 40 du Code pénal est trop lourd. Il faudrait progresser dans ce domaine. La chaîne hiérarchique est trop longue ». Pour l’effectivité des contrôles fiscaux, le problème est selon lui plutôt dans « l’après ». C’est-à-dire au moment des recours gracieux. C’est là que les négociations interviennent et que les « redressés » jouent sur le montant des pénalités (de 40 % à 80 % du montant du redressement selon la gravité des faits). Enfin, il faut faire face à la masse de travail. Or, cette année, c’est dans le contrôle fiscal que le gouvernement a choisi de réduire les effectifs. 2 100 postes doivent être supprimés à la direction générale des finances publiques, qui en comptait, en 2015, 112 000.L’auteur du courrier à Éric Bocquet fait quelques suggestions. Il met en avant l’exemple du Conseil national de l’inspection du travail (CNIT), instance saisie « en cas d’intervention hiérarchique ». En se basant sur ce modèle, qui consacre une forme d’indépendance des inspecteurs du travail, il suggère la création d’un « Conseil national du contrôle fiscal », « majoritairement composé de fonctionnaires non encadrants », afin de s’émanciper de toute pression hiérarchique. Ce peut être une piste de débat. À replacer dans le contexte souligné par les syndicats : celui de moyens humains à la hauteur de l’enjeu que représentent la fraude et l’évasion fiscales pour les caisses des États.
Le « verrou » de Bercy, c’est quoi ?
Dans les grands débats nationaux sur l’évasion fiscale, on parle du « verrou de Bercy ». Encore plus depuis l’affaire Cahuzac. Ce verrou, c’est le monopole accordé au ministère du Budget pour lancer des poursuites pénales en cas de fraude fiscale. En principe, dans le droit pénal, il n’y a pas besoin de plainte pour que la justice, constatant un crime ou un délit, se saisisse de l’affaire et lance enquêtes et poursuites judiciaires. Dans le cas de la fraude fiscale, les choses sont différentes. L’administration fiscale enquête elle-même, grâce à ses inspecteurs des finances publiques (ex-inspecteurs des impôts), et décide in fine si elle va engager des poursuites au regard des éléments qu’elle recueille. La justice ne peut se saisir elle-même d’une affaire de fraude fiscale. Dans bien des cas, cela peut fonctionner… Dans d’autres, ce verrou a des conséquences plus inattendues. Au moment de l’affaire Cahuzac, on a eu un exemple de l’action de ce verrou avec une démarche engagée par le ministère auprès de la Suisse, qui avait amené à la production d’un document certifiant que Jérôme Cahuzac n’avait pas de compte dans les banques de ce paradis fiscal… Ce qui s’est avéré faux quelques semaines plus tard, lorsque l’enquête judiciaire ouverte pour « blanchiment de fraude fiscale » a conduit à la mise en examen de celui qui était alors ministre du Budget. Le « blanchiment de fraude fiscale », en revanche, est un délit dont la justice peut se saisir elle-même. Mais l’établir suppose souvent d’avoir déjà établi la fraude fiscale elle-même.

http://www.humanite.fr/fraude-fiscale-comment-le-verrou-de-bercy-ruine-le-travail-des-inspecteurs-602806 

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