Plus encore maintenant qu’il a disparu, il est à craindre que les lecteurs francophones continuent à tout ignorer ou presque de l’œuvre d’un très grand penseur arabe qui aura passé un bon quart de sa vie en exil à Paris. Sur la centaine de titres dus à sa plume, pas un seul n’existe en traduction. En anglais, c’est presque pire dans la mesure où le seul qui est disponible – A Women against her Sex, une sévère critique de Nawal El Saadawi, publiée (avec une réponse la féministe égyptienne) par Saqi en 2001 – est terriblement marginal par rapport à l’essentiel de sa recherche. Durant ses trente dernières années, Georges Tarabichi, l’ancien critique littéraire marxiste influencé par l”école freudienne, s’est en effet plongé dans une immense réflexion sur le « patrimoine » arabe (turâth), questionnant les racines religieuses et culturelles qui entravent l’expression d’une rationalité critique dans cette partie du monde. Un sujet qui ne manque pas d’actualité…
Je suis bien incapable de pallier moi-même cette absence de curiosité éditoriale pour les idées indigènes (exprimées en arabe). Outre la difficulté à résumer en quelques lignes une pensée qui s’est exprimée au long d’une dizaines de titres aussi marquants les uns que les autres, il se trouve que Georges Tarabichi a pris comme point de départ la critique, qui s’est prolongée près d’un quart de siècle, d’un important philosophe marocain, Moham(m)ed Abed al-Jabri (disparu en 2010). On pourrait croire ce dernier un peu mieux loti que Tarabichi puisque, sur une trentaine de titres en arabe, on dispose en apparence de DEUX traductions, l’une en anglais et l’autre en français. Hélas, la première est la retraduction depuis le français – on imagine avec quels résultats pour un texte aussi conceptuel ! – de L’introduction à la critique de la raison arabe, un livre paru en 1994 aux éditions La Découverte (traduction de Marc Geoffroy et Ahmed Mahfoud)… Pour ce qui est de la philosophie arabe, on en est toujours, littéralement parlant, au Moyen Age !
Publié en arabe en 1982, ce texte d’al-Jabri (تكوين العقل العربي), qui allait marquer toute une génération d’intellectuels arabes, n’était encore qu’un manuscrit, confié à la maison d’édition à laquelle collaborait Georges Tarabichi quand celui-ci quitta Beyrouth plongé dans la guerre. Fasciné par cet essai, il en entreprit la lecture attentive. Mais son admiration ne l’empêcha pas de rester critique. Lors d’une de ses nombreuses relectures, il découvrit, comme il aimait à le raconter, une note de bas de page qui l’intrigua suffisamment pour qu’il se lance lui-même dans ses propres investigations. À l’appui de ses thèses qui consistaient à opposer (pour le dire trop succinctement) un « occident arabe » rationaliste (celui d’Ibn Rushd/Averroès) à la philosophie mystique de l’orient arabe (d’al-Farabi à Ibn Sina/Avicenne en passant par al-Ghazzali), le philosophe marocain citait en effet, entre autres exemples, les textes des Frères de la pureté (Ikhwan al-safa), une école philosophique, mal connue historiquement, présente dans l’Irak des VIIIe/Xe siècles.
Après être retourné, non sans difficulté, aux textes originaux – il racontait ainsi qu’un libraire du Golfe finit par lui en offrir « sous le manteau » un exemplaire des textes des Frères de la pureté en principe interdit dans son pays ! – Georges Tarabichi, estimant qu’al-Jabri détournait des œuvres de leur contexte pour mieux défendre sa thèse, se lança dans un immense travail d’érudition pour « vérifier » en quelque sorte l’ensemble de l’appareil critique du philosophe marocain qui appelait à un « nouvel averroïsme » capable de fonder la raison arabe contemporaine. Comme il le reconnaissait lui-même, cette étonnante (et durable) conversion d’un critique littéraire d’obédience freudienne à l’étude minutieuse du patrimoine classique n’était pas étrangère à une recherche quelque peu obsessionnelle de la figure paternelle. Idéologiquement, on peut également estimer que l’ancien marxiste, formé à l’école du nationalisme arabe, ne supportait pas l’idée d’une coupure – même épistémologique – entre l’orient et l’occident du monde arabe !
En tout état de cause, l’histoire des idées dans le monde arabe contemporain retiendra que Georges Tarabichi trouva son « chemin de Damas » intellectuel grâce au texte d’un philosophe marocain avec lequel il poursuivit, dans son exil, un « dialogue » souvent douloureux mais en définitive, étonnamment fructueux.
Hommage personnel à cette figure qui honore la pensée arabe, ma traduction d’un texte, plus « léger » que celui que j’ai proposé la semaine dernière, mais néanmoisn très éclairant sur l’itinéraire de cette grande figure intellectuelle. Intitulé « Les quinze erreurs de ma vie », il a été publié en 2012 par un homme qui jetait déjà un regard à la fois distancié et ironique sur sa vie passée.
Les quinze erreurs de ma vie.
1 – La première erreur de ma vie, ce fut ma naissance. Je suis né dans une famille ordinaire et je me demandais, lors de mes toutes premières réflexions alors que j’étais encore un enfant, pourquoi je n’étais pas né dans une famille noble ou même princière. J’ai découvert, bien des années plus tard en lisant l’œuvre de Sigmund Freud, que les enfants qui rêvent de naître dans une famille imaginaire, plus « haute » que leur famille réelle, sont plus destinés que les autres à faire une fixation œdipienne.
2 – Le second échec de ma vie, c’est mon nom. Je suis né en 1939, à une époque où la Syrie commençait à s’ouvrir à la conscience nationale, avec, entre autres conséquences, que les familles donnaient à leurs enfants des noms arabes qui ne marquaient pas leur appartenance religieuse confessionnelle. Sans parler du fait que le choix d’un nom arabe était une manière de combattre le colonialisme français. Mon père, qui était lié au mouvement national, choisit ainsi pour tous mes frères des prénoms arabes : Samir, Jalal, Fayez, etc., sauf pour moi. Comme je lui en demandais la raison il me répondit : « Tu étais le premier né, il fallait bien que je te donne le nom de ton grand-père, c’est une tradition à laquelle on ne peut déroger ! » J’ai longtemps souffert de ce nom, de sa consonance étrangère qui signalait ma confession. Puis j’ai fini par m’y faire quand j’ai découvert qu’il avait une origine grecque et qu’il signifiait dans cette langue « celui qui travaille la terre », à savoir le paysan. D’ailleurs, il n’était pas totalement étranger puisqu’il avait une origine sémitique car il est tiré du mot « Jin » qui signifie la terre, selon la racine qui a donné le mot « géographie ». J’ai fini par me réconcilier totalement avec mon nom quand j’ai découvert en lisant les œuvres du patrimoine classique arabe et musulman qu’un des plus grands collecteurs de hadîth à La Mecque portait le même nom, mais sous une forme davantage arabisée, Ibn Jurayj.
3 – Parmi mes échecs, je peux aussi mentionner mon incapacité à compter les étoiles. Comme j’avais du mal à trouver le sommeil quand j’étais enfant à une époque où, à Alep, on dormait volontiers sur la terrasse de la maison, mon père, qui voyait que j’avais du mal à fermer les paupières, me mit au défi de compter les étoiles au firmament. Avec toute mon innocence d’enfant, je me suis mis à compter les étoiles une à une, sans arriver au terme, naturellement. En revanche, j’ai fini par m’endormir : je ne savais pas encore que compter les étoiles, ou se contenter de faire défiler une suite de chiffres, était le meilleur moyen pour mettre un terme à l’insomnie !
4 – Je n’ai pas réussi non plus à sauter dans la piscine comme le faisaient mes copains en se lançant du haut du plongeoir. Quand j’ai voulu les imiter, au lieu de plonger dans l’eau la tête la première, je suis tombé sur le ventre en me faisant très mal. Depuis ce jour, je descends toujours dans le bassin les pieds en avant !
5 – J’ai également échoué à être footballeur. Les enfants du quartier jouaient contre ceux des quartiers voisins. Je me suis joint à une équipe et j’ai participé à plusieurs matches. Mais un jour, j’ai reçu le ballon très fort sur la tête et j’ai eu tellement mal que j’ai dû cesser définitivement de jouer.
6 – Dans mon quartier, la boxe faisait partie des jeux des enfants. Comme j’étais plutôt chétif, il m’a été totalement impossible de faire partie des meilleurs, pour la boxe, la lutte et tous les combats qui demandaient de la force musculaire. C’est peut-être ce qui m’a incité à m’orienter vers les joutes intellectuelles…
7 – Il y avait aussi de très nombreuses fêtes, pour les naissances ou les mariages, entre autres occasions. On chantait souvent en chœur. Pourtant, chaque fois que je voulais me joindre aux autres, on me demandait tout de suite d’arrêter car ma voix d’enfant était affreuse et parce que je n’avais aucune oreille.
8 – Il est vrai que jamais je n’ai eu l’oreille musicale. J’ai eu beau maîtriser, enfant, la langue arabe, ainsi que les règles de la prosodie, je n’ai jamais été capable de composer un seul vers de poésie.
9 – Par conséquent j’ai également échoué à être poète, ne serait-ce qu’un jour, comme j’ai échoué à être romancier. Combien ai-je écrit de manuscrits, de projets de romans que j’ai déchirés ! En revanche, j’ai réussi à être critique, ce qui confirme le dicton selon lequel on trouve, derrière tout bon critique, un romancier raté.
10 – Mon incapacité à parler des langues étrangères constitue un autre échec intellectuel. Bien que je connaisse le français écrit, et même si je suis capable de très bien rédiger dans cette langue (j’ai d’ailleurs traduit du français des dizaines de livres), je n’ai jamais réussi à bien la parler. Étrangement, après avoir passé dans cet exil français quinze années entières, je continue à bredouiller le français et à l’écorcher.
11 – Il y a encore mon échec à lutter contre le temps. Dans ma jeunesse je m’étonnais toujours quand Tewfik al-Hakim, un des auteurs qui m’étaient le plus cher, insistait dans ses textes sur cette loi inexorable du temps. Avec l’impétuosité de la jeunesse, je n’imaginais jamais vieillir. Mais me voici arrivé à cette étape de la vie et je découvre, comme toutes les personnes de cet âge, que ce qu’il reste de temps est bien moindre que ce qui a précédé.
12 – Le plus grand échec dans ma vie, ce fut la défaite de juin 1967. Ce n’est pas « mon échec », mais celui de toute ma génération, l’échec d’une nation. Mais ce qui m’effraie le plus, rien qu’à y penser, c’est de ne pas pouvoir vivre assez longtemps pour voir la fin de cet échec. À vrai dire je ne sais même pas s’il y aura une fin à cet échec.
13 – Je n’ai pas réussi à être riche. J’ai largement plus de soixante ans, j’ai écrit et traduit environ deux cents ouvrages et je suis encore obligé aujourd’hui d’écrire dans la presse pour gagner ma vie. Pour être plus clair, je dois préciser que la richesse n’a jamais été pour moi un objectif en soi, mais j’espérais toujours que je gagnerais de quoi vivre modestement, assez pour me consacrer totalement à l’écriture. Je n’y suis pas encore arrivé aujourd’hui.
14 – Je n’ai pas réussi à réaliser le rêve de mon épouse, pas le le mien : avoir un garçon. Nous n’avons eu que trois filles et je suis heureux ainsi, nullement triste. Je suis né dans une famille où il y avait six garçons et, durant toute mon enfance, j’espérais que nous aurions au moins une sœur qui puisse apporter à notre société masculine un peu de chaleur et un peu de présence féminine. Aussi quand j’ai eu la première fille puis la seconde, j’en ai été très heureux. Mais ma femme, la troisième fois, a pleuré parce qu’elle voulait un garçon. Je la comprends, je comprends son désir mais cela ne m’empêche pas d’être heureux. Si nous avions eu un quatrième enfant, j’aurais été parfaitement heureux que ce soit une fille.
15 – Je cherche en vain à trouver un quinzième échec dans ma vie, pour répondre au souhait de la rédaction de cette revue. Eh bien, que cet échec soit le dernier de la liste !